Pierre Cossette, UQAM
Rubrique : Pourquoi j'ai écrit ce livre
15 décembre 2016
[NDLR : Ce texte a été rédigé par l'auteur à partir de l'introduction de l'ouvrage. Les intertitres sont de la rédaction]
J’ai écrit la deuxième édition de ce petit ouvrage parce que, sans fausse modestie, la première édition publiée en 2009 en avait bien besoin. Pas qu’elle était mauvaise, même si plusieurs passages devaient être revus, mais surtout parce qu’il fallait l’enrichir à la suite de mes lectures et réflexions au cours des dernières années ainsi que des commentaires reçus sur le contenu de la première édition.
Il était également devenu nécessaire d’ajouter ce que j’ai appelé la « règle d’or », qui porte sur l’importance pour le chercheur d’être honnête, s’il veut être convaincant ou le demeurer à plus ou moins long terme. Tricher ou mentir sur la provenance des idées ou des mots contenus dans un texte ou encore à propos des auteurs d’une recherche ou de leur contribution fait en sorte que le chercheur et ses travaux perdent de leur crédibilité. Il en va de même lorsque le chercheur adopte un comportement considéré comme inacceptable lors de la soumission d’un texte en vue d’une publication ou d’une communication.
Lors de mes études doctorales, j’aurais aimé qu’on insiste davantage sur la façon d’élaborer un projet de recherche et, surtout, de rédiger un texte en vue d’une publication dans une revue dite scientifique ou savante. On semblait présumer, à tort, qu’en lisant plusieurs articles provenant d’excellentes revues, l’étudiant ou l’étudiante ferait automatiquement l’acquisition des compétences nécessaires à la production et à la diffusion des connaissances. Les documents susceptibles d’aider l’apprenti chercheur se limitaient alors le plus souvent à des ouvrages de méthodologie qui, bien qu’ayant une visée prescriptive, n’aidaient pas beaucoup à préparer un texte destiné à une revue s’adressant à d’autres chercheurs.
Aujourd’hui encore, il existe peu d’écrits sur les règles à suivre pour réussir à publier dans une revue savante. J’ajouterais que la plupart de ces documents, en plus d’être rédigés en anglais, ne traitent habituellement pas de manière approfondie, complète et documentée du processus dans son ensemble.
Dans cet ouvrage, je propose une vision à la fois globale et détaillée des règles à suivre pour celui qui veut être un chercheur convaincant, c’est-à-dire un chercheur qui va persuader le rédacteur en chef d’une revue ainsi que les évaluateurs auxquels il fait appel que son manuscrit mérite d’être publié dans cette revue. Il a donc pour objectif d’aider les chercheurs, en formation ou non, à préparer un projet de recherche et à rédiger un texte destiné à une revue savante. Bien que mes propos s’inscrivent principalement dans le domaine de la gestion, ils sont susceptibles d’intéresser les chercheurs et évaluateurs actifs dans d’autres champs de connaissances (sociologie, psychologie, éducation, etc.), y compris dans les sciences « dures » (chimie, physique, etc.).
Avant de présenter les règles en question, il me paraît essentiel d’insister sur l’idée que faire de la recherche, c’est s’engager dans une « conversation », puis de dire quelques mots sur ce qu’est une recherche, ce qu’est une théorie et ce qu’est une contribution théorique, trois concepts beaucoup moins clairs qu’il n’y paraît à première vue.
Recherche et conversation
La première étape à franchir pour entrer dans cette conversation entre chercheurs peut se résumer à mettre sur pied un projet de recherche en s’appuyant sur les carences, limites ou même ouvertures révélées par les résultats des travaux existants, puis à réaliser ce projet et, enfin, à soumettre le texte qui en rend compte à une revue savante. Le rédacteur en chef de cette revue fera alors évaluer le manuscrit par des experts qui en recommanderont l’acceptation (avec des modifications mineures ou majeures à lui apporter) ou, plus fréquemment, le refus. Notons que, dans la très grande majorité des cas, cette évaluation se fait en double aveugle, c’est-à-dire sans que l’auteur et l’évaluateur connaissent l’identité de l’autre. Le rédacteur en chef n’est pas tenu de suivre les recommandations des évaluateurs, mais elles le guident dans la décision qu’il doit prendre. Dans cette perspective, faire de la recherche devient alors fondamentalement une entreprise de rhétorique – au sens noble du terme – où le chercheur s’efforce de convaincre ceux qui, au départ, détiennent entre leurs mains le sort de sa recherche.
S’il y parvient, c’est-à-dire si le texte est publié à la suite de son évaluation par les pairs et après que le chercheur lui eut apporté les modifications demandées, une étape cruciale a été franchie, mais la conversation n’en est tout de même qu’à ses premiers balbutiements. Ce sera maintenant au tour des autres chercheurs de décider si la contribution apportée peut les aider à faire avancer leurs propres idées, à problématiser l’objectif d’une nouvelle recherche, à justifier les questions précises ou les hypothèses auxquelles cet objectif donne lieu, ou encore à discuter les résultats de leur recherche.
Bref, le chercheur s’appuie sur les travaux existants pour entrer dans une conversation ou même pour en faire émerger une toute nouvelle lorsqu'il propose un point de vue radicalement différent et, si tout va bien, il contribue à la façonner. L’idée de la conversation savante indique donc que les connaissances sont à la fois contraignantes et habilitantes, structurantes et structurées, un langage qui réjouira tous ceux qui souscrivent à la théorie de la structuration proposée par Giddens (1984).
Qu'est-ce qu'une recherche?
Les caractéristiques d’une recherche ne sont peut-être pas aussi évidentes qu’on peut le penser au premier abord. À strictement parler, une recherche ne peut désigner qu'un travail empirique, c'est-à-dire reposant sur des données de terrain (ou de laboratoire) obtenues à la suite d’observations plus ou moins structurées, d’entrevues plus ou moins dirigées, d’une enquête aux questions plus ou moins fermées ou de toute autre méthode utilisée en milieu naturel ou non. Ces données, quantitatives (c'est-à-dire numériques) ou qualitatives (c'est-à-dire narratives), peuvent également avoir été recueillies à l'occasion d'une autre recherche ou figurer dans une banque de données privée ou publique; on parlera alors de données « secondaires ».
Une recherche peut généralement être dite inductive ou déductive. Dans le cas d'une recherche inductive, le chercheur observe, décrit et analyse de façon détaillée un nombre limité de situations particulières (parfois une seule) se déroulant dans un contexte spatiotemporel donné, avant de formuler sur la base des résultats de son étude une théorie ou des hypothèses plus générales à mettre à l'épreuve. Dans le cas d'une recherche déductive, le chercheur met à l'épreuve cette théorie ou ces hypothèses plus générales dans un contexte particulier, comme s'il leur faisait subir un test de réalité.
La plupart des règles présentées ici peuvent aussi être utiles lors de la préparation d’un texte dit conceptuel ou théorique. Un article conceptuel n’est pas un article de recherche, bien que les deux doivent inévitablement apporter une contribution théorique. L’objectif d’une recherche est toujours de répondre à une question fondamentale dont le chercheur ne connaît pas la réponse et à laquelle aucun autre chercheur n’a encore répondu. Les textes conceptuels représentent plutôt des essais, c’est-à-dire des travaux prenant essentiellement la forme d’une argumentation ou d’une démonstration en faveur d’une idée fondamentale que l’auteur possède déjà. Leur objectif est normalement de proposer une nouvelle théorie, un nouveau modèle, un nouveau cadre conceptuel ou une nouvelle perspective.
Qu'est-ce qu'une théorie?
La recherche savante doit, par définition, apporter une contribution théorique. Cette contribution n’est pas toujours facile à apprécier étant donné, notamment, l’absence de consensus sur ce qu’est une théorie. Généralement, une théorie désigne un ensemble de concepts abstraits plus ou moins liés entre eux (typiquement de façon causale) et rendant compte de manière hypothétique, provisoire et synthétique d’une réalité plus ou moins générale. Étant donné que ces concepts abstraits ou «construits» (intelligence, motivation, conflit, culture, etc.) ne peuvent être observés directement, ils doivent être traduits en variables définies opérationnellement afin qu’on puisse les mesurer ou évaluer concrètement. De plus, une théorie doit fournir une explication de la relation qui existerait entre ces différents éléments de la réalité. Notons que d'autres liens d'ordre théorique mais non causaux à strictement parler peuvent exister, comme lorsqu'un chercheur étudie les étapes du développement de la personne, du groupe, de l'organisation ou même de toute la société, lorsqu'il veut déterminer les phases d'un processus particulier comme celui de la prise de décision ou du développement de l'intelligence ou encore lorsqu'il propose une classification rendant compte de ses observations et analyses (p. ex., une typologie des organisations ou de leurs stratégies).
Pour compliquer un peu les choses, plusieurs chercheurs utilisent l’adjectif théorique à différentes sauces que les puristes trouvent parfois difficiles à digérer. Ainsi, opposer théorique à pratique est sûrement légitime, mais ne doit pas faire oublier que le théorique est normalement très pratique et que les actions d’un praticien sont inévitablement guidées de façon plus ou moins explicite par ses théories personnelles. Par ailleurs, classifier les articles comme théoriques ou empiriques est évidemment très commode (ou pratique…), mais ne doit pas laisser croire, cela va sans dire, que seuls les premiers doivent apporter une contribution théorique. On pourrait aussi signaler que le monde théorique est parfois vu comme un univers inexistant, aux antipodes du monde réel. Finalement, insulte suprême dans certains milieux, le théorique serait la drogue des « pelleteux de nuages » qui n’arrivent pas à se convertir aux vertus du concret. Bref, selon les contextes, si ce n’est pas théorique, c’est pratique, empirique, réel ou concret, pour le meilleur ou pour le pire.
Qu'est-ce qu'une contribution théorique?
Apporter une contribution théorique consiste le plus souvent à mettre à l’épreuve une théorie ou certaines de ses hypothèses, ce qui se fait à l'intérieur d'une recherche de type hypothético-déductif. Les liens qui pourront alors être établis seront plus ou moins implicitement considérés par certains comme de véritables lois de la nature, c'est-à-dire comme des relations constantes et immuables témoignant d'un ordre sous-jacent incontournable. D'autres, au contraire, verront les régularités ainsi mises au jour comme construites et circonstancielles, c'est-à-dire comme le résultat des actions de tous ceux qui interviennent dans cette réalité et qui contribuent ainsi plus ou moins consciemment à la créer, à la maintenir ou à la transformer.
Dans le cadre d’une recherche inductive, l’apport théorique sera généralement de proposer un nouveau construit, de nouvelles hypothèses, un nouveau modèle ou une nouvelle typologie susceptible d’être ensuite mis à l’épreuve. Cet apport se manifeste normalement à la suite d’études exploratoires et descriptives au cours desquelles le chercheur examine en profondeur quelques cas traités comme fondamentalement uniques en vue de comprendre un phénomène sur lequel nous possédons peu de connaissances.
Par ailleurs, bien que ce soit la relation entre différents construits ou variables qui soit au cœur de la notion de théorie, d'autres contributions peuvent également être dites théoriques, bien qu’elles ne se rapportent pas clairement à une relation (causale ou non) entre différents construits ou variables. Ainsi, l’analyse systématique des articles publiés sur un objet donné représente une contribution qu’on pourrait qualifier d’épistémologique et qui sera considérée comme acceptable dans de nombreuses revues savantes, dans la mesure où la recherche ne se limite pas à un travail de synthèse des écrits antérieurs sur un objet donné.
Voici maintenant la liste des 10 règles présentées dans le volume. Pour chacune d’elles, je précise d’abord son objet, c’est-à-dire ce sur quoi elle porte exactement, en m’efforçant d’être le plus descriptif possible. Puis, dans un style clairement normatif, je formule des questions renvoyant à des critères d’évaluation de la qualité du travail accompli par le chercheur. Dans le cas de la règle d'or sur l'importance d'agir avec intégrité, j'insiste sur les différentes inconduites en recherche susceptibles de jeter du discrédit à plus ou moins long terme sur le chercheur et ses travaux.
Règle no 1
- Formuler clairement l’objectif général de la recherche, le « problématiser » de façon convaincante et bien mettre en évidence l’intérêt de le poursuivre.
Règle no 2
- Bien justifier les questions ou hypothèses de la recherche et rendre compte de son appareil théorique par un examen de la littérature approfondi, critique et bien structuré.
Règle no 3
- Être très explicite sur tous les éléments du cadre méthodologique de la recherche, procéder d’une manière adéquate sur le plan technique et s’assurer que tout soit en accord avec l’objectif de la recherche et ses fondements théoriques.
Règle no 4
- Présenter très clairement les résultats de la recherche et les analyser rigoureusement à l’aide de techniques appropriées.
Règle no 5
- Discuter de manière approfondie de l’apport théorique des résultats et de ses implications, sans oublier de faire état des limites de la recherche.
Règle no 6
- Attribuer au texte un titre informatif et accrocheur, et construire un résumé représentatif de son contenu et convaincant quant à la valeur de la recherche effectuée.
Règle no 7
- Citer correctement et uniquement les travaux pertinents et publiés dans des documents crédibles, tout en attribuant les idées rapportées aux auteurs qui en méritent la paternité et après les avoir examinées dans le texte d'origine.
Règle no 8
- Rédiger le texte dans un langage très clair, tout en respectant les règles et usages de la langue employée et en adoptant un style vivant et un ton approprié.
Règle no 9
- Soumettre le texte à la critique avant de l’acheminer à une revue savante, bien choisir cette revue et, le cas échéant, réagir constructivement aux demandes de modifications.
Règle no 10
- Persévérer, persévérer et persévérer…
Règle d'or
- Agir avec intégrité.
En conclusion
Le métier de chercheur est aussi passionnant qu’exigeant, du moins pour celui ou celle qui aime l’idée de contribuer à la conversation savante sur un objet de recherche. Mais c’est un métier qui s’apprend et dans lequel chacun peut s’améliorer, notamment à la suite des revers quasi inévitables qu’il va subir s’il veut que ses travaux soient publiés dans des revues de haut niveau. Si ce petit ouvrage pouvait aider un peu certains chercheurs, en formation ou non, à participer au processus de constitution des connaissances, et peut-être même à le faire avec encore plus d’enthousiasme ou de confiance, ce serait tout simplement merveilleux.
- Pierre CossetteProfesseur·e d’universitéUniversité du Québec à Montréal
Pierre Cossette est professeur associé à l'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal. Il a obtenu un MBA et un Ph. D. en administration de l'Université Laval, après avoir complété un baccalauréat et une maîtrise ès arts en psychologie à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Au cours des 25 dernières années, il a publié dans de nombreuses revues francophones et anglophones, dont Journal of Management Studies, Human Relations, Journal of Business Ethics, Management Decision, M@n@gement et Revue internationale PME. Il a également servi comme évaluateur pour une dizaine de revues savantes en gestion et en psychologie. Ses intérêts portent aujourd'hui sur le métier de chercheur, le processus de publication et l'intégrité en recherche.
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