L’un des défis de l'application des savoirs est de pouvoir attirer, intéresser, et retenir l’attention. Ainsi, nous avons décidé de nous embarquer dans une aventure relativement originale, croyons-nous : le partage des connaissances sous la forme de dessins satiriques.
[Valéry Ridde, Ludovic Queuille, Nicola Barrau. Financement et accès aux soins en Afrique de l’Ouest : données empiriques, dessins satiriques et idée reçues, janvier 2015.]
«Je me souviens » n’est pas seulement la devise du Québec, c’est aussi le titre d’un livre du fameux Georges Perec, écrivain membre de l’OULIPO. L’OUvroir de LIttérature POtentielle est un regroupement d’auteurs ayant décidé, notamment, de se donner des contraintes dans l’écriture. L’un des plus célèbres est certainement Raymond Queneau qui raconte 99 fois la même histoire de 99 manières différentes dans son livre « Exercices de style ».
L’écriture dans le domaine universitaire est, elle aussi, enchâssée dans des contraintes majeures qui façonnent des textes scientifiques rarement adaptés au grand public ou aux décideurs politiques. Or, dans le domaine de la santé publique où nous exerçons, qui est plus un champ de pratiques qu’une science à part entière, de très nombreuses recherches sont organisées pour être utiles et utilisées. Elles visent à nourrir les prises de décisions pour changer les politiques et les pratiques d’interventions (ce n’est évidemment pas toujours très efficace, comme on peut le voir dans les réformes actuelles de la santé publique au Québec où les données probantes semblent être ignorées par les décideurs).
L’un des défis dans cet objectif d’application des connaissances est son pouvoir d’attraction. Il faut attirer, intéresser, et retenir l’attention. Ainsi, nous avons décidé de nous embarquer dans une aventure relativement originale, croyons-nous, de partage des connaissances sous la forme de dessins satiriques.
Des mythes aux données probantes
Sur le fond, l’objectif est de partager des résultats de recherche, de pointer des défis et de lutter contre des idées reçues en illustrant des données probantes. En effet, Roland Barthes dans son ouvrage Mythologies (1970) nous expliquait, il y a bien longtemps, le « divorce accablant de la connaissance et de la mythologie » (p. 72).
L’objectif est de partager des résultats de recherche, de pointer des défis et de lutter contre des idées reçues en illustrant des données probantes.
« Nous nous souvenons », par exemple, d’un gynécologue au Burkina Faso se levant devant ses pairs et des hauts décideurs pour affirmer, avec toute la certitude de sa fonction, que rendre les accouchements gratuits pour les femmes allait accroître la natalité du pays.
« Nous nous souvenons » au Bangladesh, d’un économiste de la plus grande ONG de développement du pays insistant sur l’importance de demander aux indigents de payer une cotisation minimale à l’assurance de santé qu’il voulait mettre en place, pour contrer les abus.
Sans aller aussi loin, au Québec, des hauts responsables de la santé pensent que le démantèlement de la santé publique permettra de réaliser des économies au bénéfice de la population1.
La caricature pour transmettre des données sensibles
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini sur la circulation d’idées reçues dans le domaine de la santé, dont l’explication de leur permanence dépasse le cadre de cet article. Le pari que nous tentions avec cet album de caricatures était de partager des connaissances de manière originale. Elles étaient largement connues par les chercheurs et disponibles dans les écrits scientifiques2, mais peu accessibles aux décideurs. Nous avions aussi décidé de nous centrer sur des sujets particulièrement sensibles, polémiques et faisant souvent l’objet de débats entendus dans notre pratique quotidienne de la santé publique en Afrique.
Il est question de sujets particulièrement sensibles, polémiques et faisant souvent l’objet de débats entendus dans notre pratique quotidienne de la santé publique en Afrique.
Pour la forme, nous avons souhaité innover afin de pallier les carences des classiques publications scientifiques et interpeller les lecteurs. Nous avons utilisé la satire pour diffuser des données probantes au-delà des contraintes de l’écriture scientifique. De plus, notre expérience nous a appris que les perspectives étaient souvent polarisées, chacun cherchant à défendre son option politique ou d’autres associant abusivement les chercheurs à leurs objets (par exemple, si votre recherche montre les effets positifs des mutuelles de santé, on va vous targuer de promoteur de cette option, oubliant vos autres écrits rapportant des effets négatifs sur le sujet). L’humour est justement une bonne approche pour déminer les polarisations.
Des dessins en collaboration avec un « expert » local
Ainsi, nous nous sommes associés avec un caricaturiste célèbre en Afrique de l’Ouest (voir son texte ci-après) pour représenter certaines données probantes sur le financement de la santé dans la région au moyen de 14 dessins, mis en ligne sous la forme d’un album animé (flipbook) contenant également de courts textes explicatifs correspondant à chaque caricature. Ils peuvent aussi être téléchargés sous différents formats (Flipbook, PDF, JPG, etc.) pour différentes utilisations (en album, dessins à l’unité, en poster, en projection, etc.). Pour rester dans le ton de l’humour, nous n’avons pas non plus oublié notre propre caricature!
Les chemins de traverse du dessinateur
« Investi dans un métier où la liberté est un leitmotiv, le dessinateur de presse circule pourtant sur une ligne de crête assez étroite, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, l’actualité brûlante et le goût du lectorat pour les caricatures de politiciens ou de starlettes obligent à négliger certains sujets sociaux jugés « froids », relatifs à la santé, à l’éducation ou aux relations nord-sud. Sur la forme, la satire moderne exige un cynisme qui proscrit tout ce qui pourrait ressembler à de la compassion ou à de l’analyse pondérée.
Comment évoquer alors le quotidien de ceux qui, loin des médias, sont confrontés à la marmite qui peine à bouillir ou au front qui bout, sans que l’on soit sûr de pouvoir l’apaiser avec un médicament. Dans les pays du Sud, particulièrement, les activités qualifiées de « sensibilisation » tentent d’exploiter les compétences graphiques des cartoonists. Sans, malheureusement, composer avec leur esprit. Naissent alors des galeries de dessins souvent insipides qui, si elles ne répondent pas à un simple d’objectif d’illustration, se révèlent stériles.
L’album de dessins satiriques sur l’accès aux soins a, lui, réussi à combiner la force du graphisme et la pertinence de l’impertinence. Cette expérience innovante laisse penser que la satisfaction éditoriale du dessinateur de presse n’est pas incompatible avec l’efficacité du message transmis…
Damien Glez, dessinateur
La réception
À notre grande surprise, les effets de notre publication ont été immédiats et positifs. Dans les 40 jours suivant la mise en ligne, l’album a été visionné 5 053 fois sur Internet, dans plus de 120 pays (3 643 fois pour la version française et 1 410 fois pour l’anglaise), durant un temps moyen d’un peu plus de 8 minutes!
En outre, nous avons reçu de très nombreux messages de félicitations et d’explications de la manière dont nos caricatures ont été utilisées. La plupart du temps, il s’agit d’illustrer des présentations (scientifiques ou pas), des rapports ou des formations sur le sujet.
Le fait qu’elles soient en accès libre et gratuit, sous plusieurs formats et dans deux langues, a certainement facilité cette large diffusion et utilisation. Lors de la plus grande conférence scientifique sur les réformes des systèmes de santé en 2014 en Afrique du Sud, nous avons exposé nos caricatures en 14 affiches bilingues pendant les cinq jours de la conférence, avec grand succès. Elles étaient aussi diffusées en boucle sur des écrans vidéo dans la salle des stands. Elles ont été aussi reprises dans plusieurs blogues et médias sociaux (twitter, facebook, linkedin) et le concept a été repris par des communautés de pratiques œuvrant sur le sujet. Des journaux comme Jeune Afrique et de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) ont largement diffusé les dessins et la page Internet.
Défis de conception…
Évidemment, les défis pour la réalisation de cet album ont été nombreux. D’abord, cela nous a pris beaucoup de temps. De nombreux allers-retours ont été nécessaires entre les chercheurs et le caricaturiste afin d’ajuster la forme et le fond sur la base de scenarii de départ. Cet investissement de temps est évidemment un pari pour les chercheurs tant l’implication dans ce type d’aventure éditoriale n’est pas valorisée par le système universitaire, la promotion des carrières ou l’obtention des financements de recherche3.
Cet investissement de temps est évidemment un pari pour les chercheurs tant l’implication dans ce type d’aventure éditoriale n’est pas valorisée par le système universitaire.
« Nous nous souvenons » d’un directeur d’un centre de recherche médicale passant sous silence la production d’un livre en français où nous avions décidé de rendre accessible dans la langue des décideurs des articles publiés en anglais dans des revues peu accessibles à ces derniers. Ce qui lui importait était le facteur d’impact des revues et l’index-h, autant de critères en phase avec ses croyances, mais aussi ses contraintes de financement gouvernemental.
… défis de perception
Enfin, en ces temps difficiles pour les caricatures où l’humour des uns ne fait par rire les autres, nous avons été surpris du satisfecit général du public, traduisant certainement la qualité de la forme et du fond. Nous avons cependant été encore plus surpris par les deux seules réactions négatives, mais semblant confirmer l’intérêt d’une approche qui cherche à provoquer le débat pour faire progresser les réflexions. En Allemagne, la diffusion des dessins caricaturant des personnages d’Afrique n’a pas été formellement possible, par crainte de procès en racisme. L’Ambassadeur de France dans un pays de l’Afrique de l’Ouest, a priori connu localement pour son caractère particulier, a crié à l’inutilité des dessins (« potaches » selon son expression) et au gaspillage des fonds publics (1 000 euros!) pour leur réalisation.
Vive l’expérimentation
Au-delà de l’humour et du plaisir que nous avons eu à développer cet album, il nous semble que l’expérience montre toute l’importance, pour les chercheurs œuvrant dans les domaines de sciences appliquées, de mieux reconnaître leurs activités d’application des connaissances. C’est certainement par l’adaptation et l’évolution des contraintes de l’OULIPO académique que l’on pourra améliorer la prise en compte des données probantes.
Références :
- Valéry Ridde, Nicolas Barrau et Ludovic Queuille
Université de Montréal
Présentation des auteursValéry Ridde (valery.ridde@umontreal.ca), est professeur agrégé de santé publique à l’École de santé publique de Montréal (ESPUM) et titulaire d’une Chaire de recherche en santé publique appliquée des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Il est chercheur à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM).
Nicolas Barrau (nicobarrau@gmail.com), est diplômé en communication (mastère), assistant de recherche et chargé de communication à l’Université de Montréal. Il est entre autre responsable du développement du site Internet de Valéry Ridde et de son équipe, du relais des publications sur celui-ci et sur les réseaux sociaux. Il travaille au développement et à la collecte des données des différents outils d’analyse de fréquentation du site et autres nouveaux médias.
Ludovic Queuille (ludovic.queuille@gmail.com), était courtier en connaissances pour le compte du centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CRCHUM) de 2008 à 2014 sur la thématique de l’accès aux soins en Afrique de l’Ouest. Il est actuellement conseiller en financement de la santé pour l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS/OMS) en Haïti.Damien Glez (damien@glez.org), signant parfois sous le pseudonyme de Rox, est un dessinateur de presse éditorialiste, parolier et scénariste de séries télévisuelles franco-burkinabè. Il est directeur de publication délégué de l’hebdomadaire satirique burkinabè Journal du jeudi et membre de la Fondation Cartooning for peace.
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