On le sait, 1920 est une année importante de l'histoire des sciences au Québec. À l'Université de Montréal sont créées la Faculté des sciences et l'École des sciences sociales, économiques et politiques. L'Université Laval, pour sa part, met sur pied son École supérieure de chimie. Ces nouvelles institutions allaient paver la voie à la création de l'Acfas trois ans plus tard, en 1923, et ainsi initier un véritable mouvement scientifique au Québec. On oublie cependant une autre nouveauté qui fait son apparition en 1920, à savoir un programme de bourses d'études à l'étranger du gouvernement québécois...
Chaque année, des diplômés universitaires pourront désormais aller parfaire leurs études en France (à Paris d'abord et, à partir de 1922, en Europe, puis ailleurs dans le monde). Ils étudieront dans des domaines aussi variés que les sciences et les sciences appliquées, les sciences médicales, les sciences humaines ou sociales, de même que dans les arts musicaux et les beaux-arts. On comprend dès lors que nous avons écrit ce livre, non pas tant pour ramener au devant de la scène ces boursiers, que pour montrer que les agents du changement au Québec formés avant la décennie de la Révolution tranquille, loin de constituer un petit bataillon de figures emblématiques, ont été assez nombreux pour former un véritable régiment. Comment d’ailleurs les changements en profondeur de la société québécoise auraient-ils pu se faire sans une masse critique d’individus?
Avancement des connaissances et de la société
Au sein des instituts, des départements et des facultés universitaires francophones, ces boursiers vont importer des savoirs et des pratiques qui vont non seulement rehausser leur niveau d’enseignement, mais également entamer le virage qui mène à l’université moderne, soit une institution vouée à la fois à la transmission des savoirs et à la production de nouvelles connaissances. C’est le cas particulièrement en sciences naturelles, en sciences médicales, en ingénierie, en physique, etc.
L’incidence culturelle et sociale de ce programme a été si considérable pour le Québec que les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais cru bon de l’abolir ni même d’en diminuer l’ampleur. Au contraire, le gouvernement de Maurice Duplessis a créé un deuxième programme de bourses à l'étranger en 1947. Après avoir décerné des bourses à plus de 1000 personnes (soit 640 au premier programme et 429 au deuxième), l'État a finalement aboli ces programmes en 1960 dans la foulée des grands remaniements en éducation.
[Entre 1920 et 1960,] l’incidence culturelle et sociale de ce programme a été si considérable pour le Québec que les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais cru bon de l’abolir ni même d’en diminuer l’ampleur.
Boursiers, boursières et institutions
Certains boursiers ont joué un rôle majeur dans le développement des structures universitaires ou de centres de recherche. On compte parmi eux Adrien Pouliot et Cyrias Ouellet, grands bâtisseurs de l'Université Laval; Louis-Marie Cloutier, premier directeur de l'École des sciences appliquées de l'Université d'Ottawa; Jules Labarre, pillier de la Faculté des sciences et de l'École de pharmacie à l'Université de Montréal, plus tard directeur de l'Office provincial de recherches scientifiques du Québec. Lionel Boulet, instigateur de l'Institut de recherche d'Hydro-Québec (IREQ); Maurice Boisvert à qui l'on doit l'idée de créer l'École de technologie supérieure (ETS); Pierre-Raoul Gendron, initiateur du Planétarium de Montréal; Alphonse Riverin, premier président de l'Université du Québec.
L’apport de ces deux programmes de bourses d’études à l’étranger ne se confine pas aux seules universités et écoles supérieures. Nombre de boursiers se sont distingués à l’extérieur du champ universitaire et ont eux aussi participé au développement du Québec et du Canada. Dans la fonction publique – fédérale, provinciale et municipale –, ils ont occupé des postes de commande et ont souvent été sollicités pour prendre en charge les nouvelles structures mises en place par les différents ordres de gouvernement et par les municipalités - un boursier orchestrera par ailleurs la nationalisation d'Hydro-Québec de 1962-1963. On compte une dizaine de boursiers parmi les commissaires des grandes commissions d’enquête fédérales et provinciales mises sur pied entre 1953 et 1985, dont une femme, Jeanne Lapointe, membre de la célèbre commission Parent. Au sein du corps diplomatique canadien, certains sont devenus des ambassadeurs.
Dans le champ politique, de nombreux boursiers ont occupé des postes de ministre et de sous-ministre (Maurice Sauvé, Jean-Luc Pépin, Claude Forget, Maurice Lamontagne, Arthur Tremblay...). D’autres se sont imposés comme les principaux intellectuels de leur époque, participant ainsi à la définition de la société canadienne-française et, plus tard, à sa redéfinition. Victor Barbeau, François-Albert Angers, Hubert Aquin, Jeanne Lapointe et Jean-Marc Léger ne représentent qu’une partie de l’intelligentsia que les deux programmes de bourses québécois ont formée.
L’apport de ces deux programmes de bourses d’études à l’étranger ne se confine pas aux seules universités et écoles supérieures. Nombre de boursiers se sont distingués à l’extérieur du champ universitaire et ont eux aussi participé au développement du Québec et du Canada. Dans la fonction publique – fédérale, provinciale et municipale –, ils ont occupé des postes de commande et ont souvent été sollicités pour prendre en charge les nouvelles structures mises en place par les différents ordres de gouvernement et par les municipalités.
En médecine, l’apport de ces bourses a été considérable. Il a permis, en effet, à des centaines de jeunes médecins d’obtenir des stages de spécialisation en Europe et aux États-Unis dans tous les domaines émergents de la médecine. À leur suite, la pratique spécialisée se développe rapidement et de nouveaux services de gastro-entérologie, de neurologie, de cardiologie, de neurochirurgie, de néphrologie, d’urologie, etc. font leur apparition dans les grands centres hospitalier francophones de Montréal et de Québec puis dans les hôpitaux régionaux. Au fil des décennies, soit de 1920 à 1960, les Québécois-e-s peuvent bénéficier d’une amélioration sensible des techniques de dépistage et de soins spécialisés. De plus, ce programme permet l’introduction d’activités de recherche clinique dont certaines deviendront des fleurons non seulement sur la scène nationale, mais aussi sur la scène internationale. C’est le cas des développements de la neurochirurgie grâce à des boursiers tel que Claude Bertrand, Jean Sirois ou Jules Hardy, et de la cardiologie, avec la création de l'Institut de cardiologie de Montréal, en 1954, par le Dr Paul David.
L’apport de ces deux programmes de bourses d’études à l’étranger ne se confine pas aux seules universités et écoles supérieures. Nombre de boursiers se sont distingués à l’extérieur du champ universitaire et ont eux aussi participé au développement du Québec et du Canada. Dans la fonction publique – fédérale, provinciale et municipale –, ils ont occupé des postes de commande et ont souvent été sollicités pour prendre en charge les nouvelles structures mises en place par les différents ordres de gouvernement et par les municipalités.
Ces bourses ont également permis à de jeunes diplômés de l'École des hautes études commerciales (HEC) ou de l'École Polytechnique Montréal d’aller parfaire leur formation en affaires, en commerce et en génie. De retour au Québec, ils ont investi leur capital scientifique, acquis au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à l’Université Harvard et autres business schools, dans le champ économique. Certains ont ainsi pu créer des entreprises qui ont formé le «Québec inc.». Par exemple, Roméo Valois fonde la firme Lalonde et Valois, qui deviendra Lavalin, puis SNC-Lavalin, tandis qu’Henri Audet se lance dans l’aventure de la télévision en créant la station CKTM-TV, socle sur lequel va s’ériger l’empire Cogeco. Ce sont loin d'être les seuls lauréats de bourses à avoir fait éclore des entreprises dans moult secteurs.
Si l’émancipation des femmes est un long processus qui traverse tout le XXe siècle, elle ne s’accélère de façon tangible qu’à partir des années 1960. Les deux programmes de bourses d’études à l’étranger du gouvernement québécois témoigne de cette lente progression. À peine 18% des boursiers sont des femmes. Qui plus est, la très grande majorité d’entre elles se sont perfectionnées dans le domaine des arts musicaux.
En effet, seulement deux femmes ont reçu une bourse pour des études en sciences, neuf en sciences médicales et cinq en droit. Encore là, on ne saurait comprendre leurs trajectoires, à bien des égards différentes de celles des hommes, sans présenter un contingent significatif de boursières. La multiplication des cas fait alors apparaître les obstacles qu’elles ont dû surmonter et les sacrifices qu’elles ont parfois consentis pour aller au bout de leur ambition. Dans le contexte des années 1920-1960, on ne sera pas surpris non plus de voir, chez ces dernières, une carrière prometteuse prendre fin avec le mariage ou en raison d’attitudes discriminatoires. Parmi celles-ci, mentionnons le cas particulier de Marthe Pelland, première femme admise en médecine en 1924 et qui terminera ses études en tête de la promotion de 1930. Elle poursuivra, grâce à une bourse du gouvernement, des études de spécialisation en neurologie dans un centre réputé de Paris.
Un programme laïc
L’Église a-t-elle marqué d’une manière ou d’une autre l’histoire de ces deux programmes de bourses qui, comme on le verra, ont constitué des éléments clés dans la formation d'une nouvelle élite au Québec? La question vient nécessairement à l’esprit quand on connaît la place qu’occupe le clergé dans l’enseignement supérieur jusque dans les années 1960. Rappelons que la sélection des boursiers se fait à partir des recommandations fournies par les institutions de haut savoir. Or, si les recteurs des universités francophones québécoises font partie de la haute hiérarchie de l’Église québécoise, les facultés de médecine, de droit et de sciences, les deux écoles des beaux-arts, les conservatoires de musique, les HEC et Polytechnique ne sont pas dirigées par des clercs (ou alors à de rares exceptions). Bref, à partir de 1920, le poids de l’Église dans le champ des établissements universitaires, bien que toujours imposant, tend à diminuer au profit des laïcs. La faible proportion de clercs chez les boursiers révèle d’ailleurs que le programme de bourses à l’étranger est largement destiné à former une élite laïque. À peine 2,5% des boursiers sont issus du clergé québécois.
Finalement, l’histoire de ces boursiers démontre hors de tout doute que les investissements dans l’éducation supérieure et dans la formation artistique constituent un des moyens les plus puissants d’assurer la prospérité économique ainsi que l’épanouissement culturel et social d’une société.
Finalement, l’histoire de ces boursiers démontre hors de tout doute que les investissements dans l’éducation supérieure et dans la formation artistique constituent un des moyens les plus puissants d’assurer la prospérité économique ainsi que l’épanouissement culturel et social d’une société.
- Robert Gagnon
Université du Québec à Montréal
Robert Gagnon est professeur au département d'histoire de l'UQAM. Il a écrit de nombreux ouvrages en histoire de l'éducation, en histoire des sciences et des technologies et en histoire de la médecine. En 2019, il publiait, aux Éditions du Boréal, Augustin Frigon. Sciences, techniques et radiodiffusion, co-écrit avec Pierre Frigon.
- Denis Goulet
Université de Montréal
Denis Goulet est professeur associé à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Il a publié de nombreux ouvrages et articles scientifiques sur l’histoire de la médecine au Québec, dont L'histoire de la médecine au Québec 1800-2000 avec Robert Gagnon (Septentrion, 2014) et Brève histoire des épidémies au Québec (Septentrion, 2020).
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