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Yves Gingras, UQAM - Université du Québec à Montréal
Cet essai est né d’une interrogation : comment expliquer le retour en force, depuis les années 1980-1990, de la question des relations entre science et religion et des appels au "dialogue" entre ces deux domaines pourtant si éloignés par leurs objets et leurs méthodes?

[NDLR : Pour le présent texte, l’auteur reprend les grandes lignes de l’introduction de son ouvrage. Les intertitres sont de nous]

L’Impossible dialogue. Sciences et religions, Boréal et PUF, 2016.

L’interrogation

Cet essai est né d’une interrogation : comment expliquer le retour en force, depuis les années 1980-1990, de la question des relations entre science et religion et des appels au «dialogue» entre ces deux domaines pourtant si éloignés par leurs objets et leurs méthodes?

Jusqu’à récemment, en effet, l’idée qu’il faut, comme le disait déjà le frère Marie-Victorin au milieu des années 1920, « laisser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres », et ne pas s’empêtrer dans des tentatives concordistes qui cherchent à tout prix « l’harmonie » entre les découvertes scientifiques et les croyances religieuses, faisait plutôt consensus dans le monde scientifique . Étudiant en physique au cours des années 1970, je ne me souviens pas que de telles discussions aient occupé les pause-café des professeurs et des étudiants, encore moins le débat public ou le monde de l’édition. Même au cours des années 1980, alors que j’étudiais l’histoire et la sociologie des sciences, cela était encore rare et limité aux adeptes de la contre-culture et du « nouvel âge ». La question se pose donc : comment expliquer ce nouvel intérêt pour un « dialogue entre science et religion »?

Deux conceptions du monde

Pour répondre à cette question, j’ai d’abord décidé de reprendre le dossier des rapports entre science et religion à sa source et de retracer la longue histoire de leurs relations conflictuelles. Car, malgré la tendance récente de nombreux historiens des sciences à affirmer que les conflits entre science et religion n’ont rien d’inévitable, il demeure que certaines théories scientifiques sont de fait incompatibles avec certaines croyances religieuses fondées sur la lecture littérale de textes considérés comme sacrés. Si, d’une certaine manière, il est vrai que ces heurts entre conceptions du monde sont contingents et ne se transforment en conflits ouverts que lorsque des groupes sociaux organisés, ou des institutions, se mobilisent pour contrer les discours scientifiques qui les heurtent, il demeure tout aussi vrai qu’ils sont parfois prévisibles et même inévitables lorsque la science aborde des thèmes qui recouvrent ceux discutés dans des textes religieux « sacrés ».

Si les mathématiques ou la taxonomie ont posé peu de problèmes aux religions organisées, il en va autrement de la cosmologie, de la géologie, de la biologie évolutive et de sciences sociales et humaines comme l’histoire des religions et des origines de l’humanité.

En somme, si les mathématiques ou la taxonomie ont posé peu de problèmes aux religions organisées, il en va autrement de la cosmologie, de la géologie, de la biologie évolutive et de sciences sociales et humaines comme l’histoire des religions et des origines de l’humanité. Comme le notait le sociologue Max Weber au début du XXe siècle, « partout où la connaissance rationnellement empirique a réalisé de façon systématique le désenchantement du monde et sa transformation en un mécanisme causal, apparaît définitivement la tension avec les prétentions du postulat éthique selon lequel le monde serait un cosmos ordonné par Dieu ». Cette opposition, ajoute-t-il « est ressentie avec une conscience ou une logique qui sont très variables dans leur intensité ».

Histoire du divorce entre religions et sciences

Les conflits historiques entre la science et la religion – qui sont indéniables – relèvent toujours d’une lutte de pouvoir entre groupes et institutions aux intérêts divergents ou même opposés. À l’aube du développement de la science moderne, au XVIIe siècle, les institutions scientifiques étaient relativement faibles comparativement à l’Église chrétienne qui dominait largement le monde intellectuel.

La condamnation de Galilée en 1633 étant devenue un symbole qui a marqué toute l’histoire des rapports entre science et religion, je lui ai consacré deux chapitres. Au chapitre 1, je montre que c’est le rapport de force entre savants et théologiens qui explique la condamnation de Galilée. Le chapitre 2 rappelle ensuite les nombreuses tentatives des scientifiques, pendant trois siècles, de faire annuler la condamnation de Galilée et de réhabiliter sa mémoire, ce que fera finalement Jean-Paul II en 1992 à l’occasion du 350e anniversaire du décès du savant italien.

Le chapitre 3 explique que si la cosmologie a longtemps été une pomme de discorde entre la science et la théologie chrétienne, elle cède le pas, au début du XIXe siècle, à l’histoire naturelle et à la géologie, sciences qui s’institutionnalisent à leur tour et appliquent progressivement à l’ensemble de la nature une méthode naturaliste qui pousse de plus en plus toute invocation du divin hors de la sphère de la science.

Contre la tendance – devenue dominante en histoire des sciences depuis la fin des années 1980 – à nier ou minorer l’existence de conflits importants entre sciences et religions, le chapitre 4 rappelle les nombreux cas de censure d’ouvrages scientifiques par l’Église romaine et ses congrégations de l’Index et de l’Inquisition entre le début du XVIIe siècle et le milieu du XXe. Je montre aussi que si les nombreuses sectes protestantes sont moins organisées que l’Église catholique, elles n’en possèdent pas moins des moyens d’interdire des publications et de congédier ou faire taire les savants dont les conceptions scientifiques entrent en contradiction avec leurs crédos religieux.

En somme, les quatre premiers chapitres de L’impossible dialogue, retracent l’histoire du divorce entre la religion et la science, de même que les nombreux conflits qui ont jalonné ce processus du XVIIe siècle à nos jours.

Du conflit au « dialogue »

Pour mieux comprendre le contexte menant à la montée des discours sur le « dialogue » entre science et  religion, le chapitre 5 retrace d’abord l’évolution des discours. Ce parcours évolutif est tiré de l’analyse de données quantitatives sur l’importance relative des expressions « science et religion »  et « conflit entre science et religion » dans les millions de livres contenus dans Google books. Relevant l’usage du terme « conflit » entre science et religion à partir du début du XIXe siècle, cette approche permet de voir émerger les discours sur le « dialogue ». Et c’est au tout début des années 1980 que cela se produit, dans la décision du pape Jean-Paul II de revoir le procès de Galilée, symbole par excellence, dans l’imaginaire populaire et savant, de l’opposition entre pensée scientifique et croyances religieuses.

Si la décision prise en 1979 au plus haut niveau de la hiérarchie catholique a pu jouer le rôle de déclencheur, elle ne suffit toutefois pas à expliquer complètement la multiplication depuis les années 1980 des ouvrages qui combinent de façons diverses les mots science, religion et Dieu. La montée en puissance au cours des années 1960 et 1970 d’un courant de pensée syncrétique associé à la « contre-culture » et au « nouvel âge » cherchant à associer des traditions philosophiques et religieuses anciennes aux « mystères » de la physique quantique, théorie considérée comme défiant la logique et le « bon sens », a créé un terrain fertile sur lequel ont pu fleurir de nombreux ouvrages de vulgarisation prétendant que la science « la plus avancée » venait confirmer les intuitions des traditions spirituelles « les plus anciennes ». Depuis la parution de l’ouvrage phare de ce courant, Le Tao de la physique du physicien Fritjof Capra, en 1975, les éditeurs ont flairé la bonne affaire et multiplié les « titres » accrocheurs. On ne compte plus ceux qui mettent en relation Dieu et la science.

Que ces associations, le plus souvent superficielles, soient le résultat de croyances sincères ou d’un cynisme exploitant un marché lucratif importe peu. Le chapitre 6 analyse la façon dont certaines découvertes scientifiques en viennent à être utilisées pour justifier des positions religieuses ou théologiques qui n’ont rien à voir avec les sciences, mais qui usent de leur prestige pour suggérer aux lecteurs les plus imprégnés de religion que la science moderne est en fait compatible avec leurs croyances. Par ailleurs, confrontés à la montée des sectes religieuses fondamentalistes, critiques des recherches scientifiques qui remettent en question leurs croyances profondes, plusieurs scientifiques et leurs organisations appuient (pour se montrer conciliants) ces rapprochements douteux qui suggèrent que les croyants n’ont plus à se méfier des sciences modernes, lesquelles, loin de mener à l’athéisme comme on le pensait souvent, pointeraient plutôt en direction d’une nature créée par un être supérieur.

Science et religion au paradis…

Un autre élément important dans la croissance exponentielle des ouvrages consacrés aux rapports entre science et religion depuis une vingtaine d’années est l’action de John Templeton (1912-2008) et de sa Fondation. Originaire du Tennessee et presbytérien dévot, il a fait fortune dans la finance et s’est installé dans le paradis fiscal des Bahamas. Croyant que la science et la religion devraient se rapprocher, il crée en 1972 le prix Templeton pour récompenser une personne ayant contribué au « progrès » de la religion. Devenu citoyen britannique et promu au rang de baron par Margaret Thatcher, il devient Sir Templeton en 1987. La même année, il met sur pied la Fondation John Templeton et, dix ans plus tard, il fonde les éditions Templeton.

Les chapitres 5 et 6, analysent la manière dont cette fondation, dotée d’un capital de plus d’un milliard de dollars, distribue chaque année des dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre science, religion et spiritualité. À compter du milieu des années 1990, le prix Templeton est d’ailleurs fréquemment attribué à des astrophysiciens qui proposent – directement ou indirectement – des interprétations religieuses ou spiritualistes de la physique moderne. La Fondation a également joué un rôle majeur pour imposer en histoire des sciences le thème du « dialogue » entre science et religion. Toujours  au chapitre 6, je montre que ces soi-disant dialogues ne sont en fait qu’une reformulation moderne des vieux thèmes de la théologie naturelle, dont les arguments n’ont pas vraiment évolué depuis la fin du XVIIe siècle.

La Fondation Templeton, dotée d’un capital de plus d’un milliard de dollars, distribue chaque année des dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre science, religion et spiritualité.

L’autonomie relative de la science : fruit d’une fragile conquête

En se plaçant sur le plan institutionnel, mon essai prend en quelque sorte le contre-pied du courant actuellement dominant chez les historiens des sciences qui étudient la question des rapports entre science et religion depuis le milieu des années 1980. Trop de débats sur les rapports entre science et religion confondent en effet ce qui relève des convictions religieuses personnelles des scientifiques et les discours de l’Église en tant qu’institution. Il est frappant de constater une curieuse unanimité à constamment sous-estimer les conflits les plus avérés qui ont opposé les sciences à certaines croyances religieuses et leurs institutions, à confondre les niveaux d’analyse ou même à passer des sources sous silence (je donne des exemples de ces procédés dans le chapitre 5). Montrer que les croyances ou motivations religieuses de tel ou tel savant ont pu influencer positivement ses recherches peut être intéressant d’un point de vue biographique, mais n’éclaire en rien la manière dont les institutions religieuses ont réagi devant certaines découvertes scientifiques.

Enfin, la séparation de plus en plus complète entre les institutions scientifiques et les institutions religieuses n’empêche pas divers groupes religieux de continuer à exercer des pressions externes (sociales et politiques) pour limiter la liberté de la recherche scientifique. En effet, les divers groupes religieux qui continuent de croire au sens littéral de textes qu’ils considèrent comme « sacrés », car inspirées – ou même dictés – par Dieu, ne cesseront probablement jamais de tenter de limiter la liberté de la recherche sur toute question qui remet en cause tout ou partie de ces « révélations ». Depuis les années 1980, ces luttes, surtout celles concernées par la théorie de l’évolution, ont une portée globale, car elles touchent autant le monde chrétien que le monde musulman. Elles constituent les plus récents exemples de tentatives de diminuer l’autonomie de la science au nom de croyances que certains groupes organisés veulent imposer à tous.

Depuis les années 1980, ces luttes, surtout celles concernées par la théorie de l’évolution, ont une portée globale, car elles touchent autant le monde chrétien que le monde musulman.

Je consacre le dernier chapitre de l’ouvrage à analyser les effets de la montée des spiritualités autochtones et des croyances aux médecines dites traditionnelles sur la remise en cause des sciences les mieux établies. Ces controverses permettent en effet de montrer de manière concrète que la pratique des sciences n’a rien de naturel ou d’universel et qu’elle repose, comme le disait le sociologue Max Weber, sur des présupposés culturels qui, s’ils ne sont pas partagés, génèrent des dialogues de sourds et créent des communautés de pensée incommensurables. Ces remises en question récentes de la pensée scientifique rappellent aussi que l’autonomie relative de la science est le fruit d’une conquête et qu’il serait naïf de penser qu’elle est irréversible.


  • Yves Gingras
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.

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