« Qu’en est-il de nos engagements, s’ils ne sont pas centrés sur l’humain? Pourquoi poursuivre ces recherches? C’est un enjeu central pour moi, et un défi pour nous de l’expliquer, de faire en sorte que ce soit un critère pour les gens qui prennent les décisions politiques ou économiques. C’est en fait la question principale pour l’avenir des sciences humaines et sociales, le centre de notre engagement », Ted Hewitt.
Johanne Lebel1 : L’année 2018 a été celle des 40 ans du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Je vous propose de revenir sur ces quelques décennies pour voir le chemin parcouru, question de mieux saisir les enjeux actuels.
Ted Hewitt : Le CRSH a été institué en 1977, par une loi parlementaire, et les activités ont commencé officiellement le 1er avril 1978. J’étais étudiant à cette époque, et je me souviens très bien de ces débuts. Le système universitaire était en pleine effervescence, mais du côté de la recherche, il y avait peu de programmes canadiens; la plupart des programmes prenaient leur origine aux États-Unis et en Europe. La raison d’être du CRSH était de renforcer notre capacité à faire de la recherche au Canada, avec des retombées pour les citoyens Canadiens notamment. Il est très important de souligner que le gouvernement fédéral a alors décidé d’accroître son soutien spécifiquement à la recherche en sciences humaines et sociales. Un engagement qui répondait aux exigences de l’époque.
Johanne Lebel : En effet, les années 1960 et 70 ont été des moments d’intenses transformations sociales et de ruptures culturelles radicales. On peut comprendre alors que de développer des connaissances pour révéler la société à elle-même, comme le dit la sociologue Céline Saint-Pierre, ait pris de l'importance.
Ted Hewitt : Tout à fait! Avec toutes ces mutations – l’élargissement du système d’éducation, l’émancipation des femmes, la crise écologique, etc. –, c’était un contexte qui tombait à point pour nous, les chercheurs en sciences sociales et humaines. Depuis 1978, notre croissance a été impressionnante, et les changements dans l’approche du Conseil, importants. Nous usons de plus de stratégie que par le passé, nous sommes plus attentifs aux enjeux de société. Notre position au sein de la communauté internationale a aussi beaucoup plus de poids. Nous collaborons désormais avec toutes les organisations qui financent la recherche en Europe, en Asie et dans les Amériques.
Johanne Lebel : Votre organisme est arrivé à maturité. Qu’en est-il du côté de l’évolution des objets de recherche?
Ted Hewitt : C’est très variable. Certains éléments – l’environnement, par exemple – demeurent. D’autres, comme les modifications induites par les technologies numériques, constituent un terrain nouveau. Rappelons que le Conseil ne fait pas de recherches lui-même. Il accompagne les changements en appuyant les chercheurs et les chercheuses.
Johanne Lebel : En fait, le CRSH a beaucoup évolué, comme et avec son époque.
Ted Hewitt : Voilà. Et j’aimerais ajouter, en termes d'évolution, que la multidisciplinarité ou le souci de s’associer aux autres fonds de recherche est aussi devenu un élément clé dans la manière même de définir les objets.
Johanne Lebel : Le qui et le comment se fait la recherche ont aussi dû muter?
Ted Hewitt : L’appui aux jeunes chercheurs et la volonté de contrer les biais de genres font aussi partie des métamorphoses. En 1979, les femmes représentaient environ 14 % des chercheurs subventionnés, contre presque 50 % aujourd’hui. Par ailleurs, les questions liées aux peuples autochtones ont mené à repenser le financement de la recherche. Il y a aujourd’hui d’intenses discussions avec ces communautés pour formuler des changements à notre modèle de financement, afin de pouvoir rejoindre leurs aspirations. Une autre transformation, un peu étonnante peut-être, touche la manière de définir l’excellence. À la notion de « qualité » de la recherche s’est ajoutée l’idée d’une production de la recherche par un corps de chercheurs de générations, de genres et de cultures plus divers. C’est un changement profond. Cette vision dépassant l’excellence des contenus et intégrant la manière de produire la recherche, n’est pas bien reçue par tout le monde. Mais en sciences humaines et sociales, le degré d’acceptation est très élevé.
L’appui aux jeunes chercheurs et la volonté de contrer les biais de genres font aussi partie des métamorphoses. En 1979, les femmes représentaient environ 14 % des chercheurs subventionnés, contre presque 50 % aujourd’hui.
Johanne Lebel : Vous avez mentionné tout à l’heure l’avènement des technologies numériques comme caractérisant les dernières décennies. On comprend bien que ce soit une question très présente au sein du CRSNG et même des IRSC, mais qu’en est-il au CRSH?
Ted Hewitt : Les technologies sont tout autant une question de sciences humaines et sociales que de sciences naturelles et de génie. Et seule une approche multidisciplinaire de ces enjeux peut contribuer à construire une société durable, résiliente face aux bouleversements climatiques en cours. Il est absolument nécessaire que les chercheurs en sciences sociales et humaines étudient de près les incidences de la technoscience. Et ce rôle dépasse largement les questions éthiques auxquelles on tend à les confiner. Ce n’est pas chose facile, mais ce doit être reconnu. Les personnes qui développent les technologies n’ont qu’une partie des réponses; elles doivent collaborer avec celles qui ont une fine connaissance des sociétés qui seront transformées par les innovations technologiques. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, par exemple, la technologie existe déjà, mais il faut se demander quand et comment l’utiliser, et quoi développer. Les réponses se font malheureusement attendre.
L’humain doit être au centre de toute recherche. C’est l’élément clé, ce qui compte réellement dans tous les travaux et toutes les disciplines. Qu’en est-il de nos engagements, s’ils ne sont pas centrés sur l’humain? Pourquoi poursuivre ces recherches? C’est un enjeu central pour moi, et un défi pour nous de l’expliquer, de faire en sorte que ce soit un critère pour les gens qui prennent les décisions politiques ou économiques. C’est en fait la question principale pour l’avenir des sciences humaines et sociales, le centre de notre engagement.
- 1Rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas
- Entretien avec Ted Hewitt
Président du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada - CRSH
Ted Hewitt a été nommé président du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) en mars 2015. Auparavant, il était vice-président directeur et chef des opérations du CRSH. De 2004 à 2011, M. Hewitt a été vice-recteur (Recherche et relations internationales) à la Western University de London, en Ontario, où il était professeur de sociologie depuis 1989. M. Hewitt a effectué des recherches sur les politiques publiques au Brazil Institute du Woodrow Wilson International Center for Scholars, à Washington (D.C.). Éminent spécialiste des questions liées au Brésil, il a publié ses travaux dans des monographies, des ouvrages collectifs et diverses revues spécialisées. M. Hewitt est titulaire d’un doctorat en sociologie de la McMaster University.
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