L’univers des "think tanks" est à la fois un moteur et un produit de la généralisation du discours d'expert dans la sphère politique. Il s’organise autour de postures où l’expertise se politise et où l’intervention de l’intellectuel acquiert un caractère technique.
Les experts sollicités par les médias ou par les autres acteurs sociaux proviennent souvent du milieu universitaire. Normal, pensera-t-on, car les professeurs-chercheurs font métier d’acquérir un savoir particulier dans un champ précis. Cependant, et ce tout particulièrement depuis les années 1970, on fait de plus en plus appel à des experts issus des organisations qu’on appelle think tanks. Ces experts sont parfois des universitaires sollicités pour des études ponctuelles ou des intellectuels d’origines diverses qui se servent des think tanks comme canaux de diffusion. Plusieurs organisations disposent également de leur propre personnel de recherche. Elles soutiennent ainsi des voix particulières et permettent à de nouvelles figures de l’expert d’asseoir leurs interventions.
Des créatures hybrides
Les think tanks sont des organismes hybrides qui partagent des caractéristiques de centres de recherche, de maisons d’éditions, d’organes médiatiques, de groupes d’intérêts, d’ONG activistes, etc. Comme il est difficile d’établir des traits distinctifs, les définitions demeurent nébuleuses.
Leurs approches oscillent d’ailleurs entre la recherche savante et l’activisme politique, et le savoir produit par une grande part des think tanks est marqué par l’ambivalence entre ces deux registres. Selon le cas et le contexte, leur discours est repris et mobilisé comme une expertise, c’est-à-dire comme une autorité relative à une sphère de connaissance donnée. Or, dans d’autres cas, leurs interventions rappellent plutôt la figure de l’intellectuel qui se fait interprète du monde social dans l’optique de transformer, enrichir, complexifier ou encore conforter la perspective des acteurs sociaux.
L’univers des think tanks est à la fois un moteur et un produit de la généralisation du discours d'expert dans la sphère politique. Il s’organise autour de postures où l’expertise se politise et où l’intervention de l’intellectuel acquiert un caractère technique.
Les think tanks sont des organismes hybrides qui partagent des caractéristiques de centres de recherche, de maisons d’éditions, d’organes médiatiques, de groupes d’intérêts, d’ONG activistes, etc.
Actifs au Canada depuis les années 1970
Les think tanks se sont progressivement installés dans le champ discursif canadien en matière de politiques publiques, tout particulièrement depuis les années 1970. Les témoignages de leurs membres se font voir et entendre dans les médias, les commissions d’examen, les comités parlementaires et divers ateliers et conférences. Ils publient des rapports et des monographies, certains disposent même de leurs propres périodiques. Ils cherchent souvent à construire des réseaux et à stimuler le dialogue en invitant hauts fonctionnaires, activistes, universitaires ou représentants du monde des affaires à leurs conférences, déjeuners-causeries, ateliers, etc. Certains réalisent des contrats de recherche auprès d’organismes gouvernementaux. Les think tanks les plus importants disposent de ressources leur permettant d’entreprendre l’ensemble de ces activités. Les membres des think tanks font aussi sentir leur présence dans les médias : par l’écho de leurs rapports, par leurs participations à des entrevues et par leurs soumissions à des tribunes libres, entre autres. Aujourd’hui, leurs stratégies se diversifient, et ils font circuler leurs commentaires et leurs analyses sur Internet et dans les réseaux sociaux.
Pour les médias, les think tanks (eux-mêmes avides d’intervenir) peuvent servir de sources rapides d’informations et d’opinions sur des questions précises. Pour les décideurs politiques, ils offrent conseils et arguments pour élaborer, soutenir ou critiquer des projets de loi et des politiques publiques.
Source fiable ou instrument de propagande
De manière générale, on retrouve deux images contradictoires des think tanks. Ils sont perçus soit comme une source d’expertise fiable et indépendante, soit comme des instruments de propagande et des générateurs de bruit.
L’ambivalence que suscitent ces « laboratoires d’idées » relève en partie de la nature de leurs activités qui jouent sur l’équilibre entre l’expertise scientifique et la pertinence politique ou l’engagement idéologique. Cette ambivalence prend aussi racine dans la concordance entre les positions de certains think tanks et celles de plusieurs groupes d’intérêts. Cependant, elle est plus clairement comprise à la lumière du développement historique de ces organisations.
De manière générale, ils sont perçus soit comme une source d’expertise fiable et indépendante, soit comme des instruments de propagande et des générateurs de bruit.
Une histoire d’abord américaine
L’analyse de l’essor des think tanks passe nécessairement par une visite chez nos voisins du sud, car leur ADN est d’abord américain. Encore aujourd’hui, le paysage politique de ce pays comporte un volume, une diversité et une hiérarchisation de think tanks beaucoup plus importants qu’ailleurs.
Ainsi, aux États-Unis, des organismes indépendants voués à l’analyse des politiques publiques émergent au début du XXe siècle et se développent progressivement, de concert avec la consolidation de l’État providence et le déploiement de l’appareillage technoscientifique gouvernemental.
Au cours du siècle, ces organismes entreprirent des projets pour rationaliser la gouvernance, atténuer les impacts négatifs de l’industrialisation, maîtriser les cycles économiques, développer des systèmes de prise de décision stratégique, évaluer l’efficacité des politiques sociales, etc. Leurs objectifs furent toujours politiques, mais ils œuvraient alors autour des consensus émergents, largement progressiste et keynésien, et ils maintenaient une attitude relativement désintéressée.
Puis, au summum des crises politiques et civiles des années 1960, des acteurs de la gauche et de la droite ont renouvelé leurs tentatives de rompre avec ce consensus centriste et libéral. Le langage de l’expertise étant bien établi dans l’arène politique, les membres d’une nouvelle vague d’activistes fondèrent leurs propres organismes de recherche pour asseoir leur crédibilité et affronter les technocrates dans l’arène de l’expertise en matière de politiques publiques. Le Institute for Policy Studies (1963) et le Hudson Institute (1961), respectivement de la gauche et de la droite politique, seront les précurseurs de cette nouvelle vague d’instituts. Ils sont suivis par des exemples plus caractéristiques comme le Heritage Foundation (1973) et le Cato Institute (1977).
Ce sera par l’effervescence du mouvement conservateur entre 1960 et 1970 et le développement d’organes de recherche néolibéraux entre 1970 et 1980 que se constituera la plus grande part des nouveaux think tanks, mais des think tanks de gauche (toutefois moins nombreux et moins importants) vont aussi se joindre à l’échiquier.
À partir de cette époque, plusieurs instituts de politiques publiques se forment avec un penchant idéologique clair et une prédilection pour le marketing agressif de leurs idées. Face à cette concurrence et à l’accélération des cycles médiatiques, des think tanks réputés comme désintéressés vont également commencer à privilégier des stratégies de diffusion et de marketing plus actives.
Ce sera par l’effervescence du mouvement conservateur entre 1960 et 1970 et le développement d’organes de recherche néolibéraux entre 1970 et 1980 que se constituera la plus grande part des nouveaux think tanks, mais des think tanks de gauche (toutefois moins nombreux et moins importants) vont aussi se joindre à l’échiquier.
Sciences sociales et think tanks canadiens
Au Canada, l’usage des sciences sociales par l’État fut surtout introduit par des réseaux d’intellectuels universitaires qui firent leur entrée dans la fonction publique à partir des années 1930. Dans la première moitié du XXe siècle, des associations professionnelles, des clubs et des groupes de discussion sont créés, certains devenant par la suite des think tanks (ex. le Canadian Council on Child Wellfare est fondé en 1920 et devient le Canadian Council on Social Development en 1971 alors que le Canadian Institute of International Affairs est fondé en 1928). Toutefois, l’émergence d’un réseau d’organismes indépendants d’analyse de politiques publiques au Canada ne débute véritablement qu’à partir des années 1970. De nouveaux think tanks sont alors créés et des organismes plus anciens se réorientent vers l’analyse des politiques publiques.
Certains think tanks créés entre 1970 et 1980 viennent d’initiatives individuelles. D’autres sont fondés par des actes gouvernementaux. Or, on note aussi l’émergence de think tanks plus activistes qui entretiennent des liens étroits avec des groupes d’intérêts organisés. Depuis, plusieurs organismes se sont joints au paysage canadien de l’expertise en matière de politiques publiques et, comme aux États-Unis, plusieurs d’entre eux sont animés par des positions idéologiques claires. Certains s’inscrivent au cœur de réseaux complexes comportant des groupes d’intérêts, des citoyens engagés ou encore des élites économiques ou politiques.
Du Conference Board à l'IRIS
Le Canada compte maintenant une centaine de think tanks, le décompte précis variant selon les définitions. On trouve parmi les plus connus le Conference Board du Canada, l’Institut Fraser, le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), l’Institut C.D. Howe, ou encore l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP). Au Québec, on retrouve l’Institut économique de Montréal (IEM), l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) et des organismes plus près du monde universitaire tel que le nouveau rejeton de HEC Montréal et du Conference Board, l’Institut du Québec, ainsi que le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO).
Le degré d’influence réel des think tanks sur les prises de décision politique est difficile à cerner. Ils n’en demeurent pas moins que ces organismes sont des acteurs politiques incontournables notamment par leur capacité à mobiliser des réseaux d’intellectuels et par leur rôle dans la diffusion des idées. Ces organismes nous forcent à éprouver de manière tangible la continuité entre le politique et l’expertise, et ils nous confrontent aux questions plus larges que cela suscite. Il devient donc essentiel de mieux comprendre les spécificités de leurs actions et de bien situer le lieu d’où ils parlent.
Ces organismes nous forcent à éprouver de manière tangible la continuité entre le politique et l’expertise.
- Julien Landry
Université du Québec à Montréal
Julien Landry est détenteur d’une maîtrise en sociologie de l’Université de Montréal et candidat au doctorat en science, technologie et société à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches doctorales portent sur les formes d’interventions politiques des think tanks au Canada. Il effectue également des recherches sur l’évaluation par les pairs et sur les sciences sociales en générales. Julien est membre du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST).
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