Pour bien saisir l’importance des Sarrazin et consorts, il faut en effet situer leur activité dans le cadre général de l’histoire de la biologie, en particulier des deux branches maîtresses qu’affectionnait notre médecin-herboriste, la zoologie et la botanique.
Une maison de soins palliatifs de Québec porte son nom, un pavillon de l’UQTR aussi, une plante indigène du Québec, la sarracénie, a même été baptisée en son honneur : la postérité s’est montrée généreuse envers Michel Sarrazin. Avec raison, car ce médecin, premier botaniste de la colonie, a laissé sa marque dans notre histoire. C’est pourquoi, outre un excellent article dans le Dictionnaire biographique du Canada dû à la plume de Jacques Rousseau, deux ouvrages complets lui ont été consacrés. L’un d’entre eux est récent, c’est celui de l’historien Jean-Richard Gauthier : Michel Sarrazin : Un médecin du roi en Nouvelle-France (Sillery, Septentrion, 2007). Il avait été précédé dans cette voie par Arthur Vallée, professeur à la Faculté de médecine de l’Université Laval, dont l’ouvrage, Un biologiste canadien, Michel Sarrazin (1659-17351). Sa vie, ses travaux, et son temps (Québec, L. S. Proulx, Imprimeur du Roi, 1927), s’était mérité, en 1926, le Prix du Concours de l’Histoire du Canada2.
Ceux et celles qui souhaiteraient obtenir des informations détaillées sur la vie et les travaux de cet homme remarquable, ou encore sur le contexte historique dans lequel il a évolué, pourront les trouver dans l’un ou l’autre de ces divers documents. Pour ma part, je voudrais étudier ici son apport sous un autre angle.
Un homme aux multiples talents
Sarrazin a d’abord et avant tout été chirurgien puis médecin en Nouvelle-France, avant d’agir ensuite à un double titre : botaniste correspondant pour le Jardin royal des Plantes médicinales3 et membre canadien de l’Académie des sciences de Paris, fondée en 1666. De telles pratiques en contexte colonial étaient alors courantes, plusieurs métropoles européennes entretenant un réseau d’assistants à travers le monde. Leur travail consistait à recueillir des spécimens dans tous les domaines scientifiques, à dresser, en quelque sorte, un catalogue des ressources. Comme l’écrivent très justement Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras dans leur Histoire des sciences au Québec : « Les premiers naturalistes du Canada participent [...] à un travail d’inventaire qui progresse à l’échelle de la planète4 ».
Dans le cas de Sarrazin, on parle de botanique et de zoologie. C’est ainsi qu’il « herborisait » en divers endroits de la colonie, entre autres sur le futur terrain des Plaines d’Abraham.
Pourquoi est-ce important? Ici, il faut prendre un peu de recul pour apprécier le travail de ces innombrables ouvriers de l’ombre. Pour bien saisir l’importance des Sarrazin et consorts, il faut en effet situer leur activité dans le cadre général de l’histoire de la biologie, en particulier des deux branches maîtresses qu’affectionnait notre médecin-herboriste, la zoologie et la botanique.
Une science incomplète
Depuis la Révolution scientifique des XVIe-XVIIe siècles, on sait que pour mériter le titre prestigieux de science à part entière, une discipline doit répondre à certains critères de base, nommément l’identification d’un objet précis, la circonscription d’un domaine et son inventaire, un vocabulaire permettant d’en décrire adéquatement les principaux phénomènes, l’utilisation d’une méthode rigoureuse, une instrumentation appropriée, une ou des théories générales et au moins une loi faisant l’unanimité. Or, à l’époque de Sarrazin, plusieurs de ces critères faisaient encore défaut en biologie.
Quand Aristote fonde cette science au IVe siècle avant notre ère, il crée d’un seul tenant l’anatomie et la physiologie (Histoire des animaux, Des parties des animaux), mais aussi l’embryologie (De la génération des animaux), tout en proposant sa célèbre taxonomie en genres et espèces. Quant à Théophraste, son disciple et successeur à la tête du Lycée, il donne naissance à la botanique (Histoire des plantes, Causes des plantes)5. Aristote et ses successeurs font ainsi rayonner l’école qu’il avait lui-même fondée. Mais à l’époque, le nombre d’espèces répertoriées est plutôt limité : dans tous ses traités, Aristote n’examine guère plus de 500 espèces animales, auxquelles il faut ajouter un nombre semblable de plantes chez Théophraste. Bien que considérable pour le monde grec, ce total combiné nous paraît aujourd’hui bien modeste, les relevés actuels ayant recensé plusieurs millions d’espèces différentes dans l’ensemble de la biosphère terrestre.
La situation n’évolue guère pendant les siècles suivants, puisque les plus importants biologistes subséquents sont surtout des médecins, qu’on parle du Grec Galien (129-216) dans l’Empire romain, ou d’Avicenne (980-1037) et d’Averroès (1126-1198) dans le monde musulman. Elle commence à changer seulement avec la découverte et l’exploration du Nouveau Monde, aux XVe-XVIe siècles. Le nombre d’espèces connues augmente alors de manière exponentielle, à mesure que l’on ratisse les nouveaux territoires. C’est justement le résultat du travail de nombreux correspondants à travers le monde, tel Sarrazin, qui consacrent beaucoup de temps à la récolte des spécimens les plus intéressants, qu’ils expédient ensuite par caisses entières dans leurs métropoles respectives.
L’indispensable point de vue organique
J’évoquais tout à l’heure les divers critères constitutifs d’une science. Or, ils sont organiquement liés et se développent main dans la main. La théorie de l’évolution de Darwin, clé de voute de toute la biologie moderne, n’aurait sans doute jamais vu le jour sans le travail acharné de Linné (1707-1778), un siècle plus tôt. De fait, si celui-ci dut élargir la taxonomie aristotélicienne, c’est que 10 000 espèces végétales et animales, fruit d’un inventaire mondial de deux siècles, avaient fait éclater la classification du maître grec et nécessitaient dorénavant une révision en profondeur de sa nomenclature. À ce propos, signalons un fait digne de mention. Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708), destinataire français des envois de Sarrazin et lui-même scientifique de mérite, avait proposé une nouvelle classification des plantes dans ses Éléments de botanique (1694). Il constitue donc un relais important entre l’époque de Sarrazin et la synthèse linnéenne. D’ailleurs, notons-le, c’est Tournefort qui baptisa la sarracénie, une façon parmi d’autres de remercier son estimé collaborateur canadien.
En conclusion
Évidemment, on ne doit pas exagérer la contribution de Sarrazin, médecin et botaniste de la Nouvelle-France. Il importe cependant de comprendre que, sans le travail patient et effacé de ces nombreux correspondants durant plus de deux siècles, la biologie moderne n’aurait pu prendre son envol. Comme quoi, derrière les figures prestigieuses qui ornent les livres d’histoire, se cachent en général d’humbles collaborateurs, qui fournissaient les matériaux nécessaires à la construction de l’édifice théorique; sans cet immense apport collectif, aucune synthèse n’eut été possible. Comme le disait le grand Newton reprenant une formule remontant au Moyen-Âge : « Si j’ai vu plus loin que les autres, c’est que j’étais monté sur les épaules de géants ».
- 1Bien qu’elle figure dans le titre de l’ouvrage, cette date constitue une erreur, puisque Michel Sarrazin est bien décédé en 1734.
- 2Depuis 2012, le personnage a même suscité un ouvrage pour les jeunes, Michel Sarrazin, médecin et botaniste en Nouvelle-France (Montréal, Éditions de l'Isatis, 69 p.). Ce roman historique, qui vise l’initiation à l’histoire mais aussi à la science, est l’œuvre conjointe d’une férue d’histoire, Cécile Gagnon, et de sa fille, Emmanuelle Bergeron, biologiste et journaliste scientifique.
- 3Aujourd’hui connu sous le nom de Jardin des Plantes, il fut créé à Paris en 1635, sous Louis XIII.
- 4Montréal, Boréal, p. 41; j’utilise ici l’édition originale, celle de 1987.
- 5Aristote aurait auparavant écrit un essai sur les plantes, mais il est malheureusement perdu.
- Jean-Claude Simard Simard
Université du Québec à Rimouski
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
Note de la rédaction :
Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membreCommentaires
Articles suggérés
Infolettre