« Il est fréquemment demandé aux universitaires d’intervenir dans la presse écrite ou électronique. Pourquoi cette demande, qu’est-ce qui la motive? Comment les universitaires vivent-ils l’expérience d’avoir à "intervenir" dans l’espace, souvent contraignant, offert par les médias? Voilà deux questions à la source du présent ouvrage ».
Pour répondre aux deux questions énoncées, le livre réunit des textes de professeurs témoignant de leur pratique «médiatique», le point de vue de plusieurs autres ayant exercé ou connu de près le métier de journaliste, et quelques analyses de ce phénomène de collaboration qui, à notre connaissance, est documenté ici pour une première fois.
Pourquoi ces demandes?
Le journaliste a besoin d'information tantôt pour écrire un article, qui pourra ensuite être lu, tantôt pour « peupler » un reportage, qui pourra être vu et/ou entendu. De manière générale, informer le public suppose de recueillir et de mettre en jeu des compétences et des savoirs. Règle générale, on fera appel aux universitaires pour traiter de questions complexes, ou encore, pour offrir une perspective plus large sur une question, allant au-delà du champ immédiat de pratique ou d’intérêt de tel ou tel intervenant. Normalement, l’universitaire viendra compléter l’apport d’autres acteurs concernés par une question.
Du côté des États-Unis et de la France
Au Québec, ce sont les universitaires qui travaillent dans l’enseignement supérieur qui répondent aux besoins d’expertises. Ailleurs, aux États-Unis par exemple, la distribution des compétences est quelque peu différente, mais les universitaires demeurent très présents. Et ce, même si, depuis un certain temps, des manifestations populistes vont de pair avec une sorte de discrédit de leurs intellectuels. Dans les médias d’information américains dits sérieux, en tout cas, qu’il s’agisse de journaux prestigieux ou d’émissions de télévision bien cotées, on continue à s'adresser à eux. On consulte également très souvent les spécialistes d’institutions privées, les think tanks, financés par de riches organisations ou fondations, qui sont en compétition sur le terrain de « l’offre du savoir » avec les premiers (une offre bien inégale, puisque les universitaires fonctionnent dans un éthos de rigueur qui souvent les rend moins « vendeurs » que les deuxièmes). Aussi, les contraintes de temps empêchent les médias de refaire la recherche faite par d’autres, même s’ils en avaient les moyens.
En France, le système des universités, des grandes écoles et des centres de recherche financés par l’État, comme le CNRS ou les écoles normales, rendent la situation particulière. Le système scientifique (au sens large, lettres et sciences humaines comprises) est plus complexe et plus stratifié qu’il ne l’est au Québec, où, malgré la diversité des organisations (chaires, instituts, centres de recherche), la catégorie « universitaire » demeure englobante. De plus, la tradition de l’intellectuel engagé (inaugurée notamment par Zola dans l’affaire Dreyfus et poursuivie plus tard par Sartre), qui existe aussi en Allemagne (pensons à Habermas et à sa participation constante aux débats publics), est quelque chose de typique. Depuis quelques décennies, l’intellectuel médiatique, qui n’est pas toujours rattaché à l’université, jour un rôle important là-bas.
Du côté du Québec
Au Québec, sans trop de complexes, les agents des médias, le plus souvent les journalistes, font appel aux universitaires, qui sont réputés, à tort ou à raison, pour avoir quelque chose à dire. Les médias les interrogent, les citent, parce qu’on estime que leur statut ou leur spécialité les autorisent à s’exprimer sur diverses questions. Cette reconnaissance sociale permet aux universitaires d’exercer, chose assez taboue de nos jours, une certaine autorité intellectuelle, sans doute à un premier niveau parce qu’ils connaissent bien un champ de problèmes – par spécialisation ou en raison d'une expertise particulière.
«Au Québec, sans trop de complexes, les agents des médias, le plus souvent les journalistes, font appel aux universitaires, qui sont réputés, à tort ou à raison, pour avoir quelque chose à dire».
« Avoir autorité » a un second sens. L'expression signifie aussi être reconnu comme ayant le pouvoir requis pour exercer tel type d’action; par exemple, un juge prononçant une décision juridique à la cour. C’est alors une question d’institution, de mandat émis par d’autres personnes ou dispositifs munis d’autorité.
Indéniablement, les professeurs d’université ont une certaine autorité, qui relève à la fois des deux types précités. D’une part, ils sont des autorités dans les matières qu'ils ont mission d’enseigner, peu importe le pluralisme et les controverses internes à leur discipline — ce sont d’ailleurs des nuances qui disparaissent la plupart du temps sur la scène publique, quand le professeur est cité dans un article ou invité dans les médias. D’autre part, ils participent à des processus d’autorisation, puisque les étudiants qu’ils forment seront habiletés, diplômés, « reconnus » dans une connaissance et un savoir-faire.
Il y a des degrés dans cette autorité, lesquels sont distribués selon un système complexe et institué, variable selon les pays et d’une époque à une autre. Pensons, par exemple, aux sociologues, très présents dans les débats au Québec des années 1960 et 1970; sans avoir disparu, tout au contraire, ils occupent une place moins prééminente qu’à cette époque.
L’universitaire et les autres experts
La distribution de l’expertise est un phénomène complexe, et l’universitaire n’est pas seul sur ce terrain. Parmi cette distribution, il y a, chez nous comme ailleurs, les professionnels sectoriels de haut niveau, souvent considérés comme des experts de premier calibre. Il y a aussi les acteurs d’institutions concernées directement par les nouvelles. Le « défaut » de ces sources ou acteurs de premier plan est, dans certains cas, le fait qu’en étant le plus souvent attachés à une institution qui est porteuse d’intérêts fort importants et évidents, par exemple une institution financière ou un groupe de pression, leur opinion aura besoin d’être mise en balance par quelque chose de plus neutre et de moins cadré, et souvent, l’universitaire sera jugé faire l’affaire à cet égard. Toutefois, il est clair qu’il faut être prudent, car l’universitaire n’est pas non plus détaché de tout intérêt, tant s’en faut. Il peut être libre d’attaches sur une question donnée, mais il demeure au service d’une institution qui a aussi des intérêts.
Universitaires et médias : modalités d’une relation
Parmi les questions qui se posent, il y a celle de savoir si le professeur qui reçoit des demandes de la part des médias doit les accepter ou les refuser. Quelles sont nos expériences à cet égard comme membres de corps professoraux? Quelles sont les conditions de cette collaboration? Comment les relations se passent-elles entre ces deux importants corps de professionnels de la sphère publique, les journalistes et les universitaires?
Il y a sans doute autant de réponses à ces questions qu’il y a de personnes et de situations. On peut penser que l'intervention de l'universitaire dans les médias relève du service public, dans la mesure où comme professeur et chercheur il est soutenu par un État qui lui demande de rendre des services à une collectivité. Pour prendre mon cas, il m’est arrivé assez souvent, comme plusieurs de mes collègues, de refuser des demandes, soit par manque de disponibilité, soit en raison de délais trop brefs, ou encore, parce que les demandes me semblaient trop éloignées de mes compétences. Je n’ai pas compté mes refus, mais ils sont probablement aussi nombreux que les acceptations.
Au sens technique, selon les différentes conventions collectives de ces personnels syndiqués que sont chez nous les professeurs, ces interventions ne font pas explicitement partie de la tâche (quoique certains d’entre nous les fassions aisément entrer dans le « service à la collectivité », une catégorie moins importante, dans notre travail, que l’enseignement et la recherche) et elles ne comptent pas dans le processus d’évaluation de collègues.
«C’est du travail tout à fait bénévole – alors que collectivement, il y a bien sûr un prix élevé à payer pour le développement de ces expertises».
Bref, ces compétences n'interviennent pratiquement pas ni dans l'avancement professionnel ni dans le progrès du savoir. Elles n’en sont pas moins sollicitées, on les tient pour acquises assez souvent, et c’est du travail tout à fait bénévole – alors que collectivement, il y a bien sûr un prix élevé à payer pour le développement de ces expertises. La collaboration entre universitaires et journalistes est d’ailleurs un fait vérifiable et massif, les professeurs et leurs institutions y trouvent sans doute leur compte en termes d’exposition des travaux menés. Quelles en sont les modalités? Voilà ce à quoi viennent en partie répondre les textes réunis dans cet ouvrage.
Ont contribué à l’ouvrage : Sami Aoun, André H. Caron, Raymond Corriveau, Françoys Gagné, Corinne Gendron, Jean-Herman Guay, Michel Lacombe, Serge Larivée, Alain Létourneau, Ninozka Marrder, Catherine Mathys, Armande Saint-Jean, Carole Sénéchal.
- Alain Létourneau
Université de Sherbrooke
Alain Létourneau est professeur à l’Université de Sherbrooke depuis 1994. Philosophe et historien des religions, il s’est surspécialisé dans les questions touchant la communication et l’argumentation, en particulier ce qui concerne les questions d’éthique et de gouvernance environnementale. Il est membre de la Commission d’éthique en science et technologie du Québec (depuis 2012). Avec François Cooren (U. de Montréal), il a tout récemment (2013) co-dirigé l’ouvrage Dialogue and (Re) presentations, publié chez John Benjamins (Amsterdam).
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