[Publié le 9 décembre 2019 et mis en une en février 2022]
États d’âme, états de langue est le produit de la mauvaise humeur. On dit beaucoup de choses fausses à propos de la langue, en particulier de celle qu’on parle au Québec et ça m’énerve, comme ça énerve tous les linguistes. Ces faussetés qui circulent sur notre langue et qui sont reprises de génération en génération constituaient la matière d’un petit livre de lamentations écrit par Georges Dor en 1996 sur l’état prétendument avancé de dégénérescence de notre langue. Las de m’entendre fulminer contre l’ouvrage, mon conjoint m’avait mise au défi de lui répondre en fouettant mon amour-propre : « vous, les linguistes, vous êtes jamais contents de ce qu’on dit sur la langue, mais quand vient le temps de vous jeter dans la mêlée, vous rentrez prudemment dans vos labos ». Il n’avait pas tort…
Rapidement, je décide avec quelques collègues1de répondre à Georges Dor sur le même terrain, c’est-à-dire avec un livre de poche qu’on trouverait partout, écrit dans un style qui n’aurait rien de trop technique, et dont les destinataires ne seraient pas nos pairs. Un livre, parce qu’il me semblait que les écrits ont plus de poids que les paroles prononcées dans un débat public, et qu’il permettrait mieux qu’une lettre ouverte ou un manifeste de développer en long et en large les arguments à l’appui de notre thèse, à condition qu’il soit rédigé dans un style qui ait quelque chance d’accrocher l’éventuel lecteur peu familier avec le discours universitaire.
Je me suis mise au boulot. L’idée de base était, en prenant appui sur la recherche, de démolir la thèse bien connue – et toujours soutenue par une proportion significative des gens qui font l’opinion – suivant laquelle le français québécois est une forme appauvrie du VRAI français. La somme de travaux importants réalisés par des linguistes sur le français québécois au cours des 50 dernières années est impressionnante et si peu de gens le savent en dehors de notre discipline; c’était l’occasion d’en parler. Il s’agissait donc de déboulonner bien des idées reçues sur la langue en général et sur le français québécois en particulier, et de montrer que les mécanismes qui contribuent à façonner notre langue sont les mêmes que l’on retrouve à la base de l’évolution de toutes les langues naturelles. Il s’agissait de replacer notre langue dans son contexte historique et social, et d’aborder par la bande tous les domaines de la linguistique, de la phonétique à l’analyse du discours, en passant par la morphologie et la syntaxe. Il s’agissait enfin de montrer comment nous savons – je parle bien de savoir et non d’opinion – que les attitudes envers les langues, toutes les langues, n’ont rien à voir avec les caractéristiques intrinsèques de ces langues et ne sont, en réalité, qu’affaire de valeurs sociales, de politique et d’économie.
L’ouvrage a été écrit en quelques semaines et n’est pas passé inaperçu. Il m’a valu quelques rudes confrontations dans les médias et dans divers événements sociaux au moment de sa sortie. Il a connu par la suite plusieurs ré-impressions et deux rééditions, dont l’une, revue et augmentée, en 2018. On peut donc dire qu’il a trouvé un public. Il s’est avec le temps détaché de la référence au livre de G. Dor et il a de ce fait perdu son statut de « réaction à »; il est utilisé dans certains collèges comme une introduction à la linguistique et peut en effet jusqu’à un certain point remplir ce rôle. J’ai écrit d’autres livres, mais c’est le seul que mes amis et les membres de ma famille ont lu!
Cette aventure a été pour moi l’occasion d’une réflexion sur l’importance de la vulgarisation scientifique et sur l’engagement social du linguiste. Beaucoup de gens s’intéressent à la langue, mais les linguistes en font assez peu, de manière générale, pour satisfaire leur curiosité. Nous avons des projets de recherche à mener à bien, des cours à donner, et donc peu de temps pour cette mission; les organismes subventionnaires tiennent un discours qui encourage le transfert de connaissances, mais les textes de vulgarisation sont publiés ailleurs que dans les revues qui « comptent » et ne valent pas leur poids dans un CV de chercheur. Le champ des publications sur la langue s’adressant à un public plus large est donc laissé libre à toute personne qui décide de faire son beurre du « si pittoresque accent québécois », et alors comment s’étonner qu’on n’aille jamais au-delà de l’opinion?
Mais la vulgarisation du savoir linguistique est difficile, parce que la langue est affaire de valeurs et d’identité. Le discours sur la langue, très présent au Québec, a de ce fait une forte composante émotionnelle, à laquelle le discours scientifique du linguiste sera forcément confronté. Se faire le porteur de savoir scientifique sur la place publique force le linguiste à prendre conscience que ses réflexes de chercheur sont loin d’être partagés, notamment en ce qui a trait à sa posture descriptive et à la démarche scientifique elle-même.
Les linguistes tentent d’expliciter et de décrire les connaissances que les sujets parlants ont de leur langue sans en avoir conscience. Mais leur point de vue purement descriptif peut apparaître dépourvu de pertinence dans un monde gouverné par les jugements normatifs. En effet, les attitudes sur la langue sont fortement associées à la prescription : il faut parler comme ceci et pas comme cela. Le linguiste qui tente de faire reconnaître la logique des parlers non standards sera vite accusé d’en faire la promotion, précisément parce que son discours sera interprété en termes de normes et de prescription.
Par ailleurs, l’aventure de la vulgarisation – écrire et parler de son livre en public – fait rapidement apparaître le faible pouvoir de conviction des arguments rationnels en matière de langue. Ce sont les seuls valables pour les universitaires, mais cela ne leur donne pas le pouvoir d’entamer la foi et les croyances. Quelle que soit la valeur d’une démonstration scientifique, elle a peu de chances de modifier la perception de celui qui est intimement persuadé que le français québécois est une version abâtardie du français en raison de l’influence de l’anglais et de la paresse de ses locuteurs.
Je ne suis pas loin de penser que les sociolinguistes – dont je suis – sont les plus idéalistes des linguistes et je crois qu'ils sont victimes d'une illusion. La question de l'engagement social se pose peut-être pour eux de façon plus aiguë que pour tout autre linguiste, parce que c'est souvent une prise de conscience des conflits sociaux liés à la langue qui les amène à l'étude du langage. Tout sociolinguiste a fait sien le discours de William Labov sur la richesse et la profondeur d’une linguistique véritablement ancrée dans la parole de tous les jours, dans la parole des locuteurs ordinaires.
Je n’en reste pas moins persuadée de l'importance de la vulgarisation scientifique, de la nécessité de rendre lisible au moins une partie de ce que nous apprenons. Ce tout petit bout de savoir fera ou ne fera pas son chemin, suivant des voies qui nous échappent et dont il est impossible de prendre la mesure. Car je ne peux conclure sans relater l’essentiel : il m’arrive parfois de recevoir dans les lieux les plus inattendus des commentaires de lecteurs qui n’ont pas envie de parler autrement qu’ils parlent et disent avoir trouvé dans États d’âme, états de langue des arguments pour défendre leur langue, des raisons de se donner raison de la trouver tout à fait convenable, des explications à ce qu’ils ne faisaient que pressentir. Ces rencontres m’émeuvent toujours et constituent la meilleure des justifications d’une incursion hors de nos laboratoires.
...je ne peux conclure sans relater l’essentiel : il m’arrive parfois de recevoir dans les lieux les plus inattendus des commentaires de lecteurs qui n’ont pas envie de parler autrement qu’ils parlent et disent avoir trouvé dans États d’âme, états de langue des arguments pour défendre leur langue, des raisons de se donner raison de la trouver tout à fait convenable, des explications à ce qu’ils ne faisaient que pressentir. Ces rencontres m’émeuvent toujours et constituent la meilleure des justifications d’une incursion hors de nos laboratoires.
- 1Les personnes suivantes ont collaboré à la rédaction : Claudine Caouette, Jean-François Drolet, Sophie Marais, Lucie Ménard, Marise Ouellet, Benoît Tardif, Robert Vézina et Diane Vincent, alors tous à l’Université Laval, ainsi que Linda Thibault, alors à l’Université du Québec à Montréal.
- Marty Laforest
Université du Québec à Trois-Rivières
Spécialiste d’analyse de discours et de sociolinguistique, Marty Laforest est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au Québec (CRIFUQ) et professeure titulaire à l’Université du Québec à Trois-Rivières (Canada). Elle s’intéresse tout particulièrement aux échanges de parole, tant dans l’espace privé qu’en situation de travail. Elle a longuement travaillé sur le récit oral et sur les actes de langage dits de condamnation – reproche et insulte notamment. Depuis quelques années, elle travaille au développement d’applications de l’analyse de discours au domaine de l’enquête. Elle est la cofondadrice de la première école d’été en linguistique légale offerte en pays francophone. Cet événement annuel, qui se tient en alternance à Chambéry et à Trois-Rivières, permet de fédérer les chercheurs intéressés à développer des modèles d’analyse répondant aux besoins légaux.
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