Ce fut par les images que je suis devenu astronome; et toujours par la suite elles ont jalonné mon travail de chercheur et de professeur.
10 Avril 2019 : les astronomes du Event Horizon Telescope révélaient la silhouette du méga trou noir au centre de la galaxie géante Messier 87 située à 50 millions d’années-lumière (Figure 1). Que cette forme aux contours flous fasse la manchette des médias pendant des jours illustre comment une image, d’apparence peu spectaculaire, peut marquer les esprits. Comprendre cette image rappelle aussi qu’on doit pouvoir en appréhender le discours qui l’accompagne et avoir un bagage de connaissances adéquat. En définitive, comprendre c’est voir.
L’astronomie est une science de l’image et par l’image et c’est ce que tente de démontrer le présent ouvrage, Trente images qui ont révélé l’univers (Presses de l’Université Laval, 2019)1. J’y explore plus à fond le rôle épistémologique de l’image dans la découverte scientifique, en particulier en astronomie2.
Une science de l’observation
Étant donné qu’il lui est impossible d’atteindre les objets qu’elle étudie, l’astronomie est nécessairement une science d’observation, et les images sont un de ses meilleurs moyens d’enregistrer les observations.
L’image de la figure 1 montre l’astronomie comme l’archétype de la science par l’image. Elle n’a pas été obtenue en lumière pour laquelle nos yeux sont sensibles, mais en ondes radio millimétriques. Derrière ce beigne flou de lumière en ondes millimétriques, l’astrophysicien y verra pour sa part un déploiement d’efforts et d’ingéniosité au sein d’un colossal projet de collaboration internationale ayant demandé dix ans de travail. Remarquables furent l’organisation et l’orchestration des équipes, les modèles de simulation numérique, la longue mise en œuvre de l’équipement, la stratégie d’observation et l’analyse minutieuse des données. Maints obstacles techniques et imprévus météorologiques durent être surmontés pour réussir la réunion de huit observatoires radio-millimétriques construits à d’autres fins. Il fallait que ces télescopes existent déjà et soient placés sur la plus grande étendue possible à la surface du globe terrestre pour obtenir la résolution angulaire optimale. Puis, côté météo, les observations radio en ondes millimétriques demandaient une teneur extrêmement faible de vapeur d’eau dans l’atmosphère. Cette condition météorologique doit prévaloir simultanément sur tous les sites d’observation. Ces conditions furent remplies les 5, 6, 10 et 11 avril 2017, permettant de produire l’image de la silhouette du trou méga trou noir.
Un parcours balisé par l’image
Ce fut par les images que je suis devenu astronome; et toujours par la suite elles ont jalonné mon travail de chercheur et de professeur.
Adolescent et étudiant au collège classique, je lus avec passion les livres de l’astronome français, l’abbé Théophile Moreux (1867-1954), comme les opuscules D’où venons-nous?, Qui sommes-nous?, Où sommes-nous?, Où allons-nous? En plus d’être des bijoux pédagogiques en termes de textes, ces petits livres étaient bien illustrés; je les lisais avec autant de passion que ceux de Jules Verne. Ne connaissant que des rudiments de la langue anglaise, téméraire, j’attaquai les 500 pages en doubles colonnes serrées de l’Encyclopédie Larousse de l’astronomie, version anglaise; l’ouvrage, rédigé par des experts, était touffu de centaines d’illustrations. En fin de lecture à coup de dictionnaire, je maitrisais mieux la langue, et me retrouvai plus féru que mes maîtres du collège dans cette science qui me fascinait. Quand plus tard je reçus en cadeau d’anniversaire le tout fraîchement publié The Hubble Atlas of Galaxies (1961) du grand astronome américain Allan Sandage (1926-2010), la route vers ma future carrière était désormais balisée d’images de galaxies lointaines (Figure 2).
Comme astrophysicien, j’ai eu le privilège d’une carrière scientifique riche de tous ses aspects : recherche et enseignement, direction de l’Observatoire Gemini et gestion de grandes installations de recherche. J’ai partagé ces expériences dans nombre de livres; tous sont abondamment illustrés, bien sûr. Par exemple, Les carnets d’un astrophysicien (MultiMondes, 2013) présentent un cahier de 64 planches avec 180 images.
L’instrumentation et la connaissance par l’image
Avec l’arrivée d’instruments innovateurs comme le télescope et le microscope au 17e siècle, l’image a amplifié les possibilités d’observation et modifié les pratiques scientifiques. Tout nouvel instrument pose problème. L’exemple de Galilée (1584-1642) avec ses premiers croquis des astres montre qu’un nouvel instrument soulève l’incrédulité. Ses contemporains dubitatifs affirmaient que les structures nouvelles vues par Galilée étaient un artifice des optiques. Par des observations terrestres bien choisies, Galilée démontra la fiabilité du nouvel instrument. L’image permet donc de valider le nouvel instrument et d’en établir à la fois la portée et les limites. Ensuite, l’intérêt des images que l’on peut produire stimule les scientifiques et amène des progrès et des raffinements de l’instrument : le physicien et astronome néerlandais Christiaan Huygens (1629-1695) travailla soigneusement à améliorer la qualité optique de ses télescopes pour démontrer la réalité et établir la nature des anneaux de Saturne.
Puis, l’image devient alors elle-même « objet de travail ». On mesure l’image : on compte les objets sur l’image; on établit leur structure et leur brillance. On compare les différences entre les objets, et on cherche des variations en fonction du temps. Numérisées, les images se prêtent alors aux calculs mathématiques et aux analyses quantitatives. Des tendances sont établies, des cas particuliers identifiés; un ordonnancement est élaboré. L’image s’avère source de connaissances à la fois qualitatives et quantitatives.
Tous les domaines scientifiques emploient et ont employé l’image. Tant en géologie qu’en sciences naturelles, le chercheur du 18e et 19e siècle devait prouver qu’il avait vu de ses propres yeux les structures ou les organismes décrits et qu’il les avait étudiés sur place. L’image aidait à établir son autorité et sa crédibilité. Le géologue écossais Charles Lyell (1797-1875), par exemple, publia son grand ouvrage Principles of Geology (1830-33) richement illustré de ses croquis de terrain (Figure 3).
L’arrivée des nouvelles techniques d’imprimerie favorisa une utilisation accrue et de plus haute qualité de l’image dans les publications scientifiques. Martin Rudwick, historien britannique de la géologie et de la paléontologie, a montré comment l’adoption des nouvelles techniques de gravure et de lithographie transforma l’illustration géologique dans les publications aux 18e et 19e siècles3. Par exemple, le géologue écossais William Hamilton (1730-1803) présenta dans son ouvrage Campi Phlegraei des illustrations colorées à la main, à partir de gravures sur plaque de cuivre, de l’éruption du Vésuve en octobre 1767. Ces illustrations formaient la base contextuelle pour l’analyse des milliers de spécimens basaltiques qu’il expédia au British Museum. Rudwick qualifie ces illustrations, produites pour le marché du livre haut de gamme, de sumptuous. Hamilton « présenta un si formidable ensemble de faits et d’observation à propos des territoires des Deux Siciles, que la personne ayant lu Campi Phlegraie et étudié ses planches magnifiques ne pouvait qu’agréer à son opinion4. »
L’image et la découverte en astronomie
Dans Trente images qui ont révélé l’univers, je résume les aspects de l’image qui en font un outil de connaissance de l’univers. La thèse que je mets de l’avant est celle de la rupture. Je le démontre par un choix d’images montrant que notre vision de l’univers après l’image fut différente de celle d’avant, marquant ainsi la rupture.
Voici quelques exemples d’images de rupture ayant ouvert de nouveaux espaces jusque-là insoupçonnés5. Les croquis des lunes de Jupiter par Galilée en 1610, l’image de la Voie lactée en ondes radioélectriques par l’ingénieur Karl Jansky en 1933, les images de la surface de la planète Mars par la sonde Mariner 4 en 1965, l’image des exoplanètes autour de l’étoile HR 8799 par l’équipe de l’astronome canadien Christian Marois en 2008. Le livre décrit la rupture que ces images et bien d’autres ont pu causer dans l’évolution des idées.
Les images de rupture sont rarement spectaculaires, et souvent on ignore même la nature de ce que l’on voit. Galilée (1564-1642) observe et dessine avec minutie les taches solaires, mais il ne comprend pas ce qu’elles sont; il parle même des excréments du Soleil. L’astronome irlandais William Parsons (1800-1860) dessine la structure spirale de la galaxie Messier 51, et il n’a aucune idée de ce que l’objet dessiné représente (Fig. 4). Il faut un certain temps pour établir avec certitude ce qu’on observe, dessine ou photographie. La nature des taches solaires comme zones de champ magnétique ultra-intense modifiant le transfert radiatif fut établie 400 ans plus tard, au début du 20e siècle. La distance colossale et la dimension immense de dizaines de spirales rapprochées furent mesurées au début du 20e siècle, c’est-à-dire plus de 50 ans après les premiers croquis de Parsons et de son équipe d’observateurs du château de Birr en Irlande. La photographie joua un rôle clef dans ce que j’ai appelé le dévoilement du monde des galaxies.
L’image « Saint Graal » de l’astronomie
Je me suis demandé quelle l’image représenterait le Saint Graal de toute l’histoire de l’observation de l’astronomie. Si j’en avais une seule à choisir, ce serait l’image de la galaxie Messier 51 par William Parsons (Figures 4 et 5).
D’abord, ayant mis en fonction son grand télescope réflecteur équipé d’un miroir de 1,80 m, Parsons établit comme mission de l’observatoire du château de Birr (Irlande) de résoudre les nébuleuses en étoiles individuelles; il voulait ainsi montrer qu’avec un télescope plus puissant, les nuées diffuses observées depuis des siècles se révèleraient d’immenses agglomérations stellaires trop éloignées pour qu’on distingue leurs étoiles individuelles avec les télescopes utilisés jusqu’alors. Parsons n’arriva pas à résoudre les étoiles, mais il découvrit une forme cosmique qui allait chambarder l’astronomie du 20e siècle : la forme spirale des grandes galaxies.
L’exploration systématique du monde des galaxies initiée par Parsons et qui s’est poursuivie au tournant du 20e siècle a transformé notre vision du cosmos. Dès le 6e siècle avant notre ère, les penseurs grecs jugèrent que nous faisions partie d’un univers englobant la Terre, la Lune, les planètes, le Soleil et les étoiles. Ils ne pouvaient mesurer la dimension de ce cosmos, mais imaginant l’infinitude de l’espace et son ordonnancement, ils supposèrent innombrables les astres qui le peuplent.
Cependant aucune légende, aucun mythe, ni aucune cosmologie antique n’avaient pu concevoir les « univers-îles » - des galaxies comme la Voie lactée, et les plus gigantesques encore, avec leurs centaines de milliards d’étoiles, situées à des dizaines de millions, voire des milliards d’années-lumière.
L’image de Messier 51, dans la constellation des Chiens de chasse, fut correctement comprise au début du 20e siècle ouvrant un univers jusqu’alors impensable. Contrairement au géocentrisme et à l’héliocentrisme, les galaxies ne furent jamais imaginées par les anciens. Curieusement, contrairement à l’héliocentrisme, cette découverte se fit sans heurt véritable, car aucun texte sacré, aucun prophète n’avaient fait quelque allusion à l’existence de ces gigantesques mondes stellaires indépendants. L’exploration du monde des galaxies, engagée par William Parsons, créa une rupture fondamentale. Au cours du 20e siècle, les astronomes agrandirent les dimensions de l’univers par un facteur de 1015, soit par un million de milliards de fois par rapport à celui de l’héliocentrisme mis de l’avant par Nicolas Copernic en 1543. On réalisa que non seulement notre univers était immense, mais aussi qu’il était essentiellement vide.
« Car, enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout [...],
également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti6. » Blaise Pascal (1623-1662)
Une parenthèse fragile
Nous sommes minuscules, l’univers est immense. Les étonnantes images de Saturne, de la galaxie spirale Messier 51, et d’Arrokoth, le petit objet de glace aux confins du système solaire, nous enseignent que les formes des astres, et leur nature, ne cesseront jamais d’interpeller. Le mathématicien suisse Gustave Juvet (1896-1936) l’a décrit éloquemment :
« C’est dans la surprise créée par une nouvelle image ou par une nouvelle association d’images, qu’il faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques, puisque c’est l’étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l’oblige à établir de nouvelles coordinations; mais la cause même de ce progrès, la raison même de la surprise, il faut la chercher au sein des champs de forces créés dans l’imagination par les nouvelles associations d’images, dont la puissance mesure le bonheur du savant qui a su les assembler7. »
Plus qu’à tout autre moment dans l’histoire de l’humanité, c’est aussi entre le milieu du 19e siècle et le milieu du 20e siècle que toute velléité d’anthropocentrisme et de centralité de l’humain a été anéantie. À l’époque même des observations astronomiques de William Parsons, le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) engageait le vif débat sur la place de l’humain dans le monde des organismes vivants. En 1859, il proposait un mécanisme d’évolution de tous les organismes vivants qui faisait rupture, un processus de sélection naturelle assurant la propagation des individus dont les caractères modifiés par le hasard des mutations étaient le plus susceptibles de se reproduire. Nous sommes un des fruits de cette évolution aléatoire et de la contingence des phénomènes naturels et cosmiques.
Nous vivons sur une toute petite planète (Figure 6). Les images obtenues de l’espace non seulement nous rappellent la beauté de notre planète, mais nous mettent en garde contre l’équilibre délicat de ce système et nous avertissent de sa fragilité. Comme l’a écrit le philosophe anglais Thomas Browne (1605-1682), « le monde de la création n’est qu’une petite parenthèse dans l’éternité ».
- 1 Jean-René Roy, Trente images qui ont révélé l’univers, De la Lune à l’aube cosmique, Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2019.
- 2 Jean-René Roy, Unveiling Galaxies – The Role of Images in Astronomical Discovery, Cambridge : Cambridge University Press, 2018.
- 3 Martin J. S. Rudwick, The emergence of a visual language for geological science : 1740-1840, History of Science, 1976, Vol. XIV, p. 151.
- 4 Mark C. W. Sleep, Sir William Hamilton (1730-1803) : His work and influence in geology, Annals of Science, 22 Aug 2006, 325. - ISSN: 0003-3790 (Print) 1464-505X (Online) Journal homepage: https://www.tandfonline.com/loi/tasc20. Texte original: « …in the accompanying letter to Campi Phlegraei he set out to present such a formidable store of facts and observations on the areas of the Two Sicilies that no one having read Campi Phlegraei and studied its magnificent plates could but share his opinion. »
- 5 Jean-René Roy, Trente images qui ont révélé l’univers, De la Lune à l’aube cosmique, Québec : Presses de l’Université Laval, 2019, p. 283-285.
- 6 Blaise Pascal, Pensées, no 72, Paris : Édition Léon Brunschvicg, 1897.
- 7 Gustave Juvet, La structure des nouvelles théories physiques, Paris : Éditions Félix Alcan : 1933, p. 105.
- Jean-René Roy
astrophysicien et auteur
Jean-René Roy est astrophysicien. Il a travaillé à l’Université Laval, à l’Observatoire international Gemini (Hawai’i et Chili), à la National Science Foundation (États Unis) et au Space Telescope Science Institute (États Unis). En plus de Trente images qui ont révélé l’univers (PUL 2019), il a récemment publié Les héritiers de Prométhée, 2e édition (PUL 2017), Sur la science qui surprend, éclaire et dérange (PUL 2018) et Unveiling Galaxies, The Role of Images in Astronomical Discovery (Cambridge University Press 2018).
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