« Le rythme de travail demandé aux chercheuses et chercheurs n’est justement possible que parce qu’il y a tout un système qui les appuie : des capacités technologiques, des fonds subventionnaires, des centres de recherche ou encore des établissements d’enseignement supérieur, qui sont ici le premier lieu de la recherche publique. Au Québec, ce « système » repose sur 18 universités, instituts, écoles et, dans le réseau collégial, sur 48 collèges publics, 11 collèges privés subventionnés et pas moins de 59 centres collégiaux de transfert. Et il faut ajouter, bien sûr, toute l’expertise des chercheuses et chercheurs qui travaillent au sein des différents ministères et organismes gouvernementaux, sans compter celle issue du secteur privé », Lyne Sauvageau.
Johanne Lebel : Quelles sont vos premières impressions sur ce qui se passe en recherche en ces temps de crise sanitaire?
Lyne Sauvageau : Une chose m’a d’abord frappée. En temps normal, une bonne partie de l'activité de recherche se tourne vers ce qu'on ne sait pas. Là, urgence oblige, les chercheuses et chercheurs ont d’abord travaillé avec tout ce qu’ils savaient. Puis, pour s’attaquer au problème, elles et ils ont réajusté leurs questions et redessiné leurs programmes de recherche à court et moyen terme.
Bien sûr, le secteur de la santé a été le premier à se mobiliser, mais avec le ralentissement abrupt de l’ensemble des activités socioéconomiques, c’est une bonne partie du système de recherche, tant par ses institutions que par ses individus, qui s’est engagée là où c’était pertinent.
En plus des actions directement liées à la lutte contre le coronavirus humain, comme la mise en place d’une biobanque québécoise pour conserver les échantillons et partager les données sur la COVID-19, on peut penser aux chercheuses et chercheurs en sciences infirmières qui se penchent sur les pratiques, aux programmeuses et programmeurs qui améliorent les modules de consentement électronique, aux historiennes et historiens qui resituent la pandémie dans une perspective comparée, aux ingénieures et ingénieurs en mobilité durable qui réfléchissent aux aménagements pour favoriser les transports actifs, aux sociologues qui travaillent à l’intégration de pratiques socialement responsables en organisation, etc.
La situation est complexe et présente beaucoup d'inconnu. Il faudra du temps pour qu’elle soit appréhendée dans toute sa complexité, mais les chercheuses et chercheurs au sein des universités, des collèges, des gouvernements et des organisations privées ont répondu à l’appel. C’est remarquable et rassurant d’observer leur engagement.
Johanne Lebel : On voit très clairement en ce moment à quel point la recherche est d’abord une pratique collective.
Lyne Sauvageau : En effet, et c’est la force de ce milieu où le moindre écrit est passé au crible par les pairs, et où beaucoup de domaines – santé, environnement ou physique des particules – tirent profit de l’intelligence collective des grandes équipes de recherche.
Le rythme a changé, ça c’est clair, mais la façon de faire aussi. Pour accélérer les essais cliniques relatifs à la COVID-19, par exemple, on multiplie les collaborations, ce qui met en lumière l'interdépendance entre les équipes de recherche sur le plan local et à l’échelle internationale.
La situation est aussi un « laboratoire » pour faire avancer les pratiques de sciences ouvertes. Dès le début de la pandémie, des éditeurs commerciaux, des bailleurs de fonds et des sociétés savantes se sont engagés à partager les résultats et les données de recherche relatifs à la pandémie1. On aimerait que cette pratique puisse s’étendre au-delà de la crise actuelle, suivant la recommandation notamment de Vincent Larivière, qui invite les grandes revues à « ouvrir les résultats de recherche sur tous les problèmes de santé publique »1. Je crois d’ailleurs que l’Acfas aura un rôle à jouer à cet égard, pour s’assurer que la voix de la francophonie se fera entendre lorsque viendra le temps, je le souhaite, des grandes initiatives de sciences ouvertes.
Rappelons que si l’on n'avait pas investi dans l’ensemble de ce système au fil des décennies, on n’aurait pas aujourd’hui toute cette capacité en appui à l’ensemble de notre société. D'où l’importance de soutenir collectivement, publiquement, le développement des connaissances dans la longue durée – et l’on voit aujourd’hui que cela n’a rien d’anodin.
Johanne Lebel : On parle beaucoup des chercheuses et des chercheurs, mais il y a une dimension institutionnelle sans laquelle rien ne se ferait. Pouvez-vous nous en dire un mot?
Lyne Sauvageau : Le rythme de travail demandé aux chercheuses et chercheurs n’est justement possible que parce qu’il y a tout un système qui les appuie : des capacités technologiques, des fonds subventionnaires, des centres de recherche ou encore des établissements d’enseignement supérieur, qui sont ici le premier lieu de la recherche publique. Au Québec, ce « système » repose sur 18 universités, instituts, écoles et, dans le réseau collégial, sur 48 collèges publics, 11 collèges privés subventionnés et pas moins de 59 centres collégiaux de transfert2. Et il faut ajouter, bien sûr, toute l’expertise des chercheuses et chercheurs qui travaillent au sein des différents ministères et organismes gouvernementaux, sans compter celle issue du secteur privé.
Les maillages entres les acteurs de ce système de recherche sont nombreux et très fertiles. Par exemple, au cours des dernières décennies, les chercheuses et chercheurs du réseau public ont été incités à s’investir dans des partenariats avec différents acteurs sociaux, dont les entreprises. Au sortir de la crise, il faudra être très vigilants pour que ces efforts ne soient pas perdus si ces dernières n’ont plus les moyens de poursuivre leur engagement dans les projets qui ont été mis sur pause.
Rappelons que si l’on n'avait pas investi dans l’ensemble de ce système au fil des décennies, on n’aurait pas aujourd’hui toute cette capacité en appui à l’ensemble de notre société. D'où l’importance de soutenir collectivement, publiquement, le développement des connaissances dans la longue durée – et l’on voit aujourd’hui que cela n’a rien d’anodin. Pour aller plus loin, les scientifiques mobilisent des savoirs et des manières de faire qui s’additionnent au fil des ans, des décennies.
Le défi est d’y maintenir un équilibre « dynamique », un équilibre toujours à refaire entre la vision des chercheuses et chercheurs et les besoins de la société, entre recherche fondamentale et appliquée, entre secteurs prioritaires et objets de recherche aux visées moins immédiates. Faire de la recherche sur les maladies infectieuses émergentes et sur celles que l’on connaît déjà, être à l’affût des innovations tout en se préservant des effets de mode. Diriger, sans trop diriger, et faire confiance à la créativité et à l’intuition des chercheuses et chercheurs, qui sont souvent les mieux placés pour identifier les bonnes questions.
Johanne Lebel : Ce qui m’impressionne, c’est l’intense conversation scientifique qui a cours à une échelle inédite. Qu’apprend-on actuellement sur la fabrication de la recherche?
Lyne Sauvageau : La situation actuelle est comme un laboratoire ouvert où l’on voit les sciences se faire en direct. On comprend des phénomènes presque en même temps qu'ils sont compris par les chercheuses et chercheurs : le mode d’entrée du virus dans les cellules, la charge virale, le taux de contagiosité, les stratégies de déconfinement, etc.
Les sciences, ce sont le poids des preuves et données probantes cumulées au moyen de différentes méthodes. Au début de la COVID-19, on observait plusieurs divergences, puis on a vu arriver, par la multiplication des travaux, des savoirs qui se sont stabilisés et, parfois, on a pu enfin dire : « Oui, c'est effectivement comme ça. »
Les sciences, ce sont des méthodes et des approches spécifiques avant même d'être des résultats. Le grand public n’a souvent accès qu’aux résultats, et c'est là, peut-être, qu'il y a une forme d'incompréhension. Avant d’en arriver à des conclusions significatives, il y a une forme de réclusion hors du temps social où les scientifiques se parlent entre eux. Quand on est à l'intérieur du milieu, on sait qu’il y a tous ces débats très pointus qui se font rarement sur la place publique, mais qui permettent de constituer des savoirs résistant aux critiques.
Les sciences, ce sont le poids des preuves et données probantes cumulées au moyen de différentes méthodes. Au début de la COVID-19, on observait plusieurs divergences, puis on a vu arriver, par la multiplication des travaux, des savoirs qui se sont stabilisés et, parfois, on a pu enfin dire : « Oui, c'est effectivement comme ça. »
Johanne Lebel : On observe aussi présentement une relation très productive entre les acteurs scientifiques, politiques et médiatiques.
Lyne Sauvageau : La situation est inédite. Elle a pris tout le monde par surprise, et il est clair que les décideurs politiques ne peuvent actuellement faire l’économie des connaissances scientifiques pour agir. Les connaissances les plus à jour et les moyens d’action des gouvernements sont dans une étroite interdépendance.
On attend toutes et tous ultimement un vaccin et de la médication pour soulager les personnes qui sont et seront contaminées. Heureusement qu'on sait comment fabriquer des vaccins, qu’on avait cette connaissance préalable. On a d’ailleurs plusieurs techniques disponibles, mais les virus sont multiples, et les systèmes immunitaires varient selon les individus.
En ce moment, jour après jour, de nouvelles connaissances biomédicales documentent et alimentent les décisions politiques, mais le choix des mesures à prendre à l’échelle de toute une société, connectée sur une civilisation mondiale elle-même paralysée et où toutes les activités sont affectées par la pandémie, est d’une grande complexité. Le défi pour les gouvernements, comme le soulignait le sociologue Yves Gingras3, est de prendre des décisions tous les jours, en temps réel, sur une base limitée et évolutive de connaissances.
De leur côté, le journalisme et la communication scientifiques en général jouent un rôle extrêmement important. La couverture médiatique, excellente dans son ensemble, offre un espace commun d’information, d’analyse et de synthèse, mais aussi de tribune pour les scientifiques comme pour les instances gouvernementales. Je salue tout particulièrement l’initiative de la douzaine de chercheuses et chercheurs de la relève qui ont « pris le clavier » pour penser le Québec de l’après COVID-19, dans un dossier publié récemment dans La Presse. L’importance de la contribution de la relève en recherche n’est d’ailleurs plus à prouver; les travaux menés par les postdoctorants, par exemple, auraient en moyenne davantage d’impact scientifique que celle des professeurs4.
Bref, si je reviens au journalisme et à la médiation scientifiques, je conclurais en disant qu’ils sont une constituante vitale de l’écosystème de recherche, et on le constate quotidiennement depuis plusieurs semaines déjà.
...si je reviens au journalisme et à la médiation scientifiques, je conclurais en disant qu’ils sont une constituante vitale de l’écosystème de recherche, et on le constate quotidiennement depuis plusieurs semaines déjà.
Johanne Lebel : Cette couverture médiatique fait bien ressortir qu’au-delà des savoirs issus des sciences biomédicales, on a un réel besoin de données et d’analyse en provenance des autres disciplines.
Lyne Sauvageau : En effet, à la crise sanitaire se juxtaposent des crises humanitaires, sociales et économiques. On voit bien qu'une partie non négligeable des réponses sont de nature sociale, et qu'un des éléments « protecteurs » contre cette infection, c’est la résilience des communautés. Cette crise met en lumière les populations vulnérables tout comme nos vulnérabilités comme population. Le virus expose l’état du système immunitaire des individus comme celui de la société.
On a besoin de gens qui nous aident à réfléchir aux impacts invisibles et aux jeux de causes à effets, qui sont complexes. À savoir qui va s'en sortir, et qui ne s'en sortira pas. On a besoin d'éclairage.
Aussi, si l’on a éloigné de notre radar l’enjeu premier de notre époque, les changements climatiques, il faudra bien y revenir rapidement. Cette crise sanitaire sans précédent nous renseigne malgré nous, et c’est une excellente chose, sur nos capacités de changement rapide et de mobilisation à l’échelle planétaire. Beaucoup d’équipes de recherche travaillent sur les différentes dimensions de cet enjeu – économie circulaire, cycle de vie des matériaux, écologie industrielle, chimie verte, énergies vertes, décroissance, modification des comportements – et peuvent répondre dès maintenant à un appel de leur société et se mobiliser en mode urgence.
...si l’on a éloigné de notre radar l’enjeu premier de notre époque, les changements climatiques, il faudra bien y revenir rapidement. Cette crise sanitaire sans précédent nous renseigne malgré nous, et c’est une excellente chose, sur nos capacités de changement rapide et de mobilisation à l’échelle planétaire. Beaucoup d’équipes de recherche travaillent sur les différentes dimensions de cet enjeu – économie circulaire, cycle de vie des matériaux, écologie industrielle, chimie verte, énergies vertes, décroissance, modification des comportements – et peuvent répondre dès maintenant à un appel de leur société et se mobiliser en mode urgence.
Johanne Lebel : L'Acfas chemine vers son 100e anniversaire, en 2023. Comment la présente crise colore-t-elle votre vision d’avenir pour la recherche québécoise et canadienne qui se pratique en français?
Lyne Sauvageau : L’Acfas porte quelque chose d'extrêmement important qui est de l'ordre de l'ancrage local. Elle porte le message qu'il est essentiel pour une société de développer ses capacités propres, dans sa culture, en fonction de sa réalité. Ici, on revient au projet fondateur de l’Association, mené, entre autres, par le frère Marie Victorin, qui soutenait que nous allions nous développer par la connaissance, d'abord, par l'économie ensuite.
Je reprendrais aussi les mots du président sortant de l’Acfas, Frédéric Bouchard : « Nous ne pouvons pas déléguer à d'autres pays la responsabilité de cultiver les fruits de la recherche si nous souhaitons avoir accès aux solutions, aux connaissances, aux talents, aux compétences et aux capacités.5 »
Et j’étais heureuse de lire dernièrement ce mot du scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, qui allait tout à fait dans le même sens : « La pandémie actuelle met au jour l’importance d’une souveraineté en matière d’agriculture, d’équipements médicaux et autres. Il en va aussi de notre souveraineté scientifique6. »
Cette souveraineté scientifique s’allie à celle de la langue, qui porte la culture, les manières de vivre comme les manières de faire. Et c’est la mission même de l’Acfas que de promouvoir la recherche, l’innovation et la culture scientifique dans l’espace francophone, au sein de la francophonie canadienne et en étroite relation avec la francophonie internationale.
Par leur méthode – observation, expérimentation, mesure –, les sciences constituent un langage universel. Par leurs objets d’étude, elles sont ancrées dans un lieu, dans un temps. Et si certains objets sont pleinement partagés, tel ce SARS-CoV-2 qui chamboule nos vies, les impacts sont eux différenciés. Il est donc important d’avoir accès aux connaissances, et de les développer, dans toutes les langues et dans tous les lieux. Avoir une capacité locale de recherche tout en participant à une solidarité internationale.
L’Acfas abrite un projet de développement des sociétés, une solidarité des connaissances qui s'exprime en français d’un bout à l’autre du Canada et dans les autres espaces francophones. Les connaissances sont un liant, et leur libre accès est probablement l’outil le plus puissant pour notre communauté d’humains.
[La] souveraineté scientifique s’allie à celle de la langue, qui porte la culture, les manières de vivre comme les manières de faire. Et c’est la mission même de l’Acfas que de promouvoir la recherche, l’innovation et la culture scientifique dans l’espace francophone, au sein de la francophonie canadienne et en étroite relation avec la francophonie internationale.
- 1a1b Vincent Larivière, Fei Shu et Cassidy R. Sugimoto. « Coronavirus et édition savante : une question de transmission » , dans Magazine de l'Acfas, 13 février 2020. Consulté le 6 mai : https://www.acfas.ca/publications/magazine/2020/02/coronavirus-edition-savante-question-transmission
- 2Note de la rédaction : Ces centres sont réunis en réseau au sein de Synchronex. Quelque 70% des projets qui y sont réalisés, le sont avec les PME. https://synchronex.ca
- 3Yves Gingras, « Incertitude et gérants d’estrade », Le Devoir, 27 avril 2020. Consulté le 6 mai : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/577763/incertitude-et-gerants-d-estrade
- 4Held Barbosa de Souza et Vincent Larivière. « L’importance des postdoctorants pour le système de la recherche » , dans Magazine de l'Acfas. Consulté le 6 mai : https://www.acfas.ca/publications/magazine/2014/11/l-importance-postdoctorants-systeme-recherche.
- 5Frédéric Bouchard. « L’impératif de cultiver les fruits de la recherche », dans La Presse, 20 avril, 2020. Consulté le 6 mai : https://plus.lapresse.ca/screens/9776e4fe-b576-44b8-924d-02064ba08dc6__7C___0.html
- 6Rémi Quirion. « Nos laboratoires académiques : de véritables PME du savoir pour la relance post-pandémie », dans Le Droit, 25 avril 2020. Consulté le 6 mai : https://www.ledroit.com/opinions/nos-laboratoires-academiques--de-veritables-pme-du-savoir-pour-la-relance-post-pandemie-993881b61f965e71dd95c232abd46e68
- Lyne Sauvageau
Présidente de l'Acfas
Détentrice d’un doctorat en santé publique de l’Université de Montréal et d’une maîtrise en science politique de l’Université Laval, Lyne Sauvageau est présidente-directrice générale de l'Institut Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) depuis août 2019. Elle a été de 2011 à 2019 vice-présidente à l’enseignement et à la recherche de l’Université du Québec. Elle préside le conseil d’administration de l’Acfas depuis mars 2018.
Propos recueillis par Johanne lebel, rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas.
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