Nombreux sont les scientifiques qui tentent de percer les mystères de l'histoire de la naissance de l'univers. Dans ce billet, l'auteur relate les grandes lignes du parcours scientifique du cosmologiste belge Georges Lemaître (1894-1966) dans le développement de la théorie du big bang.
J’avais 17 ans quand j’eus mon premier contact avec le concept du big bang, c’est-à-dire la notion que l’univers avait eu un commencement, il y a quelques milliards d’années. Ce fut à la lecture de l’ouvrage des astronomes français Lucien Rudaux et Gérard de Vaucouleurs, Astronomie - les astres, l’univers (1948) dans sa version anglaise de 1959. J’ignorais alors que jusqu’au début du 20e siècle, tant les philosophes que les scientifiques étaient rétifs à l’idée même d’un univers "avec commencement". Physiciens et astronomes, quant à eux, privilégiaient un univers sans début – éternel et cyclique, apparaissant, évoluant et se détruisant dans un cycle répétitif.
Un univers avec commencement ex nihilo était un préjugé des mythes ethnologiques et religieux. Aristote, Newton, Einstein et Eddington avaient pour leur part le concept en horreur. Comment un univers pourrait-il émerger à partir de rien et comment débattre l’idée incongrue d’un avant sans temps, ni espace? Arrive alors un jeune cosmologiste belge, Georges Lemaître (1894-1966), féru de la relativité générale et bien au fait de la nouvelle mécanique quantique, qui lance un pavé dans la marre et bouleverse ce paysage fixiste.
L’univers à partir de rien
L’audacieuse hypothèse présentée par Lemaître dans la revue Nature en mai 1931 suppose « que toute la matière présente dans l’univers physique provient de la pulvérisation de l’atome primitif1. » La proposition carrément révolutionnaire est sans surprise accueillie avec énormément de scepticisme, et s'amorce alors un crépuscule de 25 ans.
Alors que Lemaître invoque les principes de la nouvelle mécanique quantique pour un début à partir de « rien », l’image d’une pulvérisation fait appel à la physique classique par le principe de l’entropie. Le nombre de particules et d’objets croît inexorablement dans le temps; si on inverse le temps, le tout se retrouve dans le paquet unique de l’atome primitif imaginé par Lemaître.
Reprise dans les années 1950 par le physicien russe George Gamow (1904-1968) et ses collègues américains Ralph Alpher (1921-2007) et Robert Herman (1914-1997), le concept de l’atome primitif devient l’embryon de la théorie du big bang. Travaillant indépendamment, quelques autres cosmologistes peu frileux, dont les Américains Robert Dicke et James Peebles de l’Université Princeton, développent savamment l’hypothèse durant la seconde moitié du XXe siècle.
La naissance du big bang
La contribution fondamentale de Lemaître en cosmologie est d’avoir été le premier à établir la jonction entre la relativité générale d’Albert Einstein et la nouvelle astronomie extragalactique. L’astrophysicien et cosmologiste français Jean-Pierre Luminet établit que Lemaître fut l’instigateur de deux révolutions : i) en 1927, se fondant sur les observations disponibles des vitesses de récession des galaxies, Lemaître propose une interprétation révolutionnaire des équations de la relativité générale pour déduire que l’espace est en expansion; ii) en 1931, renversant cette expansion, il déduit un début d’univers prenant la forme d’un « atome primitif ». Puis, cet œuf cosmique se désintègre et se disperse, créant l’espace en expansion. Lemaître estime que ce commencement à quelques milliards d’années; il parle toujours de commencement, jamais de création.
Lemaître n’employa jamais l’expression « big bang ». Ce terme est inventé par Fred Hoyle (1915-2001) pour mettre en opposition sa propre théorie de l’état stationnaire. On peut ainsi véritablement parler d’une révolution « lemaîtrienne ». La naissance du big bang décrit les conséquences tant conceptuelles que sociologiques de l’inconfortable idée mise de l’avant par le jeune chanoine.
Histoire de deux chanoines
J’aime évoquer le parallèle entre les vies et les carrières de l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) et du cosmologiste belge Georges Lemaître (1894-1966). Quatre siècles séparent ces géants qui ont transformé notre vision de l’univers. Et la réception de leurs propositions fut totalement différente. Plusieurs choses les rapprochent :
- Les deux savants œuvrent dans des pays de l’Europe du Nord pour leurs études universitaires. Copernic accomplit des études universitaires à Cracovie, puis passe sept ans à Rome pour des études avancées, notamment en droit canon, en médecine et en astronomie. Lemaître étudie les mathématiques et les sciences physiques à Louvain, puis effectue des séjours de recherche à l’Université de Cambridge en Grande-Bretagne et à l’Université Harvard aux États-Unis. Il obtient son doctorat en physique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1925.
- Après ses études universitaires, Lemaître devient professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique) en 1925 où se déroule l’entièreté de sa carrière. De son côté, Copernic s’établit au diocèse de la Varmie, en Pologne, en 1503, et entre au chapitre de la cathédrale de Frombrok (Pologne) en 1514; il y travaille jusqu’à son décès.
- Les deux furent des clercs : Copernic n’a jamais été ordonné prêtre; Lemaître le fut en 1923. Cela dit, les deux scientifiques maintiennent une séparation claire entre les domaines spécifiques à leur travail astronomique et ceux de leurs devoirs cléricaux. Copernic s’intéresse aux questions économiques, en particulier la monnaie. Au pape Pie XII, qui prétend dans son discours du 22 novembre 1951 devant l’Académie pontificale des sciences que l’astrophysique appuie la doctrine de la création, Lemaître tranche fermement : « Au sujet de l’attitude du souverain pontife, il est clair qu’elle se situe sur le terrain qui lui est propre et qu’elle n’a aucune relation avec les théories d’Eddington ou les miennes2. »
Mais il y a aussi des différences entre les parcours des deux hommes, influencés par leurs mondes sociopolitiques :
- La Pologne des XVe et XVIe siècles qu'a connue Copernic est relativement agitée. Le souffle de la Renaissance y était bien présent, mais le pays est tout de même affecté par des conflits, surtout les attaques continuelles menées par les chevaliers de l’Ordre teutonique. Au XXe siècle, Lemaître vit dans une Europe déchirée par deux guerres destructives et brassée par l’instabilité politique. Ce dernier est engagé comme soldat durant la Première Guerre et sa maison est bombardée durant la Seconde Guerre.
- Chacune à leur façon, les recherches des deux scientifiques bousculent les théories en place et les mœurs de leurs époques respectives. L’héliocentrisme de Copernic ébranlait les fondements de la vision géocentrique transformée en dogme par l’Église de Rome. Les promoteurs de l’héliocentrisme ont été persécutés et condamnés, et la théorie a été mise à l’Index. Plus tard, l’expansion de l’univers et le modèle des débuts de l’univers proposés par Lemaître sont boudés ou ignorés pendant près de trois décennies. La cosmologie mise de l’avant par Lemaître ne contredit aucun texte sacré, aucun dire de prophète. Les modèles d’univers qu’inspirent Alexander Friedmann et Georges Lemaître ont été mollement acceptés et même instrumentalisés par les autorités religieuses.
Lemaître n’employa jamais l’expression « big bang ». Ce terme est inventé par Fred Hoyle (1915-2001) pour mettre en opposition sa propre théorie de l’état stationnaire. On peut ainsi véritablement parler d’une révolution « lemaîtrienne ».
La réception de l’hypothèse de l’atome primitif : Incrédulité et inconfort
Autant les propositions d’Alexander Friedmann (en 1924) et de Georges Lemaître (en 1927) d’une interprétation dynamique des équations de la relativité générale sont ignorées jusqu’au début des années 1950, autant l’audacieuse hypothèse d’un univers "avec commencement" soudain et relativement récent (quelques milliards d’années) se heurte à l’indifférence et à l’incrédulité. Rares ont été les chercheurs, comme le grand cosmologiste américain Howard Robertson cité en avant-propos, qui ont pris au sérieux l’hypothèse de l’atome primitif. Autre exception : en 1951 alors qu’il débute sa carrière, l’astronome franco-américain Gérard de Vaucouleurs (1918-1995) qualifie l’atome primitif de « la plus grandiose théorie cosmogonique et la cosmologie la plus compréhensive qui ait jamais été proposée ».
D’aucuns ridiculisent l’approche du jeune cosmologiste belge. Par exemple, l’astrophysicien canadien John Stanley Plaskett (1865-1941), travaillant au Dominion Astrophysical Observatory de Victoria, décrit l’hypothèse de l’atome primitif comme « un exemple de spéculation virée folle sans un brin d’évidence pour l’appuyer ». Il ajoute que « de telles dérives par un mathématicien compétent ne tendent pas à générer la confiance envers les autres travaux dans la même ligne3».
Plusieurs expriment un malaise par rapport au concept d’un commencement soudain de l’univers et son aspect aléatoire ou arbitraire. Pour le physicien Robert Dicke (1916-1997), « d’avoir de l’espace d’un côté de la page, et rien de l’autre » dérange. Les contrepropositions à l’hypothèse de Lemaître sont nombreuses, allant du concept d’un univers cyclique avec d’éternels recommencements, à un univers avec rebondissements ou oscillations, et enfin un univers stationnaire, qui intègre la relativité générale et l’expansion de l’espace.
Le cœur de la résistance se forme autour du cosmologiste britannique Fred Hoyle et de ses collaborateurs, de l’anglo-autrichien Herman Bondi (1919-2005) et de l’autrichien Thomas Gold (1920-2004). Ces brillants théoriciens défendent la théorie de l’état stationnaire. Leur approche est aussi bouleversante sur le plan philosophique que celle de l’atome primitif, mais elle est mieux reçue; l’univers éternel avec création continue est plus acceptable qu’un univers avec un commencement et une création ab initio. Cependant, l’observation d’objets lointains différents de ceux de l’univers proche, suggère une évolution de l’univers et ébranle la théorie « stationnaire ». Puis, d’autres observations fourniront un appui crucial au modèle Friedmann-Lemaître et faisant ainsi crouler l’élégant édifice théorique de l’équipe Hoyle.
Plusieurs expriment un malaise par rapport au concept d’un commencement soudain de l’univers et son aspect aléatoire ou arbitraire. Pour le physicien Robert Dicke (1916-1997), « d’avoir de l’espace d’un côté de la page, et rien de l’autre » dérange. Les contrepropositions à l’hypothèse de Lemaître sont nombreuses, allant du concept d’un univers cyclique avec d’éternels recommencements à un univers avec rebondissements ou oscillations, et enfin un univers stationnaire, qui intègre la relativité générale et l’expansion de l’espace.
Hélium et fond de rayonnement cosmique en microonde
L’observation d’un plancher, d’un minimum dans la quantité d’hélium, l’élément le plus abondant après l’hydrogène et observé dans tous les astres, ajoute un autre clou dans le cercueil de l’état stationnaire. Cet hélium, qui représente environ 25% de la masse baryonique de l’univers, était si abondant qu’il était impossible de le produire en si grandes quantités dans les étoiles selon les mécanismes normaux. La majeure partie de l’hélium observé pouvait et devait provenir d’une phase très chaude dans la jeunesse de l’univers, comme l’avait mis de l’avant George Gamow et ses collègues.
Lemaître a ainsi une juste intuition lorsqu’il évoque l’existence de vestiges de l’univers primitif, et que ces débris résultant de la chaudière cosmique primordiale sont toujours observables; il avait raison. Mais ces vestiges ne sont pas des rayons cosmiques, particules chargées de hautes énergies qui bombardent la Terre, comme Lemaître le pensait. Il y a vestige, oui, mais il s’agit du fond de rayonnement microonde à 2,7 K. au lieu de particule de matières. Pour illustrer cette différence, imaginez une lumière refroidie qui remplit l’univers.
Le coup de massue final est ainsi donné en 1964 par l’observation, faite par des physiciens américains Robert Wilson et Arno Penzias, d’un fond uniforme sur tout le ciel d’un faible rayonnement en ondes radio centimétriques et millimétriques (microonde) correspondant à une température de 2,7 K.
En octobre 2019, James Peebles partage le Prix Nobel de physique pour le développement une théorie cohérente de la physique de l’univers jeune, dans la foulée de l’idée proposée par Lemaître en 1931.
Les leçons
Il est des plus probables que, dans le sillage de travaux futurs, l’histoire de l’univers se révèlera différente de celle proposée par la théorie du big bang sous sa forme actuelle. Nous n’avons aucune raison de penser que nous vivons à une époque privilégiée où tous les éléments mesurables et toutes les connaissances sont en place pour permettre une description complète de l’univers et de son histoire, loin de là. Néanmoins, le big bang demeure la théorie qui rend compte le plus complètement des propriétés de l’univers tel que nous l’observons aujourd’hui et de son évolution telle que nous la reconstruisons.
Cette théorie demeure généreuse dans ses prédictions et ces dernières sont vérifiables expérimentalement; la théorie fonctionne. Ce succès n’empêche pas l’exploration d’une origine de l’univers sans « bang ». Telle est par exemple la proposition du cosmologiste américain Paul J. Steinhardt et du physicien théoricien sud-africain Neil Turok d’un modèle d’univers cyclique pour lequel ils prédisent des caractéristiques différentes de celles du big bang classique4. Le modèle cyclique prédit une empreinte des ondes gravitationnelles primordiales sur le fond de rayonnement cosmique microonde qui donnerait un patron de polarisation particulier. Des expériences sont en cours ou prévues pour tenter de mettre en évidence cette subtile signature.
Il est des plus probables que, dans le sillage de travaux futurs, l’histoire de l’univers se révèlera différente de celle proposée par la théorie du big bang sous sa forme actuelle. Nous n’avons aucune raison de penser que nous vivons à une époque privilégiée où tous les éléments mesurables et toutes les connaissances sont en place pour permettre une description complète de l’univers et de son histoire, loin de là. Néanmoins, le big bang demeure la théorie qui rend compte le plus complètement des propriétés de l’univers tel que nous l’observons aujourd’hui et de son évolution telle que nous la reconstruisons.
- 1Georges Lemaître, « The Beginning of the Universe from the Point of View of Quantum Theory », Nature, 1931
- 2« Univers et atomes », conférence du 23 juin 1963, Namur, citée par Dominique Lambert, op. cit., 2011, p. 283.
- 3John S. Plaskett, « The expansion of the universe », Journal of the Royal Astronomical Society of Canada, 1933, vol. 27, p. 252.
- 4Paul J. Steinhardt et Neil Turok, Endless Universe, Beyond the Big Bang: Rewriting Cosmic History, New York : Broadway Books, 2007.
- Jean-René Roy
Astrophysicien et auteur
Jean-René Roy est astrophysicien. Il a travaillé à l’Université Laval, à l’Observatoire international Gemini (Hawai’i et Chili), à la National Science Foundation (États Unis) et au Space Telescope Science Institute (États Unis). En plus de Trente images qui ont révélé l’univers (PUL 2019), il a récemment publié Les héritiers de Prométhée, 2e édition (PUL 2017), Sur la science qui surprend, éclaire et dérange (PUL 2018) et Unveiling Galaxies, The Role of Images in Astronomical Discovery (Cambridge University Press 2018).
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