Quand Alberto Cambrosio quitte la Suisse pour le Québec en 1975, c'est pour y poursuivre ses études en biologie. Toutefois, son intérêt pour les aspects sociaux du travail scientifique prend le dessus lorsqu'il découvre l'Institut d’histoire et sociopolitique des sciences de l’Université de Montréal. Le jeune chercheur abandonne alors le sarrau et entreprend un doctorat sur l’émergence de la figure professionnelle du chercheur scientifique dans les centres de recherche italiens de l’après-guerre.
Aujourd'hui professeur au Département des études sociales de la médecine de l'Université McGill [l'entretien a été réalisé en 2009] , il travaille principalement sur l'innovation biomédicale dans le domaine de la génomique du cancer. Il s’intéresse également à l’immunologie et au rôle qu’a joué l'image au cours du développement de cette discipline. Pour en savoir plus, il a dû remonter aux sources de cette discipline, à la fin du 19esiècle. Son constat : une image scientifique, c’est bien plus qu’une information.
Bruno Lamolet : Quelle est l'importance de l'image en science?
Alberto Cambrosio : Ouvrez une revue scientifique prestigieuse comme Science ou Nature. Aujourd’hui, les trois quarts des pages sont couverts de photos et de dessins. Certaines images appuient un argument en fournissant des preuves expérimentales, d’autres comportent des schémas explicatifs. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les scientifiques « lisent » ce genre d’articles. D’abord et avant tout, ils regardent les images et lisent les légendes qui les décrivent. Cela leur permet très rapidement de se faire une idée du contenu de l’article. Ensuite, s’ils pensent que c’est intéressant, ils lisent le texte. Les images sont devenues une sorte de discours parallèle au texte.
Par ailleurs, si je vous dis que je ne crois pas ce que vous racontez dans votre article, vous allez me dire de regarder les illustrations, qu’il s’agisse de graphiques ou de photos. Ainsi, bien qu’elles soient intégrées au texte, les images renvoient en même temps le lecteur sceptique à l’expérimentation en laboratoire, à la réalité externe. Cela dit, ces images ne sont pas que des arguments qui donnent du poids à une thèse dans un article. Elles sont aussi une composante essentielle du travail de recherche qui conduit à des découvertes scientifiques.
«Avec des pionniers de la sociologie et de l’anthropologie des sciences, comme Bruno Latour, on a commencé à se dire qu'il fallait se pencher sur la manière dont la science se pratiquait réellement dans les laboratoires».
Bruno Lamolet : Que voulez-vous dire?
Alberto Cambrosio : Laissez-moi d'abord vous mettre en contexte. En simplifiant grossièrement, on peut dire qu’à une certaine époque, on voyait la science uniquement comme un exercice portant sur une suite de propositions ou d’énoncés théoriques. C'était à l'aide de déductions logiques qu'on pouvait déterminer si quelque chose était vrai ou non. Puis, il y a eu une transformation profonde. Avec des pionniers de la sociologie et de l’anthropologie des sciences, comme Bruno Latour, on a commencé à se dire qu'il fallait se pencher sur la manière dont la science se pratiquait réellement dans les laboratoires.
Le travail des chercheurs est en effet très différent de ce qu'on raconte dans les livres. Par exemple, dès qu’on s’intéresse aux pratiques scientifiques de laboratoire, on se rend compte du rôle des instruments de recherche, surtout depuis la révolution instrumentale qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. On cesse de voir la science comme un travail de réflexion abstrait. La science, c'est une pratique, c’est du travail à la paillasse.
C'est dans le cadre de cette pratique scientifique que les images prennent leur importance et veulent dire quelque chose. Elles ne font pas que passer de l’information. Elles façonnent aussi la manière dont les chercheurs manipulent et analysent les objets expérimentaux, et dont ils voient et comprennent les expériences qu’ils réalisent. Avec leur côté plus ou moins esthétique et séducteur, ces images peuvent également faire école, ou être reprises comme des icônes et ainsi en venir à caractériser un domaine.
Bruno Lamolet : Pourriez-vous nous donner un exemple?
Alberto Cambrosio : Considérons une histoire que je connais bien, celle des anticorps, ces composantes du système immunitaire qui servent, en gros, à nous défendre contre les microbes. À la fin du 19e siècle, on n’a aucun moyen de se représenter ou visualiser ces anticorps, même en chimie. On ne peut pas non plus les voir au microscope, car ce sont des molécules. Ils sont trop petits. En fait, à l'époque, on ne sait même pas si les anticorps sont des substances chimiques. Certains pensent qu'il s'agit plutôt de forces physiques.
Arrive le chercheur allemand Paul Ehrlich, futur Prix Nobel. Il vient juste d’élaborer la toute première théorie sur la formation et le fonctionnement des anticorps. Elle est assez audacieuse et, surtout, très alambiquée pour l’époque. Alors, en 1900, il décide de la mettre en images pour la rendre compréhensible. Il réalise donc une sorte de bande dessinée où l’on voit des anticorps et les différentes étapes du processus. C'est très innovateur. Or, ces images sont immédiatement attaquées. On les ridiculise. Jules Bordet, un autre futur Prix Nobel, utilise même le terme puéril pour décrire le recours à des images d’anticorps.
Pourtant, la bande dessinée d’Ehrlich connait un succès incroyable. Elle devient très connue, ce qui aide la théorie d’Ehrlich à devenir dominante pendant au moins deux ou trois décennies, même si on ne sait toujours pas à quoi ressemble vraiment un anticorps! Et lorsque d'autres chercheurs comme Haurowitz et, surtout, Pauling (autre Nobel) voudront proposer d'autres théories de la formation des anticorps, ils utiliseront à leur tour des dessins du même style que ceux d’Ehrlich pour convaincre leurs collègues.
Bruno Lamolet : On découvre donc que le recours à l'image est très efficace pour faire passer une idée.
Alberto Cambrosio : L'image possède un grand pouvoir de persuasion dans la mesure où elle « figurabilise » des entités abstraites, en leur ajoutant une dimension matérielle. Cette efficacité s’étend même au-delà du laboratoire. Par exemple, après Ehrlich, quand on parle d'anticorps dans les manuels destinés aux étudiants, on utilise ses dessins. C'est à travers eux qu’ils apprennent et comprennent les bases des réactions immunitaires. Bien sûr, ces dessins ont évolué au cours du temps avec le développement de nouveaux instruments et l’accélération du rythme des découvertes scientifiques.
«Il ne faut pas seulement regarder l’illustration pour elle-même, mais aussi en fonction de l’instrument qui l’a produite, de l'argument utilisé et de la démonstration dans laquelle elle s’inscrit».
Bruno Lamolet : Autrement dit, les dessins d’Ehrlich ont influencé les chercheurs et futurs chercheurs dans leur façon de penser et de concevoir le système immunitaire. Si Ehrlich avait incarné les mêmes idées d'une autre façon, est-ce qu’on se serait représenté le système immunitaire différemment?
Alberto Cambrosio : On ne peut jamais faire d’histoire avec des « si ». Mais il faut savoir qu’Ehrlich est considéré par certains comme un immunochimiste et par d’autres comme le fondateur de l’immunobiologie. En effet, il voulait appuyer l’immunologie sur des bases chimiques solides tout en ne la réduisant pas à la chimie. Il a donc de tracer un chemin entre la chimie et la biologie. C’est pour cela que ses dessins s’inspiraient de l’imagerie chimique tout en ressemblant un peu à des animaux marins. À l’époque, on avança l’hypothèse que la vie était apparue dans la mer et la zoologie marine était considérée comme un domaine à la fine pointe de la recherche.
Ehrlich a toujours clamé que ses dessins n'étaient qu'une représentation pédagogique de ses idées. Il n'a jamais affirmé que les anticorps avaient vraiment la forme qu'il avait dessinée. En même temps, on s'est aperçu que ces représentations avaient quand même structuré sa pensée et surtout sa pratique scientifique. Dans le cadre de nos recherches, nous avons en effet montré qu'Ehrlich concevait ses expériences à l'aide de ses images. Elles lui permettaient de se représenter la réaction immunologique et de planifier ensuite ses expériences en se servant de cette représentation. Il notait des expériences à faire sur de petits bouts de papier qu’il donnait ensuite à ses assistants. On en a trouvé dans les archives. On y lit l'expérience à faire accompagnée du dessin. On voit là l'image comme un élément à part entière de la pratique aussi bien conceptuelle que matérielle de l’immunologie.
D'ailleurs, on pourrait dire que le système immunitaire, c’est, en partie, une création graphique. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, ne me faites pas dire ça! Mais l’idée même qu’il y ait un système immunitaire est assez récente, elle date de l’après-guerre. Il y a une différence entre, d’un côté, constater l’existence d’anticorps s’attaquant aux bactéries et, de l’autre, postuler l’existence d’un véritable système composé de multiples cellules et substances biochimiques en constante interaction et qui réagissent de façon coordonnée pour repousser toutes sortes de substances étrangères (virus, bactéries, et ainsi de suite).
À la différence du système respiratoire ou du système circulatoire, qui sont constitués d’un ensemble d’organes reliés entre eux de façon macroscopique, le système immunitaire est une entité difficile à cerner, distribuée dans tout le corps, et plus conceptuelle que matérielle. Ce concept est devenu concret par sa représentation sous la forme de schéma. Par ailleurs, si vous consultez des manuels d'immunologie publiés à partir des années 1960, vous constatez que les représentations du système immunitaire se complexifient au cours du temps, au fur et à mesure des découvertes; on ajoute des acteurs comme les cellules T et leurs différentes sous-classes, les cellules B, et ainsi de suite.
Bruno Lamolet : Aujourd'hui, on est quand même capable d'observer les cellules qui font partie du système immunitaire.
Alberto Cambrosio : Les cellules, oui. Mais le concept de réaction coordonnée qui constitue le système immunitaire, non. Cela dit, même lorsqu’on vous présente une photo d’une cellule T4, ce n’est pas évident de la distinguer d’un autre type de cellule T, car on les différencie moins par leur morphologie que par leurs réactions. Qui plus est, les images parlent rarement d’elles-mêmes. Quand on sait à quoi ressemble ce qu'on cherche, c’est simple. Mais quand on ne sait pas, on ne discerne rien.
C’est ce qui s’est passé avec la structure des anticorps sur des photos prises en microscopie électronique, plus puissante que la microscopie optique habituelle. Au tout début, quand on tentait de voir des anticorps sur ces photos, on cherchait une forme ovale parce que c'est comme ça qu'on schématisait les anticorps à l'époque. On remarque ici le jeu de va-et-vient entre différents types d'images (schémas, photos) et entre les représentations graphiques et conceptuelles des anticorps. Or, cette conceptualisation évolue au cours du temps.
Dans ses premiers travaux, Gerald Edelman, qui a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la structure des anticorps, interprétait les données biochimiques découlant de ses expériences novatrices en proposant un modèle en forme de cigare qui était conforme à la tradition iconographique alors dominante. Ce n’est que par la suite qu’il s’est rallié au modèle (aujourd’hui canonique) en forme de Y. Ce dernier avait été proposé de façon inattendue et, on me pardonnera l’expression, iconoclaste par deux chercheurs qui avaient su associer la production d’images au travail de manipulation expérimentale des anticorps.
Bruno Lamolet : Autrement dit, même dans le cas d’une photo, une image ne parle pas d’elle-même.
Alberto Cambrosio : Les images ont un pouvoir de démonstration quand elles sont associées à un argument qui est lui-même associé à une démonstration expérimentale. C'est tout cela ensemble qui permet de convaincre. Il faut donc être très prudent quand on en utilise. Il ne faut pas seulement regarder l’illustration pour elle-même, mais aussi en fonction de l’instrument qui l’a produite, de l'argument utilisé et de la démonstration dans laquelle elle s’inscrit. Les images fonctionnent quand on les mobilise. En fin de compte, même si on ne peut pas dire qu'une image ne vaut rien et qu'elle se réduit au texte d’un article, il reste qu’une image en soi, isolée, n’a aucun sens.Pour en savoir plus :
- A. Cambrosio, D. Jacobi et P. Keating (1993), « Ehrlich’s ‘Beautiful Pictures’ and the Controversial Beginnings of Immunological Imagery », Isis, no 84, p. 662-699.
- « Arguing with Images: Pauling’s Theory of Antibody Formation », Representations, no 89, p. 94-130, 2005.
- « Phages, Antibodies and De-Monstration », History and Philosophy of the Life Sciences, no 30, p. 131-158, 2008.
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- Bruno Lamolet
Jounaliste scientifique
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