Les Québécois ont maintenant une meilleure opinion de leur langue qu’en 1960, mais malgré tous les progrès réalisés, un soupçon subsiste sur la légitimité de ses usages.
Chantal Bouchard, Méchante langue; La légitimité linguistique du français parlé au Québec, collection Nouvelles Études québécoises, Presses de l’Université de Montréal, 170 p.
Pourquoi?
J’ai entrepris la recherche qui a mené à la publication de Méchante langue pour élucider une question qui continuait à m’intriguer après mes travaux à la base de La langue et le nombril; Une histoire sociolinguistique du Québec (2e édition, Fides, 2002). Que s’est-il passé entre 1760 et 1840 pour que la langue parlée au Québec perde sa légitimité?
Dans cette première étude, j’avais démontré que la très mauvaise opinion que les Québécois de 1950-1960 avaient de leur langue était étroitement liée au développement d’une image identitaire négative qui a commencé à se manifester dans la deuxième moitié du 19e siècle. Les Canadiens français se voyaient comme un peuple pauvre, ignorant, dominé politiquement, condamné à un destin médiocre. Cette image collective s’était elle-même élaborée progressivement sous la pression des événements qui, depuis la Conquête, avaient mené à l’impuissance politique d’un peuple minoritaire. J’avais utilisé toutes les sources disponibles où les Canadiens français s’exprimaient eux-mêmes à propos de leur langue : chroniques linguistiques, articles de journaux, discours, conférences, ouvrages, et je n’avais pu remonter en deçà de 1840, puisque c’est vers cette date qu’apparaissent les premières publications de ce genre. Or dès ces premiers textes, les auteurs expriment des doutes sur la légitimité du français parlé au Québec.
Par ailleurs, je connaissais aussi l’ensemble des commentaires émis sur le français parlé en Nouvelle-France et dans les premières décennies du régime anglais, des propos dans l’ensemble élogieux et qui s’entendent pour le trouver conforme à la norme contemporaine. Donc, c’est entre 1760 et 1840 que la langue parlée au Québec perd sa légitimité. Pourquoi?
Victime de la Révolution française
Ma première hypothèse était que le français du Québec était une victime tardive de la Révolution française. On sait, en effet, que le français est resté à peu près le même au Canada après le changement de régime et s’il n’était plus conforme à la norme parisienne en 1840, c’est probablement cette dernière qui s’était modifiée. Pour sa part, l’évolution linguistique en France n’a pu échapper au bouleversement social considérable produit par la Révolution. Les Canadiens français, alors privés de contacts suivis avec leur patrie d’origine, n’ont donc pu s’adapter aux transformations de la norme.
J’ai cherché à cerner au plus près ce qui avait changé dans la norme du français à la fin du 18e siècle et que l’on pourrait attribuer à court ou à long terme à la Révolution, et qui permettrait d’expliquer l’éloignement entre le français du Canada et celui des classes instruites et aisées de Paris.
L’analyse de nombreux ouvrages d’histoire du français aux 17e et 18e siècles ainsi que de divers documents de cette époque m’a permis de confirmer cette hypothèse, tout en me forçant à la nuancer. Pour expliquer les transformations de la norme du français qu’on peut observer en 1840, il faut aussi prendre en compte la montée en puissance de la bourgeoisie tout au long du 18e siècle, laquelle prend le pouvoir à la faveur de la Révolution, et peut-être surtout la rapide progression de l’alphabétisation de la population française après cet événement.
Déclassement social
Pendant ce temps, au Canada, les Canadiens français subissaient un véritable déclassement social : coupés de leur patrie d’origine, privés de leurs élites, appauvris et occupés par une puissance étrangère qui cherchait à les réduire. Ils étaient dépouillés de presque tout ce qui fait le prestige d’un peuple. En outre, le changement de régime avait provoqué une forte régression du niveau d’instruction. Il n’en faudra pas plus pour que leur français, transmis surtout oralement pendant une cinquantaine d’années, se mette à différer de la norme contemporaine de France, et ce suffisamment pour qu’on le remarque et qu’on le juge mal.
La conscience de la différence
J’ai voulu aussi comprendre à quel moment les Canadiens français avaient pris conscience de la différence qu’il y avait entre leur français et celui des classes instruites et aisées de Paris, et ce qu’ils en avaient tiré comme conséquences. Pour cela, j’ai analysé le premier ouvrage correctif paru au Québec, le Dictionnaire des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, publié en 1841 par l’abbé Thomas Maguire. Il s’agit d’une compilation réalisée par Maguire à partir d’un certain nombre de grammaires et de dictionnaires parus en France, à l’intention des élèves des collèges. Maguire y avait ajouté un certain nombre d’articles de son cru pour corriger ce qu’il percevait comme des fautes de français : prononciations déviantes, anglicismes, solécismes, barbarismes, etc. Or cet ouvrage a déclenché dans les journaux québécois une polémique qui a duré plus de six mois, car plusieurs des condamnations de Maguire furent contestées et discutées. Les textes de cette polémique permettent de cerner ce qui est légitime en matière de langue et ce qui ne l’est pas aux yeux des lettrés de l’époque.
Le début de la perte de légitimité linguistique
La grande difficulté de ces Canadiens français très cultivés à déterminer précisément ce qui appartient vraiment à la norme parisienne contemporaine m’a beaucoup frappée. Elle témoigne, en tout cas, du flottement qui a affecté cette norme pendant quelques décennies après la Révolution, car ils s’appuyaient tous sur des ouvrages français récents, lesquels se contredisaient sur bien des points. Mais ce qui ressort surtout de cette polémique, c’est que tous s’entendent sur une chose : le français parlé au Québec doit être en tout point conforme à la norme parisienne contemporaine. La seule exception qu’on s’autorise concerne les mots créés pour désigner des réalités propres au pays. Plus tard, sous l’impulsion de la Société du parler français au Canada, on proclamera légitimes les archaïsmes, les provincialismes venus de France, les créations lexicales et les expressions canadiennes-françaises. Mais en 1842, il n’en est pas question.
On peut donc faire remonter à cette polémique le début de la perte de légitimité linguistique qui affecte le français parlé au Québec encore aujourd’hui. Certes, les Québécois ont maintenant une meilleure opinion de leur langue qu’en 1960, mais malgré tous les progrès réalisés, un soupçon subsiste sur la légitimité de nos usages.
- Chantal Bouchard
Université McGill
Chantal Bouchard est professeur au Département de Langue et littérature françaises de l’Université McGill, depuis 1983. Elle a fait une maîtrise en linguistique à l’Université de Montréal et obtenu son doctorat de 3e cycle en linguistique à l’Université Jussieu Paris VII. Sa thèse portait sur les changements analogiques. Elle a été membre du Conseil de la langue française du Québec de 1998 à 2003.
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