La judiciarisation du travail scientifique est une arme dangereuse parce qu’elle met le droit, qui est un principe libérateur, au service de l’ignorance et de l’aveuglement.
En Italie, la condamnation récente de sept personnes dont six scientifiques à six ans de prison pour n’avoir pas su prédire l’éminence du séisme qui allait frapper la ville italienne d’Aquila éveille la curiosité des médias et provoque la stupéfaction de la communauté scientifique internationale.
L’affaire avait suscité au cours des mois précédents la réaction du American Association for the Advancement of Sciences (AAAS) et des éditorialistes de la revue Nature. Plus de 5000 scientifiques avaient associé leur nom à une pétition interpelant le gouvernement italien sur les conséquences néfastes d’une éventuelle condamnation pour négligence criminelle. Cette condamnation une fois prononcée, il faut évaluer toutes les conséquences de la situation
Fragilité du statut du scientifique
Ces événements mettent en lumière la fragilité du statut du scientifique. Dans le cas particulier de l’affaire de L'Aquila, les chercheurs incriminés, universitaires reconnus agissant comme experts auprès des autorités publiques, étaient intervenus en réponse aux prédictions catastrophistes émises par un particulier, fondant ses conclusions sur des mesures obtenues à partir d’une technique controversée (la détection de radon). Les observations réalisées par les scientifiques eux-mêmes ne permettant pas, elles, de confirmer l’existence d’un véritable risque sismique, on rassura la population. La catastrophe survenait une semaine plus tard.
L’événement favorisera inévitablement la montée de la suspicion vis-à-vis du travail scientifique, mais elle témoigne surtout du fossé qui sépare la réalité scientifique des perceptions que s’en fait de la population.
L’écart entre deux cultures : la « publique » et la « scientifique »
Précision de la mesure, validité et force probante des données, capacité prédictive des modèles et marge d’erreur, on est ici au cœur du travail scientifique; de ce qui fonde l’éthique, la fiabilité et la crédibilité du chercheur.
Les spécialistes de la sismologie reconnaissent tous qu’il est impossible de prédire avec certitude l’avènement d’un séisme à une semaine d’avis. Peut-être la chose sera-t-elle possible un jour, mais ce n’est pas le cas actuellement. Les attentes doivent donc rester modestes. Il est toujours plus facile de prédire le passé que l’avenir… et encore.
« On saisit du coup que la méthode scientifique reste étrangère au commun des mortels. Cette distance est celle qui nous sépare encore d’une véritable société du savoir ».
Le problème profond qui se pose ici est celui de la distance qui sépare encore la culture scientifique et la culture publique. On saisit du coup que la méthode scientifique reste étrangère au commun des mortels. Cette distance est celle qui nous sépare encore d’une véritable société du savoir. En effet, contre toutes les lois statistiques, la loterie et les jeux de hasard font encore recette dans nos sociétés, la crédulité des citoyens finance nos programmes sociaux… et dans nos quotidiens l’horoscope est une des rubriques les plus fréquentées. Malgré les protestations du milieu de la recherche, un grand diffuseur offre encore aujourd’hui à ses auditeurs une série télévisée qui tend à cautionner le caractère scientifique d’expériences paranormales; entre le scientifique du médium, il n’y a dès lors plus qu’un pas!
Pour une nouvelle communication, entre information et formation
La situation vécue par les chercheurs de L'Aquila témoigne de la nécessité pour les scientifiques de développer un nouveau type de communication, adapté au grand public : une forme de la communication qui soit à la fois et formation et information.
Ce doit notamment être le cas lorsque les conclusions de nos travaux, mal interprétés ou surinterprétés, comportent des conséquences pratiques pour la population, c’est-à-dire lorsque l’évaluation d’un risque est en jeu.
Ainsi, abordée comme un absolu, l’annonce d’un séisme imminent par les chercheurs, si elle avait forcé l’exode de milliers de ménages vers d’autres régions du pays, aurait-elle aussi pu engager leur responsabilité si le séisme en question ne s’était finalement pas produit.
Il s’ensuit qu’il ne suffit pas d’affirmer l’impossibilité de mesurer un risque précis pour conclure à son impossibilité, l’inverse étant également vrai. Mais l’opinion publique n’est pas rompue à ces nuances. Il faut dès lors affirmer clairement que, dans certains cas, on ne peut pas être clair. Être citoyen et scientifique est une posture qui s’apprend.
Distinguer le propos scientifique de la décision politique
La chose est plus vraie encore lorsque le scientifique intervient dans un contexte marqué par la polémique, comme ce fut le cas en Italie. Le citoyen est toujours prompt alors à entendre ce qu’il veut… Le scientifique ne doit pas être forcé de trancher en faveur d’une stratégie de communication publique (visant à rassurer ou à alerter la population) ou tenu de la servir ou de s’y associer, si ses propres conclusions ne le permettent pas.
Au plan pratique, les événements malheureux de l’Aquila posent le problème plus large des conditions entourant la participation des chercheurs aux travaux de certaines commissions civiles ou gouvernementales. Celle-ci ne doit pas mettre la crédibilité de la science au service d’une position idéologique ou d’une stratégie politique ou communicationnelle.
« La crédibilité de la science ne doit pas être mise au service d’une position idéologique ou d’une stratégie politique ou communicationnelle ».
En contrepartie, c’est le premier devoir du scientifique de contribuer au débat collectif si, l’opinion publique, notamment lorsqu’elle est mal informée, alimente des craintes injustifiées, comme ce fut récemment le cas au Québec dans le dossier des compteurs électroniques dits « intelligents ». De même, la participation des chercheurs au débat sur les gaz schistes aura été décisive.
Le savoir fait notre avenir commun
On comprend immédiatement le prix que pourrait représenter le retrait des chercheurs de l’espace public. La réserve et la frilosité renverraient le scientifique à son laboratoire et livreraient l’opinion publique à elle-même, à ses propres craintes. Ce serait alors le triomphe de la cartomancie sur l’idéal scientifique.
La judiciarisation du travail scientifique est une arme dangereuse parce qu’elle met le droit, qui est un principe libérateur, au service de l’ignorance et de l’aveuglement. Cette menace qui court partout ne peut être dépassée que collectivement par les scientifiques, soutenus par ceux qui croient que le savoir fait notre avenir commun.
- Pierre NoreauProfesseur·e d’universitéUdeM - Université de Montréal
Pierre Noreau est professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal où il œuvre depuis 1998. Il est politologue et juriste de formation. Il a été président de l’Acfas de 2008 à 2012.
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