
Depuis le milieu des années 2010, le concept de découvrabilité fait l’objet de discussions dans les secteurs culturels francophones. Amorcées plus récemment, celles dans l’espace scientifique nécessitent une réflexion spécifique, et c’est justement ce que nous aimerions déployer dans la présente chronique, tout simplement dénommée « Découvrabilité ».
De la découvrabilité en culture…
Bien que sur les lèvres de bon nombre de politiciennes et politiciens et d’actrices et acteurs du champ culturel depuis quelques années, le concept de découvrabilité n’est pas nouveau. Dans sa version anglaise, le mot « discoverability » apparaîtrait à la fin du 18e siècle en Angleterre. Il s’agit d’abord d’un terme juridique qui exprime « le fait que des informations ou des documents doivent être mis à la disposition de l’autre partie dans une affaire judiciaire1 ». Son emploi demeure relativement limité jusqu’à ce que l’essor du numérique lui donne une signification nouvelle : le concept signifie dès lors « la qualité ou le fait d’être découvrable », « la capacité d’être découvert, trouvé, etc.2».
Dans l’univers francophone, la réflexion sur la découvrabilité des contenus est plus récente. Articulée à la langue, elle permet d’identifier, dans un environnement technologique donné, les facteurs associés à la capacité de trouver ou de découvrir des contenus numériques. Théorisée par les milieux culturels afin de mieux comprendre les mécanismes d’invisibilisation des œuvres produites en français sur les plateformes de découverte de contenu (Google, Spotify, Apple Music, Netflix, Amazon Prime, et autres), la notion de découvrabilité vise à soutenir et à renforcer la diversité culturelle.
À l’issue de la Mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones, chapeautée par les ministères de la Culture de la France et du Québec en 2020, différentes définitions ont convergé vers la suivante :
- « La découvrabilité d’un contenu dans l’environnement numérique désigne sa disponibilité en ligne et sa capacité à être repéré parmi un vaste ensemble d’autres contenus, notamment par une personne qui n’en faisait pas précisément la recherche.3 »
Cette définition met l’accent sur deux dimensions fondamentales de la découvrabilité : la trouvabilité — qui renvoie à la capacité d’un contenu à être découvert par une utilisatrice ou un utilisateur qui en fait la recherche — et la sérendipité — qui réfère au potentiel d’un contenu à être découvert par hasard en contexte numérique.
...deux dimensions fondamentales de la découvrabilité : la trouvabilité — qui renvoie à la capacité d’un contenu à être découvert par une utilisatrice ou un utilisateur qui en fait la recherche — et la sérendipité — qui réfère au potentiel d’un contenu à être découvert par hasard en contexte numérique.
… à la découvrabilité des contenus scientifiques
Pour faire suite aux discussions menées dans le champ culturel, les organismes de financement et de soutien à la recherche, tant au Québec qu’en France, ont récemment investi dans la recherche associée à la découvrabilité des contenus en science dans le but de clarifier les enjeux en présence et d’identifier les leviers à activer pour soutenir et renforcer l’usage du français, mais aussi celui du multilinguisme.
Le constat suivant en ressort : les secteurs académique et culturel partagent des objectifs et des défis similaires en matière de découvrabilité et d'accès aux contenus numériques (situation de déclin de l’usage des langues nationales, oligopole des grandes plateformes, etc.), mais ils présentent aussi des différences importantes quant aux publics ciblés et à la fonction des contenus produits.
Comme le mentionne Gisèle Sapiro dans son introduction au concept de champ, « le champ scientifique se différencie des champs de production culturelle par le fait que le public est constitué principalement de pairs »4. Ainsi, dans le champ culturel, les usagères et usagers des différents types de contenus — musique, films, séries, etc. — n'en sont pas nécessairement les créatrices et créateurs. Il s’agit même là d’une infime minorité : les cinéphiles ne sont que très rarement cinéastes. À l’opposé, le lectorat des articles scientifiques est, dans une très grande majorité, composé de chercheuses et chercheurs qui se servent des documents savants pour orienter leurs activités de recherche. La communication entre scientifiques étant en grande partie basée sur la diffusion d’articles, l’usage d’une langue commune — l’anglais — est vu comme un moyen de faciliter les échanges.
S’il existe, dans certains secteurs culturels comme dans certaines disciplines scientifiques, une situation de déclin de l’usage des langues nationales ou régionales au bénéfice de l’anglais, la situation paraît beaucoup plus critique en science, du fait que la tendance à l’anglicisation y est plus ancienne. Aussi, si une certaine internationalisation vers l’anglais est présente en culture, la production dans les autres langues y est encore relativement forte et subventionnée, du moins dans des espaces comme le Québec et la France. Elle demeure également récompensée dans le cadre de certains événements internationaux, comme le Festival de Cannes ou la Berlinale de Berlin, en Allemagne, qui accueillent chaque année des œuvres dans différentes langues. Bien qu’associée à un certain prestige, la production d'œuvres culturelles en anglais par des artistes non anglophones demeure en partie controversée — notamment au Québec où, par exemple, à la fin des années 1980, la chanson I Want to Pogne de Rock et Belles Oreilles se moquait ouvertement des artistes qui se mettaient à chanter en anglais pour percer le marché international.
Dans le champ scientifique, la dynamique est tout autre. La production en anglais y est désormais massivement valorisée, en dehors de quelques incitatifs principalement destinés aux revues5. Ici, il ne s’agit pas d’écrire en anglais pour en tirer davantage de revenus, mais bien d’écrire en anglais pour être lu et cité — le facteur clé de l'avancement de la carrière et de la reconnaissance par les pairs. Si le français persiste comme langue de travail, il n’existe de ce fait à peu près plus comme langue de diffusion des connaissances, avec seulement 2 % des articles scientifiques, 6 % des monographies, 4,5 % des chapitres de livres et 5,8 % des thèses produites à l’échelle mondiale6.
Bien qu’il ne s’y limite pas, une partie de ce déclin est également attribuable au phénomène de plateformisation de l’accès aux contenus scientifiques qui pousse la plupart des chercheuses et chercheurs à se conformer aux exigences linguistiques des revues indexées dans les grandes bases de données internationales (Elsevier, Wiley, etc.) et à celles des index de citations (Web of Science, Scopus). Cet environnement forme, depuis l’arrivée du numérique au milieu des années 1990, un oligopole « à frange »7 semblable à celui que l’on retrouve aujourd’hui dans l’industrie culturelle8. Comme Netflix et Spotify dans le champ culturel, ce sont — avec le moteur de recherche académique Google Scholar — les ressources les plus largement utilisées par les chercheuses et chercheurs pour accéder aux contenus dans le cadre de leur travail. Mais contrairement à Netflix et Spotify, le Web of Science et Scopus ne font pas que donner accès à de nombreux contenus : ils génèrent également la plupart des indicateurs bibliométriques généralement utilisés dans l’évaluation de la recherche et donc, dans la distribution du capital symbolique. Un pouvoir que les petites et moyennes structures éditoriales ne possèdent à peu près pas.
Si on peut regretter le manque de visibilité des contenus culturels francophones sur les grandes plateformes internationales, on comprendra que la faible découvrabilité dont jouissent les contenus francophones dans ces environnements numériques ne porte pas aux mêmes conséquences selon que l’on se situe en science ou en culture. En effet, du fait de leur nature esthétique, documentaire, poétique, subjective, ou encore, potentiellement récréative, la plupart des biens culturels peuvent se substituer les uns aux autres dans la vie des utilisatrices et utilisateurs sans qu’il n’en découle pour autant un effet notable sur la vie culturelle dans son ensemble. En recherche, cependant, chaque document a le monopole de son contenu, et chaque article apporte sa contribution unique à l’édifice de la science. S’il passe inaperçu en raison de sa faible découvrabilité, c’est le progrès même de la science qui s’en trouve infléchi ou compromis.
En recherche, chaque document a le monopole de son contenu, et chaque article apporte sa contribution unique à l’édifice de la science. S’il passe inaperçu en raison de sa faible découvrabilité, c’est le progrès même de la science qui s’en trouve infléchi ou compromis.
Des leviers pour soutenir et renforcer le français en science
Avant d’être découverte, la littérature en français doit d’abord être publiée. C’est le principe même qui devrait guider toute initiative visant à améliorer la découvrabilité des contenus scientifiques en français.
Or la croissance de la collaboration internationale associée au développement du numérique dans les années 1990 a renforcé le besoin d’une langue commune, tant et si bien que l’anglais en est venu à s’imposer comme un marqueur de prestige. Qu’elles aient été formulées de manière implicite ou non, les politiques d’évaluation quantitative de la recherche ont de ce fait agi comme un facteur d’anglicisation important en sous-estimant la performance en recherche des chercheuses et chercheurs qui publient en français. Le retour à des politiques d’évaluation qualitative, basées sur le jugement des pairs ou la pertinence sociale des travaux, pourrait donc rééquilibrer la distribution du capital symbolique en faveur du multilinguisme.
Nous savons également que le libre accès accentue la découvrabilité des contenus scientifiques en français en favorisant leur indexation et leur téléchargement. Dans ce contexte, on peut sans l’ombre d’un doute affirmer que la piètre adoption des politiques de libre accès par les organismes subventionnaires et les universités au Canada et au Québec9 influence négativement la découvrabilité des contenus francophones. Une plus grande adoption de ce principe par la communauté scientifique aurait certainement pour effet d’augmenter la découvrabilité des travaux produits et diffusés en français.
Enfin, la disponibilité des articles dans plusieurs langues — qui pourrait être rendue possible à grande échelle suivant le développement de services de traduction automatique fiables et performants — optimiserait le potentiel de découvrabilité des contenus initialement produits en français, en rendant les articles accessibles à un public plus large, tout en maintenant l’impact local de l’utilisation de la langue maternelle.
Reste maintenant à évaluer si les possibilités de traduction automatique et l'accroissement du potentiel de découvrabilité qui en découle viendront jusqu’à modifier l'attribution du capital symbolique et diminuer l'attrait que l'anglais exerce auprès des chercheuses et chercheurs.
Dans les billets à venir, nous approfondirons différents aspects de la découvrabilité et leur importance pour soutenir et renforcer le français en science.
Ces travaux sont soutenus par le Fonds de recherche du Québec grâce au soutien financier du ministère de l’Enseignement supérieur, dans le cadre du programme Actions concertées.
- 1
Cambridge Dictionary, « Discoverability », 2 septembre 2024, en ligne, https://dictionary.cambridge.org/dictionary/english/discoverability.
- 2
Oxford English Dictionary, « Discoverability », 2 septembre 2024, en ligne, https://www.oed.com/dictionary/discoverability_n?tl=true
- 3
Mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones, Rapport, rapport déposé par le ministère de la Culture et des Communications du Québec et le ministère de la Culture de France, 2020, p. 5, en ligne, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/4246653
- 4
Gisèle Sapiro, « Champ », Politika, 22 mai 2017, en ligne, https://www.politika.io/fr/article/champ
- 5
Signalons par exemple le programme Soutien aux revues scientifiques en français (RE) du Fonds de recherche du Québec (FRQ) qui exige que 50 % des articles publiés au cours de l’année soient rédigés en français.
- 6
Données extraites de l’outil bibliométrique OpenAlex au cours du mois d’octobre 2024.
- 7
Wikipédia : « En organisation industrielle, un oligopole à frange est une structure de marché en concurrence imparfaite où un petit nombre de grosses entreprises, formant un oligopole, contrôlent une vaste part du marché, le reste étant représenté par un grand nombre de petites entreprises dans une situation proche de la concurrence pure et parfaite ». Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oligopole_%C3%A0_frange
- 8
Françoise Benhamou, L’économie de la culture, Paris, La Découverte, 2017, 8e édition, 128 p.
- 9
Virginie Paquet, Simon Van Bellen et Vincent Larivière, « Mesure de la proportion de publication en libre accès au Canada, un portrait national », Documentation et bibliothèques, vol. 69, no 2, 2023, p. 5-17, https://doi.org/10.7202/1101727ar
- Joanie Grenier, Julie Francoeur, Émilie Paquin, Sonia Trépanier et Vincent Larivière
Chaire de recherche du Québec sur la découvrabilité des contenus scientifiques en français
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