On connaît peu de choses sur la diffusion et la migration des nanoparticules de synthèse dans les systèmes biologiques et dans l’environnement.
Ils arrivent
En réduisant la taille d’un matériau à l’échelle nanométrique, on peut en modifier les propriétés de façon spectaculaire. Le nickel devient aussi dur que l’acier, une substance auparavant soluble devient insoluble, la conductivité du cuivre diminue et celle du carbone augmente, les propriétés thermiques diffèrent, certaines substances changent de couleur et d’autres deviennent réactives, ce qui pose à neuf la question de la toxicité de la matière et des matériaux.
Sur le plan international, l’importance des investissements en recherche laisse présager l’arrivée massive d’innovations de nature nanotechnologique dans le secteur agroalimentaire. Sommes-nous prêts à les recevoir dans nos champs, dans nos usines, dans nos estomacs?
Le mandat
Désireux d’assurer une gestion responsable de ces développements, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec a demandé à la Commission de l’éthique en science et en technologie, en 2009, d’ajouter un chapitre sur le secteur agroalimentaire à sa réflexion. En effet, dans un avis publié en 2006, la Commission s’était penchée sur les questions éthiques liées au développement des nanotechnologies dans diverses sphères d’activité : électronique, génie des matériaux, communications et santé.
Ayant accepté ce mandat, la Commission passe en revue, dans le présent avis de 72 pages, les principales applications nanotechnologiques susceptibles de transformer le secteur agroalimentaire. Elle s’attarde, dans les grandes lignes, à l’analyse scientifique du risque et à l’encadrement légal, pour ancrer son analyse éthique, et elle présente ses recommandations.
Les attentes et les besoins du secteur agroalimentaire
Les développements technologiques des dernières décennies ont contribué significativement à façonner l’industrie de la production, de la transformation et de la distribution des aliments. Cependant, les attentes et les besoins des différents acteurs de la filière agroalimentaire sont encore nombreux : mieux assurer l’innocuité et la salubrité des aliments offerts sur le marché, améliorer les méthodes de conservation des denrées alimentaires, accroître le rendement des cultures et des troupeaux, diminuer la quantité de produits chimiques en production agricole, mieux cibler les interventions dans les champs et auprès des troupeaux, etc.
Les avancées dans le domaine des nanotechnologies permettent heureusement d’envisager l’amélioration et même le développement de solutions technologiques aux problèmes actuels. Par exemple, la mise au point de « nanocapteurs » destinés à la supervision des champs et des cultures pourrait contribuer à l’essor d’une « agriculture de précision ». Disséminés un peu partout sur les terrains de l’exploitation agricole, ces senseurs nanométriques mesureraient une multitude de paramètres (humidité, température, présence de contaminants), permettant de suivre en temps réel certaines situations problématiques localisées. Ils pourraient aussi contribuer aux processus d’analyse et de contrôle généralement longs et coûteux associés au prélèvement d’échantillons et à l’analyse en laboratoire.
De la même manière, certaines propositions technologiques permettent d’envisager la fabrication de membranes de filtration dont les pores mesureraient quelques nanomètres. Ces filtres pourraient éliminer les bactéries, virus et métaux lourds, et produire de l’eau potable sans autres formes de traitement (chimique, thermique, etc.).
Pour le moment, les principaux produits issus des nanotechnologies se trouvent dans le secteur de la distribution des aliments. En effet, plusieurs nouveaux matériaux d’emballage possédant des propriétés « barrières » protégeraient mieux les aliments et permettraient de les conserver plus longtemps. Plusieurs compagnies auraient développé de tels matériaux et seraient sur le point de les commercialiser.
Ces quelques exemples montrent bien la diversité des applications possibles. De nombreux autres travaux font actuellement l’objet de recherches et de développement.
L’évaluation scientifique des risques : un vaste champ d’investigation
Pour guider sa réflexion, la Commission considère qu’il est primordial de s’attarder à l’évaluation scientifique des risques liés à ces technologies. Or, considérer ces risques implique nécessairement d’aborder la question de l’innocuité des aliments, puisque, à l’évidence, la finalité propre au secteur agroalimentaire et sa caractéristique principale sont la production d’aliments destinés à la consommation humaine.
En 1995, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont proposé un cadre d’analyse du risque entourant la sécurité sanitaire des aliments qui peut aider à orienter la prise de décision politique sur la question. L’objectif est de « préserver la santé publique grâce à une maîtrise aussi efficace que possible des risques en question, fondée sur le choix et la mise en application de mesures appropriées1 ». Ce cadre d’analyse du risque comprend trois phases : 1) l’évaluation (scientifique) des risques; 2) la gestion des risques; 3) la communication entourant le risque. Idéalement, ces phases devraient être interactives, itératives et simultanées.
Dans son analyse, la Commission a considéré uniquement la première partie du cadre proposé, soit l’évaluation scientifique du risque, qui comporte quatre étapes : l’identification des composés pouvant avoir un effet adverse pour la santé, leur caractérisation, l’évaluation de l’exposition aux produits potentiellement nocifs, et enfin, la caractérisation de la probabilité et de la gravité de ces effets adverses.
On connaît très peu les nanoparticules de synthèse
Les rapports d’experts consultés par la Commission permettent de constater qu’en ce qui a trait à l’identification et à la caractérisation des composés pouvant avoir un effet préjudiciable à la santé, les études scientifiques tendent à démontrer que plusieurs propriétés spécifiques des nanoparticules de synthèse peuvent poser problème. Un comité d’experts sur les nanotechnologies2 souligne, par exemple, qu’« à faible concentration, les nanoparticules d’oxyde de zinc entraînent une chute brutale du métabolisme et de la prolifération cellulaire, alors que la toxicité est réduite à des concentrations plus élevées ». Toutefois, à cette étape, le défi principal demeure tout de même la gigantesque quantité de composés différents à évaluer par des analyses longues et complexes.
En outre, la multiplicité des voies d’exposition environnementale et humaine complexifie davantage les étapes d’analyse scientifique du risque, d’autant plus que l’on connaît peu de choses sur la diffusion et la migration des nanoparticules de synthèse dans les systèmes biologiques et dans l’environnement – sans parler des possibilités d’introduction involontaire ou accidentelle de telles nanoparticules dans la production d’aliments.
Des risques très difficiles à évaluer
Les experts notent un problème de standardisation des outils de mesure des nanoparticules de synthèse (méthodes de mesure, instruments, nomenclature, normes et outils de référence), ce qui rend très difficile la comparaison des résultats de recherche quant à l’identification des effets nocifs potentiels.
Aux yeux de la Commission, un important constat émerge des différents rapports d’experts consultés : dans son ensemble, l’évaluation scientifique du risque permet surtout de constater le manque de données et les besoins élevés de recherche sur la question des risques. Le manque de connaissances scientifiques dans ce domaine est considérable et empêche d’articuler des conclusions significatives pouvant faire consensus au sein de la communauté scientifique. Du point de vue de la science, le travail nécessaire pour traiter entièrement la question de l’analyse du risque dans le seul domaine des applications nanotechnologiques entourant les aliments est immense et présentement sous-développé.
Analyse de la Commission
Dans son analyse éthique, la Commission a choisi de privilégier la perspective du citoyen. Elle considère, en effet, que la vulnérabilité de l’humain et sa dépendance envers la nourriture font de la sécurité sanitaire des aliments une question incontournable dans la réflexion sur le développement des applications nanotechnologiques à l’intérieur du secteur agroalimentaire. Puisque l’ensemble de ces applications peut avoir une incidence plus ou moins directe sur la sécurité sanitaire des aliments, la question de la gestion ou de la réduction de ce risque constitue un enjeu éthique fondamental.
Par ailleurs, la Commission constate qu’il existe un important déficit de connaissances scientifiques quant aux risques. Conséquence : la question de l’innocuité se traduit en termes d’enjeux de gouvernance et de gestion responsable d’un risque qui demeure incertain.
RECOMMANDATIONS
Face à de tels constats, la Commission formule neuf recommandations qui interpellent directement les principaux acteurs de ce secteur, à savoir le gouvernement et l’industrie. Les premières portent explicitement sur le développement de la connaissance et de l’expertise scientifique. Elles se fondent sur la valeur que représentent la santé et l’environnement ainsi que sur la responsabilité de nos gouvernements en regard de ces mêmes valeurs. Pour la Commission, il est primordial que la gestion du risque en cette matière s’appuie sur des connaissances scientifiques établies afin que la prise de décision se fasse de manière éclairée.
En termes de gouvernance, la Commission recommande que le gouvernement engage un dialogue plus actif avec la population québécoise sur les développements technoscientifiques qui touchent l’alimentation. Il faut aider les citoyens à faire des choix éclairés et responsables. De la même manière, il est primordial de promouvoir et d’entretenir une véritable relation de confiance entre les différents acteurs sur ces questions délicates. Pour ce faire, elle recommande de mettre en place des outils d’information tel un portail Internet, qui permettrait à la population québécoise d’avoir facilement accès à une information fiable, complète, objective sur ces développements.
En conclusion, la Commission se dit consciente que les applications nanotechnologiques dans le secteur agroalimentaire en sont encore à leurs débuts, mais que les développements dans ce domaine ne feront que s’accentuer au cours des prochaines années. Elle souhaite que la mise en œuvre des recommandations formulées dans son supplément contribue à encadrer le développement technoscientifique de manière à profiter pleinement des bénéfices qui y sont associés tout en prévenant les possibles débordements dans une perspective de développement durable.
Notes :
- 1. ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L’ALIMENTATION ET L’AGRICULTURE ET ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (1997), Risk Management and Food Safety, Report of a Joint FAO/WHO Consultation, Rome, FAO/OMS, no 27, p. 3. Ce cadre est présenté dans ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L’ALIMENTATION ET L’AGRICULTURE ET ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (1995), Rapport de la Consultation mixte d’experts sur l’application de l’analyse des risques dans le domaine des normes alimentaires, FAO/OMS, Genève, 39 p.
- 2. Petits et différents, Conseil des académies canadiennes, 2008, p. 65.
- Vincent Richard
CEST - Commission de l'éthique en science et en technologie
Vincent Richard est conseiller en éthique pour la Commission de l’éthique en science et en technologie. Il est titulaire d’une maîtrise en philosophie et termine un doctorat en didactique des sciences à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval. Il est chargé de projet pour le supplément à l’avis « Enjeux éthique des nanotechnologies dans le secteur agroalimentaire ».
La Commission de l’éthique en science et en technologie a pour mission de conseiller le ministre du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation sur toute question relative aux enjeux éthiques liés à la science et à la technologie. Elle a également pour fonction de susciter la réflexion sur ces enjeux. Pour ce faire, elle propose d’une part des orientations susceptibles de guider les acteurs concernés dans leur prise de décision et d’autre part pour susciter la réflexion, elle informe, sensibilise, reçoit des opinions et organise des débats. La Commission se compose de membres dont la crédibilité et l’objectivité sont reconnues dans leur milieu. Elle s’assure ainsi d’une totale indépendance morale dans la réalisation de sa mission. www.ethique.gouv.qc.ca.
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