Pardonnez la banalité! Mais un prix nous amène aussi à prendre conscience du temps qui passe. En philosophie, cela a son importance.
Pour souligner le 35e anniversaire des Prix du Québec, Découvrir a rencontré le lauréat du Prix Léon-Gérin 2011 (sciences humaines et sociales) pour discuter de l’impact de telles récompenses dans la vie d’un chercheur. Jean Grondin, philosophe, est aussi lauréat du prix Acfas André-Laurendeau 2012 (sciences humaines).
DÉCOUVRIR : Que représentent les prix dans la carrière d’un chercheur?
Jean Grondin : Pour la forme, je prétendrai d’abord qu’ils n’ont pas trop d’importance. Et c’est vrai : d’une part, ils n’affectent pas beaucoup notre travail, qui se poursuit comme si de rien n’était; d’autre part, les prix, en tout cas ceux qui sont attribués pour nos contributions passées, arrivent à un stade relativement avancé de la carrière d’un chercheur et ne peuvent donc pas beaucoup en influencer le cours, d’autant que les grandes orientations de nos recherches se manifestent très tôt. Je n’ai évidemment pas du tout l’impression que mon travail est avancé et j’ai encore, croyez-moi, le vif sentiment d’être en début de carrière et d’avoir tout à apprendre. Nous ne voyons pas le temps passer. Pardonnez la banalité! Mais un prix nous amène aussi à prendre conscience du temps qui passe. En philosophie, cela a son importance.
Ce faux aveu d’indifférence ayant été fait, la vérité est que ces prix font immensément plaisir et nous font vivre de beaux moments. Surtout quand on travaille dans un domaine comme la philosophie, où la reconnaissance est aussi rare qu’incertaine. Il est difficile en philosophie de tout mesurer à l’aune d’applications pratiques et de critères de rentabilité quantitatifs. Nous ne savons pas vraiment ce que vaut notre travail et en doutons toujours. Un prix nous laisse croire que tout n’a pas été en vain, mais de cela nous ne sommes jamais sûrs.
Plus utilement, c’est une reconnaissance qui honore la discipline de la philosophie et attire l’attention sur elle. Cela peut donc servir d’encouragement et d’inspiration, ce qui me réjouit aussi beaucoup.
DÉCOUVRIR : Pouvez-vous développer autour de cette « prise de conscience du temps qui passe » et de la dimension philosophique qui s’y rattache?
Jean Grondin : C’était un soupir personnel. Un prix nous surprend toujours, d’abord parce que l’on est convaincu que l’on ne le mérite pas, ensuite parce que l’on pense que les « honneurs » sont faits pour « les vieux » ou, plus poliment, ceux qui font partie de la génération qui nous a précédés et qui nous a enseigné. Cette génération étant de moins en moins là, nous nous rendons compte que c’est nous qui sommes en train de devenir les vieux.
C’est fou, mais nous ne sentons pas du tout le temps qui passe, qui nous transforme et qui fait de nous ce qu’il veut. Je ne sais pas si cela est vrai d’autres domaines, mais en philosophie nous avons (du moins, j’ai) toujours le sentiment d’être des débutants, d’en être à notre premier cours, notre première conférence et de n’envisager un livre que comme un projet futur et jamais comme une réalisation passée : nous avons du temps, toujours du temps.
Nous ne savons pas vraiment ce que vaut notre travail et en doutons toujours. Un prix nous laisse croire que tout n’a pas été en vain.
Si je dis que cela peut avoir une « dimension philosophique », c’est peut-être dans l’espoir de donner un tour plus positif à la chose. Sérieusement, la philosophie s’est toujours préoccupée de la grande question du temps : que sommes-nous et qu’est-ce qui tient au vu de ce temps qui passe et qui emporte tout? Qu’est-ce que le temps?, se demandaient ainsi Plotin et Augustin. Perplexes, ils répondaient : quand on ne me demande pas ce que c’est, je le sais très bien, mais quand on me pose la question, je ne le sais plus. C’est que l’expérience du temps qui court est l’une des plus fondamentales qui soit. Heidegger disait qu’elle est un autre nom de nous-mêmes. La philosophie naît des expériences fondamentales. J’espère ne pas être trop banal. On n’y peut rien, les banalités sont le point de départ de la philosophie.
DÉCOUVRIR : Nul doute que le sens d’un prix, et son impact sur un parcours de recherche, se transforme selon le moment où on le reçoit. J’ai le sentiment qu’un prix reçu alors que l’on est étudiant aurait un sens ou un impact plus individuel, alors qu’un prix arrivant au moment où le travail est passablement avancé, oserais-je dire malgré votre sentiment, a tout à coup un impact très important sur la collectivité qui le décerne. Qu’en pensez-vous? Et pourquoi, en fait, une collectivité récompense-t-elle les siens?
Jean Grondin : C’est une très bonne question. Pourquoi donne-t-on des prix? Franchement, je ne suis pas sûr d’avoir de réponse. La vôtre m’éclaire beaucoup. Vous avez raison de dire que ces prix importent plus pour la communauté qui les décerne : tiens, nous avons des chanteurs remarquables, des cinéastes brillants, de bons scientifiques, même en sciences humaines. Un prix en sciences humaines n’a évidemment pas le même rayonnement qu’un prix culturel. Mais il peut conduire à une petite prise de conscience : nous avons aussi des scientifiques, des humanistes et des philosophes. J’espère que cela peut aussi encourager nos étudiants et les collègues.
Mais pour en venir à votre question générale, je dirais que dans un monde souffrant de sinistrose, accablé qu’il est de mauvaises nouvelles, de catastrophes et de mille maux, réels et parfois imaginaires, ces prix ne sont pas rien. Ce sont bien sûr les malheurs qui font la manchette. Mais à la longue, cela devient déprimant. Un prix, dans la très modeste mesure où ils ont de l’importance, vient ici rappeler que certaines choses méritent d’être célébrées et que l’humain est capable de certaines réalisations. Cela remonte un peu le moral, surtout celui de la communauté, vous avez raison.
- Jean Grondin
Univerité de Montréal
Lauréat du Prix du Québec Léon Gérin 2011, sciences humaines
Lauréat du Prix Acfas André-Laurendeau 2012, sciences humaines
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