Si la maladie mentale semble aujourd’hui moins stigmatisée, sa prise en charge soulève encore d’importants questionnements. Entre les malades, apparemment abandonnés à leur sort, errants dans les rues de nos villes et ceux internés dans des conditions que l'on pensait révolues depuis longtemps, on peut s’interroger sur l’évolution récente des soins de santé mentale dans nos pays industrialisés. C’est ce que propose cet ouvrage qui retrace, en se concentrant sur l’espace francophone, l’histoire contrariée d’une utopie : celle de la désinstitutionnalisation qui entendait faire sortir les malades des asiles pour les soigner au sein de la communauté. Un rêve qui ne se réalisa malheureusement pas comme prévu.
La fin de l’asile? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle
Sous la direction d’Alexandre Klein (Université Laval), Hervé Guillemain (Université du Mans) et Marie-Claude Thifault (Université d’Ottawa)
Cet ouvrage est certes l’aboutissement d’un projet de recherche sur la déshospitalisation psychiatrique mené entre 2012 et 2016, grâce à un financement des Instituts de recherche en santé du Canada. Il est également le fruit d’une collaboration transatlantique instaurée au cours de ces années entre notre équipe de l’Université d’Ottawa et des collègues francophones de France, du Luxembourg, de Belgique, de Suisse ou d’Allemagne. Mais il est surtout l’écho d’une interrogation, d’un doute concernant l’évolution des modalités de prise en charge de la maladie mentale dans les pays occidentaux, au cours du dernier demi-siècle.
En effet, les années 1960 ont vu apparaître, au Canada comme en Europe de l’Ouest, un important mouvement de critique du traditionnel système asilaire de prise en charge des « fous ». Partout, on appelait à la fermeture des asiles et à la réintégration des malades au sein de la communauté. L’internement n’était plus vu comme une source de traitement, ainsi que l’avaient pensé les aliénistes du XIXe siècle. C’est ainsi qu’en Angleterre ou en Italie, on ferma des hôpitaux psychiatriques et qu’en France ou au Québec on instaura une psychiatrie dite de secteur, assurant à la population de chaque territoire des ressources externalisées en santé mentale offertes par des équipes multidisciplinaires. Des deux côtés de l’Atlantique, des commissions d’enquête furent mises sur pied, des lois votées, des murs abattus et partout le drapeau de la désinstitutionnalisation fut brandi. Pourtant, plus soixante ans après, la situation des malades mentaux reste paradoxale. D’une part, on constate qu’il y a parmi les itinérants un nombre important de personnes atteintes de troubles mentaux, comme si l’ouverture des asiles et le retour des malades vers la communauté n’avaient conduit qu’à leur marginalisation et à la rupture de la continuité des soins. D’autre part, on remarque que les hôpitaux psychiatriques sont loin d’avoir disparu, que les conditions d’internement des personnes présentant des troubles mentaux font encore régulièrement polémique et que l’hôpital demeure le cœur du système de prise en charge de la maladie mentale en Europe comme en Amérique du Nord, comme si, en fin de compte, la désinstitutionnalisation n’avait jamais vraiment eu lieu. Bilan paradoxal donc qui ne pouvait qu’attirer notre attention et attiser notre curiosité.
Ce constat, ainsi que celui de l’absence quasi totale de recherche francophone sur cette question, nous a donc conduits à rassembler des chercheurs de divers pays et travaillant sur différentes périodes afin de retracer les conditions d’émergence, de mise en place et de développement des politiques publiques de désinstitutionnalisation psychiatrique au sein d’espaces francophones européens et canadiens. Il s’agissait de proposer, par le biais de l’analyse historique, une sorte de diagnostic de la désinstitutionnalisation psychiatrique en territoires francophones.
La longue histoire de la désinstitutionnalisation
Pour ce faire, nous nous sommes tout d’abord penchés sur les prémisses des grandes transformations des années 1960. L’ambition de sortir les malades de l’asile afin de les prendre en charge au sein de la communauté est-elle une idée nouvelle au mitan du XXe siècle ? En fait, contrairement à ce qu’affirmèrent les porte-drapeaux de la désinstitutionnalisation, cela faisait longtemps que la prise en charge asilaire des malades mentaux faisait l’objet de critiques, et surtout que des solutions d’offres alternatives de soins avaient été pensées et expérimentées. Ainsi, le village de Gheel en Belgique, où des familles accueillaient depuis des décennies des malades en leur sein, avait offert, tout au long du XIXe siècle, un contre-modèle parfait aux défenseurs d’un soin psychiatrique ne se réduisant pas à l’internement asilaire. Ensuite, les deux guerres mondiales furent également des occasions pour mettre en place d’autres modes d’accueil et de gestion des malades mentaux, que ce soit pour les soldats atteints psychiquement par les événements de 1914-1918 ou pour ces internés qui risquaient la famine et la mort dans les asiles d’une France occupée entre 1940 et 1945.
Ce qu’ont réellement fait les acteurs
Le second volet de cette enquête consista à se pencher sur les acteurs mêmes de cette désinstitutionnalisation et donc sur les modalités de sa mise en place. Que ce soit en retraçant les réalisations multiples d’un médecin canadien réformateur, en étudiant l’image du processus de désinstitutionnalisation construite par les médias ou en reconstituant de dossier en dossier le travail des infirmières dans un département de psychiatrie d’un hôpital ottavien ou encore la vie des malades suite à l’introduction des neuroleptiques retards. Nous avons ainsi constaté le hiatus entre la désinstitutionnalisation rêvée et réclamée par les acteurs politiques et celle pensée, vécue et réalisée sur le terrain. L’objectif d’une sortie des patients internés au profit de leur réinsertion sociale par le biais d’une prise en charge externalisée et communautaire commençait dès les années 1970 à montrer ses limites et à se révéler davantage comme un idéal que comme une réalité historique.
Dimension mythique et contrecoups de la désinstitutionnalisation
La troisième partie de notre investigation ne fit que confirmer cette dimension mythique de la désinstitutionnalisation psychiatrique. Il y eut certes une volonté de réforme et de modernisation, comme dans le célèbre hôpital de Bonneval en Eure-et-Loir, et il y eut aussi un mouvement de déshospitalisation, donc de sortie des malades des hôpitaux, que ce soit en France, en Belgique ou au Canada, mais rien de nature à concrétiser le changement de paradigme promis. Loin d’abandonner les hôpitaux, on en a souvent construit de nouveaux, comme dans le nord de l’Ontario, et loin d’assurer aux malades, de retour dans la communauté, un accompagnement thérapeutique et social, on les a plutôt entrainés dans des parcours transinstitutionnels labyrinthiques marqués par la rupture constante des soins. C’est ce que confirment également les recherches du dernier volet de notre enquête qui montrent que les contrecoups de la « désinstitutionnalisation » furent plutôt difficiles tant pour les patients laissés à eux-mêmes face à une offre de soins désormais éclatée et souvent sous-financée, que pour les soignants devant gérer ce manque de ressources et les enjeux contradictoires d’une politique publique jamais pleinement menée à terme.
En dernière analyse, le constat dressé dans ce livre est celui d’une désinstitutionnalisation mythique rêvée au sein de politiques publiques sans devenir réalité, notamment du fait du manque de soutien financier des gouvernements. Loin du changement de paradigme promis, ce mouvement, qu’il convient de résumer à une seule déshospitalisation psychiatrique tant les enjeux de réinsertion sociale furent rapidement délaissés, a produit, partout dans l’espace francophone étudié, un système de soins de santé mentale complexe, paradoxal et souvent en souffrance, qui est loin d’avoir mis fin à l’asile.
Loin du changement de paradigme promis, ce mouvement, qu’il convient de résumer à une seule déshospitalisation psychiatrique tant les enjeux de réinsertion sociale furent rapidement délaissés, a produit, partout dans l’espace francophone étudié, un système de soins de santé mentale complexe, paradoxal et souvent en souffrance, qui est loin d’avoir mis fin à l’asile.
- Alexandre Klein, Hervé Guillemain et Marie-Claude Thifault
Université Laval, Université du Mans et Université d’Ottawa
- Alexandre Klein est historien et philosophe des sciences. Il est spécialisé dans l’histoire de la santé à l’époque contemporaine. Il est actuellement chercheur postdoctoral au Département des sciences historiques de l’Université Laval à Québec où il contribue à un projet sur l’histoire du nursing psychiatrique au Québec. Il est également le coordonnateur du réseau de recherche Historiens de la santé qu’il a créé en 2012.
- Hervé Guillemain est professeur d’histoire à l’Université du Mans (TEMOS CNRS).
- Marie-Claude Thifault est professeure titulaire à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en santé.
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