Ce dont on témoigne pèse en soi.
Ce n’est pas un poids qu’on peut mesurer;
on ne peut pas mesurer tout ce qui s’éprouve.
Ce que j’ai vu s’accumule au fond de mon corps,
les strates s’empilent, s’imbriquent, se sédimentent,
j’ai des mensonges gravés sur les os.
« Rien du tout » d’Olivia Tapiero
Un projet transdisciplinaire
Nos projets de recherche-création sont nés d’un projet transdisciplinaire regroupant l’océanographie, la géographie, la physique, l’éthique et la littérature. Il s’agit ici d’une collaboration entre l’Université du Québec à Rimouski, l’Institut des sciences de la mer de Rimouski et l’Université du Nouveau-Brunswick. L’objectif est de rendre accessible au grand public les recherches, les données et les découvertes scientifiques liées à la remobilisation sédimentaire, et les impacts sur la productivité primaire dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent à partir du canyon sous-marin de Pointes-des-Monts. Aussi il s’agira de rendre compte du phénomène de remobilisation de la manière la plus complète possible.
De ce point de départ découlent nos deux projets en littérature, à la croisée des disciplines. L’une d’entre nous, Tina Laphenphratheng, travaille sous la supervision de Camille Deslauriers, et l’autre, Camille Bernier, progresse sous celle de Kateri Lemmens et de Dany Rondeau.
Notre présence sur le laboratoire flottant qu’est le Coriolis II s’est faite en trois missions, où nous avons participé à l’échantillonnage des sédiments, en plus d’avoir le temps et un terrain propice pour écrire et amasser du matériel de création. Ce projet est devenu possible, entre autres, grâce au Réseau Québec Maritime et le Marine Environmental Observation, Prediction and Response Network.
Notre mission en tant que chercheuses-créatrices
L’image qui représenterait bien les enjeux de notre mission serait celle du maillage. La métaphore convie, d’abord, l’idée du tissage qui, au fil des nœuds, forme un filet. Les mondes ainsi reliés sont ceux des différentes disciplines; les mondes hors et en dessous de l’eau; et les mondes des personnes à bord, soit leurs rôles et leurs imaginaires. Et puis, ultimement, ce filet d’expériences, de sensibilités et de sens nous a servi à recueillir ce qui nous apparaissait comme « parlant » et qui échappait aux « outils scientifiques à bord ». En d’autres mots, nous souhaitions apporter une attention complémentaire aux phénomènes étudiés à bord par les scientifiques, en soulevant notamment ce qui relève de la subjectivité, de la relation au territoire et au maritoire, des couches de sens (de récits, d’histoires) en lien avec la stratification, de l’univers poétique qui peut s’en dégager, du travail humain physique et mental qu’exige l’étude du Saint-Laurent et plus encore.
Sur le bateau, notre approche se manifestait par une volonté de plonger dans l’expérience offerte, et donc de ne pas se confiner à un rôle et une pratique exclusivement littéraires, ou à une posture d’observation détachée des manipulations en cours. Il nous est apparu crucial d’être disponibles, de se laisser surprendre par le cours des questions et des réponses échangées avec l’équipage et les scientifiques.
À long terme, l’idée est de créer, au fil des rencontres et des réflexions, un réseau de sens participant au dialogue transdisciplinaire.
Deux projets distincts
Même si nos projets ont un point commun, ils demeurent bien distincts. Le projet de mémoire de Tina gravite autour du carnet littéraire. Pour mieux le définir, elle explique : « J’ai recours à des notions qui, selon moi, sont intrinsèquement hybrides et hétérogènes telles que la géopoétique, la transdisciplinarité, l’intermédialité et l’interartisticité. Grâce à un corpus de carnets, je tente de discerner comment les connaissances scientifiques et philosophiques, l’art, les textures, les perceptions ainsi que les sens s’insèrent et sont présentés dans le carnet littéraire. Ma problématique a pour but d’étudier quels rapport les œuvres entretiennent avec le monde en se plaçant au cœur du paysage, en se considérant nous-mêmes comme une partie intégrale du territoire, qu’il soit urbain ou rural. »
Quant à Camille, son projet prend cette direction : « Mon objectif de recherche consiste en une réflexion sur une relation humaine à la science. Mon projet possède une multiplicité de « faisceaux » disciplinaires et théoriques, entre lesquels je souhaite naviguer avec soin. Une démarche et un corpus transdisciplinaires me font passer de la pensée littéraire aux enjeux en océanographie, des problèmes techniques de la photographie aux enjeux éthiques et philosophiques de ma problématique. Cette dernière s’est construite autour de la notion d’accident : non au sens d’erreur, mais plutôt, simplement, comme événement fortuit. Comme l’accident illumine, entre autres, une vulnérabilité (humaine ou non-humaine), j’estime qu’il est ainsi une donnée précieuse pour étudier son rôle proprement herméneutique, dans la recherche scientifique, de même que la posture éthique que l’accident provoque. La notion me suivra dans l’écriture d’une suite poétique s’attardant aux enjeux de la recherche, de même qu’à leurs ramifications incarnées. »
Extraits
Les extraits suivants ont été composés au cours des résidences d’écriture sur le navire et figureront dans nos travaux de recherche-création.
« L’échosondeur permet au navire de cartographier le plancher marin. La mesure est le son. Le son, une trajectoire.
Un itinéraire qui comprend parfois des arrêts forcés, des imprévus, des accidents.
Une fausse note. Du bateau au benthique. Du benthique au bateau.
Entre les zones de chocs réside le silence que je n’entends pas.
Un tempo que forge l’estuaire. Une musique topographique. »
(Tina Laphenphratheng)
« les mains chassent
la rouille
la vieille vie de l’eau
notre proie mange le métal
de son piège
les outils s’usent
pour sauver
la peau »
(Camille Bernier)
Au fil des recherches, plusieurs questions persistent encore: comment approcher la science par l’expérience individuelle, intime et subjective? Quel est le rôle de la création, et de qui la fait, face aux enjeux environnementaux contemporains? Ultimement, nous espérons que nos recherches-créations constitueront un terrain d’expérimentation fertile pour de nouveaux projets transdisciplinaires et collaboratifs.
- Camille Bernier et Tina Laphengphratheng
Université du Québec à Rimouski
Camille Bernier est étudiante en lettres (au profil recherche-création) à l’UQAR depuis septembre 2020. Elle a auparavant complété un baccalauréat et une maîtrise en littérature comparée à l’Université de Montréal, son mémoire portant sur les discours médicaux et littéraires à partir du Woyzeck de Georg Büchner. Ses textes sont apparus dans les revues Possibles, L’Organe, Lapsus, et Ekphrasis. Aux éditions AURA de l'Atelier Universel (Montréal), elle a publié le recueil de poésie La main pose une question de gestes en juin 2019.
Tina Laphengphratheng est étudiante à la maîtrise en lettres et création littéraire à l'Université du Québec à Rimouski où elle tente de mailler poésie, science de la mer et philosophie. Elle a participé à diverses résidences d'écriture, notamment sur le navire de recherche scientifique, le Coriolis II et avec le Carrefour de la Littérature, des Arts et de la Culture. Depuis 2020, elle travaille au journal Le Mouton Noir en tant que rédactrice adjointe. Elle est également chargée de projets pour le Mois de la poésie 2022. Elle a publié dans la revue Le Crachoir de Flaubert et dans Le Mouton Noir. Elle s'intéresse aux notions de territoire, de nomadisme, d'identité, d'intime et de fragmentation.
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