Comment former une génération réflexive de gestionnaires ou leaders, sensibles aux enjeux néocoloniaux, si bien caricaturés par l’humoriste nigérien Mamane dans son long-métrage Bienvenue au Gondwana, un pays en proie à la fois à des gouvernants corruptibles et à la dépendance vis-à-vis des Occidentaux.
Former à la réflexivité
Les récentes élections présidentielles en République démocratique du Congo (RDC) et à Madagascar ont ravivé le débat sur le rôle des puissances industrielles étrangères dans la démocratie des pays en développement. Ces pays représentent des sources de matières premières (des ressources minières et forestières dans le cas de la RDC, et des ressources halieutiques, forestières, minières et en hydrocarbures dans le cas de Madagascar), des marchés captifs (denrées alimentaires, téléphonie, carburant, services bancaires, matériaux et solutions de construction, etc.) et des terreaux de sous-traitance à bas prix, profitables pour les multinationales qui parviennent à les maintenir sur leur chaîne globale de valeurs1.
Comment alors former une génération réflexive de gestionnaires ou leaders, sensibles tant aux enjeux climatiques qu’aux enjeux politiques? Parmi ces derniers, je traiterai ici des enjeux néocoloniaux, si bien caricaturés par l’humoriste nigérien Mamane dans son long-métrage Bienvenue au Gondwana2, un pays en proie à la fois à des gouvernants corruptibles et à la dépendance vis-à-vis des Occidentaux. La République de Gondwana correspond à ce que Kurtzman et coll. (2004) qualifient de pays opaque (à haut degré de corruption et aux systèmes légaux, comptable, économique et de gouvernance inefficace) et pourrait facilement occuper les derniers rangs dans les indices comme l’indice de la perception de la corruption de Transparency International3 et l’indice de la démocratie du magazine The Economist4.
Une entreprise n’est jamais hors du politique
Difficilement traçables, car s’opérant par des prête-noms et d’autres mécanismes, les activités d’influences politiques des industriels étrangers sont bien réelles et se déploient facilement dans les pays dont l’encadrement et le contrôle du financement des partis politiques et des campagnes électorales sont défaillants. « Ces tractations, qui s’opèrent souvent en coulisse, peuvent être déterminantes dans les résultats des élections »5. Les partenaires politiques de ces industriels joueraient le rôle de législateurs de l’issue des élections. Lorsque le candidat élu est un « ami » des pays dont les entreprises originaires ont historiquement bénéficié de parts de marché et de taux de pénétration significatifs dans le pays, les chancelleries étrangères avaliseraient « chaleureusement » cette issue et jugeraient contre-productive toute expression de doute.
Certains interprètent ainsi les réactions enthousiastes de la « communauté internationale », surtout celle de la France6, suite à la proclamation de la victoire de Rajoelina à Madagascar7. À l’inverse, la victoire d’un candidat qui ne représente pas les intérêts des industriels étrangers voisins et lointains amènerait leurs partenaires politiques à mettre en doute les résultats. Certains interprètent ainsi le doute voire la contestation des ministres des affaires étrangères français et belges8 et des représentants des États d’Afrique Australe9 à l’endroit des résultats publiés par la Commission électorale congolaise, portant Tshisekedi à la tête des suffrages, aux dépens du candidat Fayulu, attaché à la communauté internationale. Même après la validation des résultats par la Cour constitutionnelle de la RDC10, l’accueil de ces « partenaires » étrangers fut tiède.
En trame de fond de ce débat se dresse une lecture « postcoloniale » bien documentée dans d’autres sciences sociales et adoptée plus récemment en management. L’approche postcoloniale analyse la dynamique complexe du colonialisme et développe une compréhension de ses manifestations actuelles11. Lorsqu’appliquée en management, elle repère et dénonce les pratiques néocoloniales des multinationales et envisage des alternatives. Bien que les multinationales mises en question proviennent souvent des anciens pays colonisateurs, donc de l’Europe, d’autres en provenance des continents américain, asiatique et même de l’Afrique ainsi que du Moyen-Orient en font également de plus en plus partie. Les pratiques néocoloniales s’insèrent dans des opérations « normales » et « gentilles » (offre de produits facilement accessibles, transfert de connaissances entre maison-mère et filiales étrangères, management interculturel, implantation de codes de conduite, gestion des parties prenantes), mais sont marquées par une relation de dépendance, une asymétrie de pouvoir et fondées sur le présupposé que les populations non occidentales ont besoin de la supervision, de l’accompagnement et de l’assistance des Occidentaux pour émerger et devenir développées. La consommation des produits, services, concepts, outils et méthodes de travail développés par les multinationales étrangères ferait partie de ce projet rédempteur12.
Nous stipulons que les étudiants des écoles de management occidentales, qui sont déjà ou seront les gestionnaires, investisseurs, administrateurs, conseillers, auditeurs, interlocuteurs politiques et économiques de ces multinationales devraient être initiés à l’approche postcoloniale. Cela contribuera à leur formation éthique et socialement responsable.
Cursus de gestion et questions taboues
Les résultats d’une enquête récente que nous avons menée (bénéficiant d’un financement du Fonds de recherche du Québec – Société et culture) indiquent que plusieurs questions « taboues » ne sont pas abordées dans les cours du cursus des étudiants en gestion. Les pratiques néocoloniales des entreprises, soutenues par des activités politiques, en font partie. Ce sont néanmoins des questions éthiques et de responsabilité sociale interpelant les entreprises sur leur légitimité13. Les résultats préliminaires d’une autre recherche14 que nous menons actuellement (bénéficiant d’un financement de l’Autorité des marchés financiers du Québec) indiquent aussi que les investisseurs institutionnels demandent de plus en plus des comptes aux entreprises concernant leurs activités politiques.
Les résultats d’une enquête récente que nous avons menée indiquent que plusieurs questions "taboues" ne sont pas abordées dans les cours du cursus des étudiants en gestion. Les pratiques néocoloniales des entreprises, soutenues par des activités politiques, en font partie.
Les activités politiques corporatives font référence à toute action visant à influencer les politiques et processus gouvernementaux15. Présence de politiciens dans les organes de gouvernance des entreprises, contributions des entreprises aux partis politiques, présence des cadres de ces entreprises dans les organes de gouvernance d’institutions et d’organisations locales et lobbying sont les formes d’activités politiques relevées dans la littérature. Ces activités permettent aux entreprises de bénéficier des réseaux de relations et des connexions favorisant l’accès privilégié aux ressources et aux marchés, voire le contrôle du pouvoir politique16. Comme l’élabore Alain Deneault dans son livre De quoi Total est-elle la somme? (2017), quand les activités politiques sont menées à l’échelle mondiale comme l’a historiquement fait le géant pétrolier Total, l’entreprise ne fait pas de la politique, mais de la géopolitique.
Conflit d’intérêts, collusion, monopole ou oligopole contribuant au renforcement de leur impérialisme économique et culturel sont les externalités négatives les plus souvent générées surtout dans les pays opaques comme le Gondwana. Le constat des externalités économiques négatives de ce système amène à interroger la légitimité pragmatique17 des firmes qui y participent. Deviennent aussi évidentes les externalités politiques, dont l’affaiblissement de la démocratie. On note également les externalités sociales extrêmes lorsque les produits de ces multinationales dont sont devenues dépendantes les populations constituent des risques, notamment pour la santé. L’exemple de Nestlé au Brésil, détenant un taux de pénétration des ménages de 99% dans ce pays souffrant de taux élevé d’obésité et de diabète, est à citer à cet effet18. C’est également la légitimité morale procédurale19 qui est questionnée lorsqu’on pense aux processus d’obtention de contrats, de prise de participation dans les entreprises locales voire d’acquisition de celles-ci, et surtout, de lobbying pour défavoriser l’adoption de lois contraignantes pour ces multinationales (par exemple, les normes de travail et celles environnementales) ou pour encourager l’adoption de celles favorables à leurs opérations.
Sensibiliser les étudiants de management aux réalités du Gondwana et susciter leur réflexion aux marqueurs du néocolonialisme contribue à développer leur pensée complexe, leur esprit critique et à faire d’eux des praticiens réflexifs. Ces compétences sont devenues urgemment indispensables20. Nos étudiants seront les leaders de demain et joueront directement ou indirectement un rôle dans la responsabilisation des entreprises et dans l’inflexion du changement. C’est avec cet esprit que nous avons initié nos étudiants à l’analyse postcoloniale via nos cours d’approches critiques du management21 et de changement social et organisationnel22, au premier cycle, et notre cours de contexte économique et sociopolitique des entreprises au MBA à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.
En conclusion
Pour convaincre les étudiants d’embarquer dans un vol vers le Gondwana, nous devions leur proposer un appareil (pédagogie et contenu) rassurant et demeurant en même temps conforme à notre « offre » atypique (posture critique). L’utilisation d’étude de cas critique nous semblait représenter un compromis acceptable. Nos cas demeuraient ancrés dans des situations de gestion, mais devaient s’analyser avec des grilles de lecture critiques. Les cas critiques étant des espèces rares puisque ne satisfaisant pas aux critères des principales centrales de cas23 en management, nous avons dû allouer le temps nécessaire pour monter notre matériel pédagogique alternatif aux dépens du temps pour les autres tâches professorales (notamment celui pour la recherche). Cependant, avoir réussi à initier les étudiants à reconnaître les empreintes néocoloniales des entreprises, leurs ramifications politiques et la perte de légitimité qui en découle représentait déjà une petite victoire, soit quelques petits pas sur le très long sentier vers la « décolonisation des esprits ». Et nous sommes d’aplomb pour récidiver!
Avoir réussi à initier les étudiants à reconnaître les empreintes néocoloniales des entreprises, leurs ramifications politiques et la perte de légitimité qui en découle représentait déjà une petite victoire, soit quelques petits pas sur le très long sentier vers la "décolonisation des esprits".
Références
- Adler P. (2016). 2015 presidential address. Our teaching mission», Academy of Management Review, 41(2), 185-195.
- Anderson, L., Hibbert, P., Mason, K, et Rivers, K. (2018). « Management education in turbulent times », Journal of Management Education, 42(4), 423-440.
- Anonyme (2019). « Présidentielle en RDC : les états d’Afrique australe mettent la pression en demandant un recomptage », Le Monde Afrique, janvier.
- Banerjee, S.B. et Prasad, A. (2008). « Introduction to the special issue on "Critical reflections on management and organizations : a postcolonial perspective" », Critical Perspectives on International Business, 4(2/3),90-98.
- Deneault, A. (2017). De quoi Total est-elle la somme? Multionationales et perversion du droit. Montréal, Édition Écosociété, 440p.
- Dicko, S. (2017). Réseaux de relations sociales, connexions et élitisme. Montréal, Éditions JFD, 212p.
- Didelot, N. (2019). « Madagascar : Andry Rajoelina, du putsch militaire à la victoire électorale », Libération, janvier.
- Getz, K. A. (1997). « Research in Corporate Political Action: Integration and Assessment », Business and Society, 36(1) , 32-72.
- J.R.R. (2018). « Les enjeux internationaux des présidentielles », Lakroan’i Madagasikara, no 4093, septembre.
- Jacobs, A. et Richttel, M. (2017). « How big business got Brazil hooked on junk food », The New York Times, septembre.
- Kurtzman, J., Yago, G. et T. Phumiwasana (2004). « The global costs of opacity », MIT Sloan, octobre.
- Laszlo, C., Sroufe, R., et Waddock, S. (2017). « Torn between two paradigms: a struggle for the soul of business schools », AI Practitioner, 19(2), 108-119.
- Nyabola, N. (2019).« French influence raises issue of decolonisation in Madagascar », Financial Times, janvier.
- Sotinel, T. (2019). « "Bienvenue au Gondwana", La farce électorale du comique nigérien Mamane », Le Monde, avril.
- Suchman, M (1995). Managing legitimacy : Strategic and institutional approaches », The Academy of Management Review, 20(3), 571-610.
- The Economist (2019). Democracy index 2018 : mee too? Political protest, participation, and democracy. (http://www.eiu.com/Handlers/WhitepaperHandler.ashx?fi=Democracy_Index_2018.pdf&mode=wp&campaignid=Democracy2018)
- Tilouine J. (2019). « En contestant les résultats de la présidentielle en RDC, Jean-Yves Le Drian a été maladroit », Le Monde Afrique, janvier.
- Transparency International (2018). Corruption perception index 2017 (https://www.transparency.org/news/feature/corruption_perceptions_index_2017)
- 1Comme l’explique Florence Palpacuer dans un entretien accordé à la chaîne Precepta de Xerfi Canal (2017), la chaîne globale de valeurs est « la nouvelle façon dont sont organisées aujourd’hui les activités de conception, fabrication, commercialisation (…) toute la filière qui va de l’amont à l’aval sur un produit ou un service donné. Et ces chaînes globales sont aujourd’hui organisées à l’échelle transnationale et entre un ensemble d’organisations qui travaillent en réseau ». (https://www.xerficanal.com/strategie-management/emission/Florence-Palpacuer-Les-chaines-globales-de-valeur_3744047.html)
- 2Sotinel, 2017
- 3Transparency International classe annuellement les pays selon leur performance quant à la lutte à la corruption. Les pays recevant un score élevé et se retrouvant aux premiers rangs sont ceux considérés comme ayant le mieux lutté contre la corruption au sein de leur fonction publique.
- 4The Economist évalue annuellement les pays et leur attribue une note en fonction de leur « performance démocratique » (libertés civiles, culture politique, participation politique, fonctionnement du gouvernement et pluralisme et processus électoraux). Les pays obtenant une note élevée et se situant en tête du classement sont ceux estimés comme les plus démocratiques.
- 5Lakroan’i Madagasikara, septembre 2018
- 6dont Madagascar était colonie de 1896 à 1960 et dont les entreprises dans différents secteurs (pétrolier, de la cimenterie, des télécommunications, de bières et boissons sucrées, etc.) continuent à bénéficier de marchés lucratifs et de position avantageuse par rapport aux rares concurrents.
- 7Didelot, janvier 2019 ; Nyabola, janvier 2019
- 8Tilouine, 2019
- 9Le Monde Afrique, janvier 2019
- 10Cette validation par la Cour constitutionnelle marque l’étape finale et ultime du processus électoral et consacre le nouveau président.
- 11Banerjee et Prasad, 2008, p.91
- 12Banerjee et Prasad, ibid.
- 13Suchman, 1995
- 14Recherche réalisée avec mes collègues Paulina Arroyo et Saidatou Dicko.
- 15Getz, 1997, p. 2
- 16Dicko, 2017
- 17Selon Suchman (ibid.), la légitimité pragmatique d’une organisation s’apprécie en fonction de la satisfaction des intérêts de ses parties prenantes immédiates, celles avec lesquelles elle a une relation d’échange et ou de dépendance. Ainsi, le monopole ou la collusion que pourraient générer les actions politiques des entreprises dans les pays opaques sont loin d’être à l’avantage des parties prenantes directes comme les clients, les populations dans ces pays.
- 18New York Times, septembre 2017
- 19Selon Suchman (ibid.), la légitimité morale s’évalue de manière normative. La légitimité morale procédurale s’apprécie en fonction de l’arrimage des procédures et moyens utilisés par l’entreprise aux règles jugées éthiques par la société.
- 20Adler, 2016; Laszlo et coll., 2017; Anderson et coll., 2018
- 21Cours co-enseigné avec mes collègues Marie Langevin et Viviane Sergi.
- 22Cours co-enseigné avec ma collègue Nathalie Lemieux.
- 23Une centrale de cas est une plateforme de publications de cas présentant des problèmes de gestion à résoudre. La plus importante en stratégie et management est la centrale de l’école Harvard Business School. Pour y déposer leurs cas, les auteurs qui sont le plus souvent aussi des enseignants-chercheurs doivent satisfaire un certain nombre de critères, notamment la démonstration de l’utilité du cas et des notes pédagogiques l’accompagnant pour la prise de décision managériale immédiate. Les objectifs des cas critiques étant moins d’être des outils d’aide à la décision mais plutôt de susciter une démarche de déconstruction et de dénaturalisation, ils trouvent peu ou pas leur place dans ces centrales.
- Lovasoa Ramboarisata
Université du Québec à Montréal
Lovasoa Ramboarisata est professeure au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG-UQAM. Elle est membre du conseil d’administration et du conseil d’orientation scientifique du RIODD (Réseau international de recherche sur les organisations et le développement durable) et membre régulière du CIRODD (Centre de recherche en opérationnalisation du développement durable).
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