Dans l’effort de réadapter les corps souffrants « au-delà de la matière » – du strict matérialisme scientifique qui objective les corps au détriment de leurs contradictions subjectives et culturelles –, je poursuis, parallèlement à ma carrière de physiothérapeute en réadaptation neurologique, des recherches littéraires sur l’évolution de l’empathie et des subjectivités au cœur des relations de soin, qui révèlent les ambivalences des luttes intimes et collectives face à la maladie.
Cent quarante ans avant que je devienne physiothérapeute à l’Hôtel-Dieu du CHUM, en 2005, puis en 2008 à l’Hôpital de réadaptation Villa Medica de Montréal, le physiologiste français Claude Bernard proclamait dans sa canonique Introduction à la médecine expérimentale : « Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive1. »
Des unités de soins intensifs de l’Hôtel-Dieu où je mobilisais des patient.e.s, au gymnase de réadaptation de Villa Medica où j’entraîne maintenant leur équilibre et leur autonomie aux déplacements, la « science définitive » prédite par Bernard se module souvent au-delà des données probantes, au gré des paradoxes animant la relation de soin. En équilibre parfois précaire sur les limites de l’objectivité scientifique, Bernard nuançait déjà, au XIXe siècle, sa position en soutenant que « le matérialisme qui affirme qu’il n’y a rien au-delà de la matière sort de la science2 », et qu’il ne faut pas dénier le pouvoir de la science d’être sensible à ce qu’il y a « au-delà ».
Dans l’effort de réadapter les corps souffrants « au-delà de la matière » – du strict matérialisme scientifique qui objective les corps au détriment de leurs contradictions subjectives et culturelles –, je poursuis, parallèlement à ma carrière de physiothérapeute en réadaptation neurologique, des recherches littéraires sur l’évolution de l’empathie et des subjectivités au cœur des relations de soin, qui révèlent les ambivalences des luttes intimes et collectives face à la maladie. Au confluent de la pratique clinique, des littératures et de la philosophie médicale, j’établis des dialogues entre les écrits d’inspiration médicale d’auteurs phares du XIXe siècle, contemporains de Bernard – tels que Flaubert, Maupassant et Villiers de L’Isle-Adam –, et l’œuvre d’Hervé Guibert, écrivain multidisciplinaire français, décédé séropositif en 1991. Ces dialogues interrogent les débats de bioéthique médicale concernant la définition de la « souffrance de l’Autre » en fin de vie, la place de la sensibilité dans la formation médicale, l’intégration des patients et de leur famille au processus décisionnel de soin, et les convergences activistes pour les droits des malades et des handicapés. En combinant mes vocations de physiothérapeute et de littéraire, j’espère donner corps et voix aux conclusions de Victor Segalen, qui soutenait au tournant du XXe siècle que si « une école littéraire qui se réclame des procédés d’investigation scientifique — et en particulier de l’observation médicale — tombe sous le coup d’une expertise médico-littéraire », dès lors il importe aux soignant.e.s de réadapter leurs sens aux richesses de l’histoire littéraire, culturelle et artistique : de délier leur langue et de (re)devenir « d’authentiques cliniciens ès lettres3 ».
Au confluent de la pratique clinique, des littératures et de la philosophie médicale, j’établis des dialogues entre les écrits d’inspiration médicale d’auteurs phares du XIXe siècle, contemporains de Bernard – tels que Flaubert, Maupassant et Villiers de L’Isle-Adam –, et l’œuvre d’Hervé Guibert, écrivain multidisciplinaire français, décédé séropositif en 1991.
- 1 Claude Bernard. (1865). Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Baillière. Consulté à l’adresse http://archive.org/details/introductionalt00berngoog. p. 6.
- 2 Claude Bernard cité par Jean-Charles Sournia. (1997). Histoire de la médecine. Paris : Découverte. p. 211.
- 3Victor Segalen (1902). L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes. Bordeaux: Y. Cadoret
- Benjamin Gagnon Chainey
Université de Montréal
Diplômé de l’École de réadaptation de l’Université de Montréal, Benjamin Gagnon Chainey est physiothérapeute en neurologie à l’Hôpital de réadaptation Villa Medica, et doctorant au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, sous la direction de l’écrivaine et professeure Catherine Mavrikakis. Boursier 2017 de la Fondation Pierre Elliot Trudeau et récipiendaire de la Bourse d’études supérieures du Canada Vanier, il explore, dans ses travaux critiques et de création littéraire, la poétique des corps souffrants, les ambivalences de la relation de soin, de même que l’évolution de l’empathie et des débats bioéthiques depuis les littératures d’inspiration médicale du XIXe siècle, jusqu’aux littératures contemporaines du sida, du handicap et de la maladie au sens plus large.
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