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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Une fois encore, la frontière mouvante entre connu et inconnu fluctue au gré des avancées technoscientifiques. L’imagination peut donc prendre son envol et peupler l’avenir de créatures mirobolantes : nanomachines autoreproductrices, puces nanométriques et ordinateur quantique, nanobiologie et nanorobots pour la nanomédecine, etc.

Quand les navigateurs européens abordent aux Amériques, ils se heurtent à une situation inédite : d’immenses contrées totalement inconnues, qu’aucun Blanc avant eux n’a jamais foulées. Ils explorent d’abord les zones côtières, puis, peu à peu – les voies d’eau navigables aidant – ils pénètrent à l’intérieur des terres. Les nombreuses peuplades, une faune et une flore exubérantes, des fleuves gigantesques ou des chaînes de montagnes courant sur des milliers de kilomètres, tout leur paraît à la fois étrange et démesuré. Mais au fil de leur progression vers l’Ouest, le mystère retraite, à mesure aussi que s’affine leur connaissance de ce vaste continent s’étendant de l’Alaska à la Terre de Feu.Une étrange dialectique s’installe alors entre réalité et imaginaire.

Certes, on peut cartographier ces vastes étendues, en inventorier les formes de vie exotiques, on peut tant bien que mal prendre contact avec leurs habitants, apprenant au passage leurs langues, bref, on peut apprivoiser l’en deçà d’une limite territoriale. Mais la frontière mouvante entre connu et inconnu fluctue au gré des avancées sur ces terres inexplorées, reculant et se déplaçant constamment. Aussi son au-delà se peuple-t-il de lieux énigmatiques, de créatures étranges, d’humains inédits, bref de tout un répertoire qui, comme les têtes de l’hydre fabuleuse repoussant à mesure qu’on les tranchait, aiguillonne sans relâche l’imagination. Même les cerveaux rationnels n’y échappent guère. Ainsi Ambroise Paré, l’un des fondateurs de la chirurgie moderne, un esprit méthodique s’il en fut, se fend d’un Traité des monstres et prodiges, dont le contenu fait aujourd’hui sourire.

Perpétuelle migration des frontières

Avons-nous vraiment échappé à ces extrapolations fantastiques? Certes, en 2012, la géographie du globe n’a plus guère de secrets. Quant à notre système solaire, l’exploration spatiale en a progressivement reculé les bornes. Aussi l’imagination se fixe-t-elle plutôt sur d’autres systèmes, voire sur d’autres galaxies. La frontière du connu a migré, et un auteur de science-fiction qui décrirait aujourd’hui des Martiens, comme autrefois H. G. Wells, paraîtrait incongru1. Le progrès des connaissances a rattrapé les anciens récits, qu’il a rendus caducs. Soit. On peut cependant se demander ce que penseront nos lointains descendants de ces monstres hideux qui peuplent sans répit nos écrans ou nos actuels récits de science-fiction, tel Alien. Prêteront-ils à rire, comme aujourd’hui les figures de Paré?

Science et virtualités

Mais, objectera-t-on, comparaison n’est pas raison : en littérature ou au cinéma, l’imagination joue forcément un rôle primordial; il n’en irait pas ainsi dans un domaine scientifique comme la chirurgie, pratiquée par Paré. 

Est-ce si évident? En fait, curieusement, on observe aussi ce phénomène à l’œuvre en science. On y constate en effet un important décalage entre les possibilités imaginées lors d’une découverte et ses véritables conséquences : l’ouverture d’un nouveau champ de recherche génère des virtualités que l’on peut difficilement jauger. Plutôt que de marquer des limites spatiales, la frontière mouvante entre le connu et le possible est alors temporelle : elle sépare présent et avenir. Pensons, par exemple, à l’examen et à la cartographie du cerveau par l’anatomiste allemand Franz Joseph Gall (1758-1828).

Visionnaire, il fut parmi les premiers à proposer un ancrage matériel des fonctions intellectuelles, ouvrant la voie au concept moderne d’aire cérébrale. Mais enthousiasmé par cette avenue prometteuse, il sombra bientôt dans la caricature et créa un exemple type de pseudoscience, la phrénologie2. En effet, il prétendait associer les diverses protubérances du crâne aux traits de caractère, l’hypothèse sous-jacente étant que les facultés mentales exercent une pression sur le cerveau, qui déforme ensuite le crâne en conséquence3... Les générations ultérieures ont évidemment fait justice de telles sottises.

On le constate, les dérives de l’imagination prospective surviennent aussi en science. Mais c’est peut-être dans le domaine technique que le phénomène est le plus marqué. Au cours de l’histoire, il n’est presque aucune technologie dont l’avènement n’ait été salué par des projections délirantes. Aussi a-t-on l’embarras du choix. Prenons l’étrange cas de la photographie. Peu après sa naissance, durant l’épisode du spiritisme anglais (deuxième moitié du XIXe s.), on a prétendu avoir croqué les esprits (sic) un nombre incalculable de fois. Conan Doyle, le célèbre créateur de Sherlock Holmes, croyait même dur comme fer avoir photographié des fées... 

Le nanofantastique

Comme pour les grandes explorations ou la science-fiction, c’est l’histoire subséquente qui, en matière de science et technique, départage le bon grain de l’ivraie, écartant les chimères engendrées par une fantaisie débridée. C’est la raison pour laquelle, actuellement, personne ne peut prédire où mèneront les deux technologies les plus prometteuses de l’heure, le génie génétique et les nanotechnologies. En terminant, penchons-nous un instant sur la seconde.

Pour l’instant, on ignore encore les principes exacts présidant au nanomonde (échelle nanométrique, soit 10-9 m), ce niveau intermédiaire entre la cellule (échelle du micromètre, 10-6 m) et l’atome ou son noyau (échelle courant de 10-10 à 10-15 m). On soupçonne que les lois usuelles de la physique ne s’y appliquent pas toujours, une intuition confirmée par la découverte de certains phénomènes déconcertants tels que la supraconductivité électrique et thermique des nanotubes de carbone4, ou encore, l’effet Hall quantique fractionnaire, qui a valu à ses auteurs, Horst Stoermer, Daniel Tsui et Robert B. Laughlin, le prix Nobel de physique en 19985.

Comme les matériaux y acquièrent des propriétés inédites à tout point de vue — mécaniques, thermiques, électromagnétiques et optiques —, il est bien difficile de prévoir quelles applications on pourra en tirer. Dans le sillage de Kim Eric Drexler, qui a attaché le grelot dès 1986 (Engines of Creation — The Coming Era of Nanotechnology, New York, Anchor Books), on fait parfois miroiter des perspectives quasi illimitées. Quant aux investissements déjà substantiels en ce domaine, certains affirment qu’ils sont appelés à croître de manière exponentielle. 

Une certitude, l’inattendu…

Une fois encore, la frontière mouvante entre connu et inconnu fluctue au gré des avancées technoscientifiques. L’imagination peut donc prendre son envol et peupler l’avenir de créatures mirobolantes : nanomachines autoreproductrices, puces nanométriques et ordinateur quantique, nanobiologie et nanorobots pour la nanomédecine, etc. Quels produits l’ingénierie moléculaire engendrera-t-elle vraiment? Nul ne peut le dire avec certitude. Mais comme la géographie fantastique, les divagations de la science-fiction ou celles de la photographie et de la neuroanatomie nous l’ont appris, sans doute la réalité se situera-t-elle en deçà de nos rêves, tout en les débordant de manière inattendue. L’imagination, disait Rivarol, est l’amie de l’avenir. Mais même la plus valeureuse des amies a parfois besoin d’aide. Surtout lorsqu’elle refuse obstinément d’habiter le présent.

Notes :

  • 1. L’échec complet de la récente adaptation cinématographique de son œuvre, Princess of Mars, malgré des moyens financiers colossaux, en témoigne d’ailleurs avec éloquence.
  • 2. Voir à ce propos S. Jay Gould, La mal-mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2009.
  • 3. Ces conceptions bizarres nous ont tout de même valu quelques expressions colorées, telle «la bosse des mathématiques».
  • 4. Ces nanotubes sont les tout premiers produits industriels issus des nanotechnologies. Ils appartiennent, notons-le, à la famille des fullerènes, du nom du célèbre architecte Buckminster Fuller, celui-là même qui avait conçu le majestueux dôme géodésique du pavillon des États-Unis, lors de l’Exposition universelle de Montréal, en 1967. La structure de ces matériaux rappelle en effet celle du dôme.
  • 5. En anglais FQHE (fractional quantum Hall effect), cet effet est un phénomène qui se produit dans un gaz bidimensionnel d'électrons en interaction avec un champ magnétique. Dans des conditions particulières, par exemple lorsque le champ magnétique est intense et les températures très basses, les particules du système présentent certaines propriétés d’un fluide, et le rapport entre courant et tension devient alors une fraction du quantum de conductance, e2/h. Pour l’instant, aucun modèle explicatif de ces étranges fractions de la charge électrique élémentaire ne fait vraiment l’unanimité. 

  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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