Réfléchir sur les enjeux de quantification dans le milieu de la recherche, l'objet du présent dossier, c’est regarder un cas d’espèce où la société des chiffres s’exprime et se déploie.
Depuis avril 2015, Découvrir, le magazine de l’Acfas, publie des dossiers thématiques traitant des enjeux propres à la recherche et aux chercheurs. Ceux-ci, en effet, ont une perspective privilégiée de la façon dont la recherche et ses conditions de réalisation éclairent le rapport entre science et société. L'expertise (avril 2015), le doctorat, le transfert des connaissances (novembre 2015) et la santé psychologique des chercheurs, une dimension particulière du stress professionnel (à venir en avril 2016), par exemple, sont autant de questions qui touchent les chercheurs et tous les intervenants qui rendent possible la diffusion des connaissances qu'ils produisent.
Comme je le soulignais au début de mon mandat, « Nous savons depuis longtemps que le développement du savoir est l’incarnation même de l’épanouissement humain. Mais pour que la recherche puisse jouer ce rôle, elle doit être liée organiquement à la société qui la rend possible. » Penser l’un, c’est aussi penser l’autre. Les dossiers de Découvrir examinent ce lien.
Ainsi, réfléchir sur les enjeux de quantification dans le milieu de la recherche, l'objet du présent dossier, c’est regarder un cas d’espèce où la société des chiffres s’exprime et se déploie. Quels rôles joue la quantification en recherche? Selon moi, un rôle croissant qui emprunte deux voies distinctes : production et évaluation.
Entre production…
On constate d'emblée que de plus en plus de chercheurs utilisent des approches quantitatives dans leurs pratiques. Des sciences humaines aux sciences naturelles en passant par les sciences biomédicales, l’étude d’ensembles de données (souvent dites massives) leur ouvre de vastes horizons d’exploration et de découvertes inattendues. La fouille de données ou datamining, autrefois un phénomène marginal réservé à certains publicitaires, se révèle un outil heuristique utilisé dans de très nombreux champs de la connaissance.
Au-delà de cette exploration de données, la quantification rend possibles aujourd’hui de nombreuses simulations et modélisations auparavant irréalisables. Mais on oublie souvent que la démocratisation d’outils puissants de calcul s’effectua AVANT que les ensembles de données ne soient même établis : la capacité à manipuler les mégadonnées exista avant les mégadonnées elles-mêmes. C’est le développement récent d’outils, souvent automatisés et peu coûteux, de collecte de données qui ouvrit vraiment l’ère actuelle de quantification en science. La collecte aisée d’informations – des comportements web aux variations de température enregistrés par des capteurs délocalisés, aux données génomiques – fournit enfin à nos machines de calcul le carburant pour propulser le développement de plusieurs recherches à une vitesse supérieure. L'impact de la quantification en science le prouve : le développement technologique se révèle souvent une cause plus qu’un effet du développement de la connaissance.
…et évaluation
De manière plus subtile, la quantification joue un rôle croissant, et souvent néfaste, dans notre évaluation de la recherche elle-même. Yves Gingras, dans son (essentiel) livre Les dérives de l’évaluation de la recherche (2014), expose comment la science de la bibliométrie (science quantitative étudiant la publication scientifique) fut rapidement instrumentalisée d’abord par le marketing visant à promouvoir des revues scientifiques phares à haut indice d’impact, puis de manière dérivée par les institutions et les pairs eux-mêmes, qui se servent maintenant de façon abusive de pseudo-mesures d’excellence comme le H-Index. Ainsi, en adoptant de pâles et cruelles imitations d’outils bibliométriques, plusieurs chercheurs ont inconsciemment remplacé leur jugement d’expert par des métriques inappropriées. Ironiquement, alors que les chercheurs défendent de manière nuancée leur propre expertise sur des questions scientifiques, ils préfèrent trop souvent se laver les mains avec des chiffres lorsque vient le temps d’évaluer la production des autres.
Ainsi, alors que dans la production de la connaissance, la quantification mène à des avancées indéniables, cette même quantification fait souvent perdre la tête lorsque vient le temps d’évaluer la production. Comment expliquer cette asymétrie? Peut-être par le rôle du qualitatif dans les deux démarches. Le qualitatif ne peut pas disparaître de la production de connaissances : plusieurs phénomènes naturels et humains sont assez rares pour nous forcer à admettre que la quantification n’offrira pas toutes les explications. Les bonnes études qualitatives ne seront pas supplantées par de plus grandes études quantitatives (l’inverse est vrai aussi) : quantitatif et qualitatif sont deux outils servant à étudier différentes propriétés. Par analogie, dans l’évaluation de la recherche, le qualitatif reviendrait à lire les articles de nos collègues pour en déterminer la qualité plutôt que de se baser exclusivement sur le nombre de citations. Lire les articles de nos collègues... Le fait que cette suggestion puisse sembler radicale ou irréaliste n'est-il pas le meilleur indice que nous sommes vraiment dans l’ère de la quantification?
- Frédéric Bouchard
Président de l'AcfasPrésentation de l’auteurTitulaire d’un doctorat en philosophie de Duke University, Frédéric Bouchard s’intéresse principalement aux fondements théoriques de la biologie évolutionnaire et de l’écologie ainsi qu’au rapport entre science et société. Il est professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal ainsi que le premier titulaire de la chaire ÉSOPE de philosophie. Il a été directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie et membre du conseil d’administration du Fonds de recherche du Québec-société et culture (FRQSC). Il a récemment été nommé vice-recteur associé à la recherche, à la découverte, à la création et à l’innovation de l’Université de Montréal.Frédéric Bouchard a été élu à la présidence de l’Acfas en décembre 2015, pour un mandat de deux ans.
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