Mon intérêt pour l’étude anthropologique du mariage consanguin a débuté lorsque j’ai pris conscience du discours paradoxal que tenaient les gens de mon village quand il était question de parenté. Certaines personnes de la communauté ignoraient carrément les « apparentés ». En revanche, d’autres mentionnaient qu’après les cousins germains, la parenté ne comptait plus. Enfin, certains affirmaient posséder une petite parenté avec leur conjoint, mais sans que cela ne semble porter à conséquence. C’est à la suite de ces propos que j’ai commencé à m’intéresser à cette question et par le fait même aux diverses dimensions de la consanguinité. Je voulais aussi en connaitre davantage sur les origines des familles et sur l’histoire de mon village. Ma curiosité avait été piquée.
Le village à l’étude est situé sur Moyenne-Côte-Nord au Québec1. Cette communauté de 500 habitants a été fondée en 1849 par des pêcheurs de morue en provenance, pour la plupart, de la région gaspésienne. À cette époque, ces hommes et ces femmes migraient pour s’installer sur un territoire « neuf », moins occupé. Ce village est aujourd’hui parmi une dizaine de cette région administrative comptant 5 500 personnes réparties le long du littoral. La majorité des habitants sont les descendants des familles fondatrices.
La consanguinité biologique
La consanguinité intéresse des chercheurs de différentes disciplines. Globalement, elle est définie comme un lien de parenté entre des individus ayant au moins un ancêtre commun. Le généticien, sous l’angle biologique, cherche à comprendre la transmission héréditaire de certaines maladies transmissibles par la voie du sang. Dans cette perspective, tous les descendants, hommes et femmes, d’un couple fondateur sont apparentés de la même manière, sans distinction. L’enfant est reconnu être affilié biologiquement de la même manière à son père, sa mère, ses quatre (4) grands-parents et ses huit (8) arrière-grands-parents, etc. C’est la situation empirique. À la naissance, l’enfant est porteur du bagage génétique légué en héritage par tous ces parents masculins et féminins.
La consanguinité « anthropologique »
C’est sous un angle différent que l’anthropologie s’intéresse au phénomène. Dans mon domaine, on essaie plutôt de comprendre comment la consanguinité est découpée généalogiquement pour « faire société ». Selon l’approche théorique de Claude Lévi-Strauss, les liens biologiques sont toujours « remaniés » par les populations humaines. Ce serait pour contrer l’inceste, une prohibition présente dans toutes les cultures, que seraient apparus dans les groupes humains les règles de filiation, de résidence et de mariage. Des distinctions à l’égard des parents biologiques sont alors opérées. Par exemple, certaines catégories de parents sont prohibées lors du mariage. Selon la théorie de l’alliance (1949) chaque groupe social aurait sa définition de l’inceste. Et selon ces règles, il aurait été interdit de marier certains consanguins et d’en épouser d’autres.
Des ethnologues, à la suite de Lévi-Strauss, ont parcouru différentes régions du monde pour démontrer les différentes variations sur les manières de choisir un conjoint.
Dans mon village
Comment dans mon village ces variations se présentaient-elle, comment les familles fondatrices se sont-elles reproduites biologiquement d’une génération à l’autre sans conséquence? C’est en m’appuyant sur l’approche théorique de Claude Lévi-Strauss que j’ai abordé la question.
Pour ce faire, je suis partie des 18 premiers couples fondateurs venus s’installer sur le territoire nord-côtier, et j’ai réalisé leurs généalogies descendantes. Cette opération a nécessité des entrevues avec des personnes âgées, des consultations de sources archivistiques et de répertoires de mariage. J’ai ensuite classé tous les mariages selon l’aire matrimoniale des conjoints : en ethnologie lorsque l’on fait du terrain et que l’on s’intéresse à la pratique matrimoniale des familles, on note la provenance des conjoints. Dans le cadre de cette recherche, les époux et les épouses ont été classifiés selon trois provenances : du village, de la région locale ou de l’extérieur de la région. Cette opération de défrichage s’est soldée en une vue d’ensemble du comportement matrimonial de la population locale au cours de l’histoire.
Tous les mariages réalisés dans l’endogamie villageoise ont été ensuite classés selon le degré de consanguinité, à savoir du 2e degré, 3e degré ou 4e degré canon. En vue de déterminer les liens de parenté entre les conjoints, j’ai effectué 300 diagrammes de parenté. Les ethnologues utilisent ces conventions graphiques pour se représenter les relations de parenté. Enfin, la dernière étape a consisté à mener des entrevues avec des conjoints de la communauté ayant contracté des mariages consanguins.
Cette recherche généalogique a révélé que les descendants des familles fondatrices ont célébré 131 mariages consanguins sur 232 cérémonies, depuis la fondation du village. Au total, six mariages entre cousins germains ont été réalisés. La majorité des autres mariages ont été effectués avec des cousins plus éloignés, c’est-à-dire avec des cousins issus de germains et des cousins issus de germains issus de germains. En général, les villageois désapprouvent le mariage avec les cousins germains. Selon les témoignages recueillis, ces mariages sont trop proches; « ils ne sont pas peureux de se marier comme cela », disent les gens. Il y a risque de conséquences pour la descendance, maladies mentales comme physiques. Ils disent que cela peut « affaiblir le sang ». En revanche, la population ne voyait pas d’objection aux mariages avec des consanguins plus éloignés. C’était courant, et cette pratique matrimoniale existe toujours. De fait, les jeunes de la communauté s’épousent « à la manière » de leurs parents et grands-parents, c’est-à-dire dans un certain degré de consanguinité.
D’autre part, tout indique que les familles n’autorisent pas n’importe qui à entrer dans leur rang. J’ai observé que certains parents interviennent dans les choix conjugaux de leur enfant. Certaines unions sont désapprouvées et d’autres, fortement encouragées.
À l’intérieur de la communauté, les observations ont démontré que les relations sociales entre les cousins n’étaient pas au beau fixe. Certaines relations sont grandement considérées, comme de la famille, comme des frères et des sœurs. On les dit alors du même sang. Avec eux, on partage des secrets et des activités, et on les fréquente assidûment. Pour nommer ces groupes solidaires entre eux, les villageois les ont définis comme des gangs. Par contre, d’autres cousins sont pratiquement ignorés dans l’espace villageois. Les relations sociales entre ces cousins germains sont marquées par de la rivalité, de la méfiance. Enfin, d’autres cousins sont vus comme des étrangers. On peut dire que l’univers généalogique de la parenté comporte beaucoup de la variabilité; des zones allant de la reconnaissance à de l’indifférence.
En conclusion
Cette recherche nous a permis de constater que la parenté et la consanguinité ne doivent pas être confondues. La population possède sa propre définition du « qui » il est permis d’épouser ou non. Il est important de prendre en considération les représentations des gens lorsque l’on s’aventure dans le domaine de la parenté, et que l’on tente de définir ce qu’est un parent. Le phénomène mérite que l’on s’y attarde plus attentivement. Enfin, ces mariages consanguins ne doivent pas être attribués à de l’isolement géographique ni à la dimension très restreinte de la communauté en matière de choix matrimoniaux; la présence d’une telle pratique renvoie plutôt à une pratique culturelle et historiquement déterminée. D’autres recherches anthropologiques seront nécessaires afin de mieux comprendre la logique de classement de la consanguinité de cette population.
La population possède sa propre définition du « qui » il est permis d’épouser ou non. Il est important de prendre en considération les représentations des gens lorsque l’on s’aventure dans le domaine de la parenté, et que l’on tente de définir ce qu’est un parent.
- 1Cette recherche a donné lieu à un mémoire de maîtrise en études régionales à l’Université du Québec à Chicoutimi intitulée : l’Anse-aux-Moyacs en Minganie de l’Ouest à la recherche de l’étranger-familier. Avril 1996.
- Monique Loiselle
Université de Montréal
Monique Loiselle s'intéresse particulièrement à comprendre le système de classification de la parenté selon l'approche théorique de Claude Lévi-Strauss. Elle détient une Maîtrise en études régionales de l'Université du Québec à Chicoutimi et des études de 3e cycle en anthropologie de l'Université de Montréal.
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