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Gauhar Raza, Conseil de la recherche scientifique et industrielle, Inde, Surjit Singh,

En Inde, les enquêtes sur la compréhension de la science par le public émergent d’un mouvement scientifique largement conduit par la société civile; les préoccupations de cette dernière influant même sur les grands objectifs de recherche. [NDLR : Douze textes, en provenance de dix pays, composent le présent dossier. Ces textes seront réunis dans un document PDF]

Raza
Gauhar Raza

 

La société encerclée par la science

Fondamentaux, éthiques et fascinants, les enjeux de science et technologie gravent profondément les sociétés contemporaines. Sans surprises, la société civile veut savoir de plus en plus, d’autant que cette société « est désormais littéralement encerclée par la science »  (Fayyard, 1994).

Plusieurs affirment que la connaissance est chose publique et que la communauté scientifique représente un idéal de société ouverte. Mais les profanes, eux, « n’expérimentent » pas la falsifiabilité de la connaissance scientifique ou son supposé caractère démocratique (Golinski, 1998). Ce qui percole surtout dans le grand public, ce sont les informations scientifiques, ainsi que les choses à faire et à ne pas faire déterminées par la communauté d’experts.

Pour la majorité des individus, la science et la technologie sont plutôt perçues comme sources de solutions. À la suite d’une conférence de l’OCDE, Claudie Haignere s’interrogeait : «  […] le scientifique apporte son expertise, et le décideur prend une décision et applique les mesures. Mais qu’en est-il du reste de la population? » (Claudie Haignere, 2013, p. 39-40). C’est la question au cœur des recherches sur le public understanding of science.

Définir la culture scientifique

Plusieurs chercheurs ont tenté de définir la « culture scientifique1 » depuis l'introduction de cette notion à la fin des années 1950, mais il n’y a toujours pas de consensus (Hurd, 1958; McCurdy, 1958; Rockefeller Brothers Fund, 1958). Il est largement admis, cependant, qu’elle constitue un résultat de l’éducation scientifique. Mais lorsqu’on avance qu’elle en est l’objectif, les désaccords prennent de l’ampleur…

Il y a plusieurs raisons à cette « indéfinissabilité ». Tout d’abord, la culture scientifique est un concept englobant de nombreux thèmes éducatifs qui ont évolué au fil du temps. Certains admettent même que ce ne serait là qu’un slogan utile pour rallier les éducateurs autour d’un enseignement des sciences plus soutenu et plus rigoureux (Bybee, 1997). Il est également avancé qu’au lieu de définir la culture scientifique autour d’apprentissages spécifiques, il vaudrait mieux la conceptualiser plus largement. Cela contribuerait davantage à la compréhension et à l’appréciation de la science que les présents efforts centrés sur les résultats aux tests internationaux (DeBoer, JRST, 2000).

Du côté international

Dans les premiers travaux sur la question, Jon D. Miller a conceptualisé l’importance de la culture scientifique dans une société démocratique, en soutenant qu’elle favorise une participation active et raisonnée aux enjeux de politique scientifique et qu’elle améliore la qualité de la science et des technologies ainsi que la vie des gens (Miller, 1983).

Les premières enquêtes menées sur ce qui a été appelé « culture scientifique » ont été critiquées pour leur vision étroite de la structure de pensée des individus (Miller, 2001; Raza, 2002; Bauer, 2007). Ces études, par exemple, cataloguaient un individu comme « érudit » ou « profane »2, et elles établissaient un indice servant à des comparaisons internationales (Zhongliang, 1991). Bien que ces efforts initiaux, en Occident, aient profondément influencé les enquêtes actuelles, la plupart des chercheurs ont rejeté ce cadre au milieu des années 1990 (Baranger et Schiele, p. 29, 2012). Toutefois, le deficit model3– aussi eurocentrique, simple et addictif qu’il soit – n’a pas été remplacé par un autre cadre analytique universellement admis. Sa disparition a entraîné la création de nombreux autres modèles, conceptuels et analytiques, pour sonder le public understanding of science.

L’expérience indienne

En Inde, les enquêtes sur la compréhension de la science par le public émergent d’un mouvement scientifique largement conduit par la société civile; les préoccupations de cette dernière influant même sur les grands objectifs de recherche (Raza et coll., 1989). Le People’s science movement, par exemple, un conglomérat de plusieurs associations comptant des milliers de bénévoles, visait l’atteinte des publics profanes (Bharat Jan Gyan Vigyan Jath, 2004).

Par ailleurs, le cadre, la méthodologie et les indicateurs développés par les chercheurs occidentaux ne pouvaient s’appliquer pour évaluer l’opinion, voire la structure de pensée des Indiens. Les méthodes d’investigation étatsuniennes et européennes, pour leur part, comportaient deux importantes lacunes. Premièrement, ces méthodes pouvaient être utilisées, au mieux, pour effectuer des analyses comparatives interrégionales et transnationales. Deuxièmement, elles ne fournissaient aucun indice pour étudier la diffusion de la science auprès des populations profanes.

En Inde, l’objectif général de la recherche sur le public understanding of science, qui est d’atteindre le public profane, a déterminé le modèle conceptuel. Des instruments de mesure, des méthodologies d’enquêtes de terrain et des indicateurs spécifiques aux conditions indiennes ont alors été développés4.

Quelques préoccupations, non primordiales pour les chercheurs occidentaux, ont aussi retenu l’attention des chercheurs indiens.  « Pourquoi certaines idées scientifiques, issues des laboratoires, se répandent-elles plus rapidement que d’autres et deviennent-elles partie intégrante de la pensée des individus? », ou encore, « Quels rôles la formation scolaire, le genre, l’emploi, etc., jouent-ils dans la diffusion de la science auprès de la population profane? »

Trois questions fondamentales de recherche ont alors été posées :

  1. Sur qui devons-nous nous pencher en priorité? Sur les personnes possédant une culture scientifique ou sur celles n’en possédant pas?
  2. Quelle unité d’analyse utiliser? L’individu ou la réponse à une question?
  3. Pourquoi certains principes, lois et informations scientifiques suscitent-ils un pourcentage élevé de réponses scientifiquement correctes chez un sous-groupe culturel donné?

Les réponses à la première question nous ont fait comprendre qu’aucun citoyen ne peut être désigné comme un « inculte scientifique ». Un fermier qui n’a pas eu accès à l’éducation et aux sciences modernes utilise un savoir expérientiel et des méthodes « scientifiques » même s’il s’appuie sur des superstitions et des traditions dans d’autres aspects de sa vie.

Puis, afin de sonder la structure de pensée de la population, la « réponse » comme unité d’analyse a été retenue. Quatre catégories de réponses ont été établies : scientifiquement correctes, scientifiquement incorrectes, scientifiquement avancées et ne sais pas. Sur cette échelle, on trouvait à l’un des extrêmes une explication scientifique et de l’autre un fossé cognitif 5. Notons qu’il ne sert à rien de mesurer le pourcentage de personnes répondant correctement si notre objectif est de communiquer efficacement des contenus scientifiques. Il était néanmoins important de développer une échelle sur laquelle les réponses seraient cartographiées et statistiquement analysées.

La troisième question raffinait le cadre de recherche visant à explorer les structures de pensée. La littérature scientifique mentionne que des paramètres démographiques tels que l’éducation, le genre, l’exposition aux médias, etc., influencent fortement le public understanding of science. Cependant, le pourcentage des réponses scientifiquement correctes données par un groupe cible change de façon significative selon les indicateurs, soit les informations ou explications scientifiques choisies pour l’enquête. Beaucoup plus tard, des chercheurs chinois, qui ont mis au point un « indice de difficulté » pour chaque indicateur, ont fourni une réponse insatisfaisante à cette fluctuation. Se fiant au deficit model, l’équipe chinoise n’a pas sondé la relation causale entre la nature de l’information scientifique et le pourcentage de bonnes réponses pour une population donnée (Ren et Zhai, 2013).

Le public, la science et la distance culturelle

En Inde, réalisant que la culture générale d’une population est un déterminant majeur des structures de pensée du citoyen, on a orienté la recherche dans une nouvelle direction. Dès que l’on commence à faire de la recherche, on produit, raffine et filtre les connaissances à travers une culture propre à la science. La méthode scientifique qui consiste à structurer la réalité matérielle est hors de portée de la culture générale. En d’autres mots, il existe un écart culturel entre la science et le public. Par conséquent, la question de savoir pourquoi certains faits et explications scientifiques de phénomènes naturels, plus que d’autres, sont facilement et rapidement assimilables par la « structure de pensée » du public, a donné lieu au « modèle de distance culturelle ».

La distance culturelle est déterminée par des facteurs intrinsèques ou extrinsèques au savoir scientifique. Tous les facteurs démographiques – niveau d’éducation, âge, profession, genre, accès à l’information, etc. – sont extrinsèques. Néanmoins, ils entravent ou favorisent la diffusion de l'information. Les facteurs intrinsèques, qui maintiennent à distance culturelle les phénomènes scientifiques, sont, par exemple, « le contrôle exercé par un groupe ou un individu », « la difficulté mathématique impliquée dans l’explication d’un phénomène » ou encore « l’impact du phénomène dans la vie du groupe à l’étude ».

Dans ce cadre d’analyse, il apparaît nettement que chaque élément d’information et d’explication scientifique sélectionné comme indicateur pour évaluer la compréhension du public peut être placé à une distance culturelle spécifique (Raza et Singh, 2004). La cartographie des idées scientifiques sur l’échelle de la distance culturelle démontre que les idées et informations scientifiques ne peuvent être communiquées à différents groupes culturels en utilisant la même méthodologie. De ce fait, cette cartographie vient appuyer l’élaboration de stratégies efficaces de communication scientifique s'adressant à un groupe ou sous-groupe culturel donné.

Références :

  • Baranger, P., et B. Schiele. Science Communication Today - International Perspectives, Issues and Strategies, CNRS Éditions, 2013, p. 29.
  • Bauer, M. W., N. Allum et S. Miller. « What Can We Learn from 25 Years of PUS Survey Research? Liberating and expanding the agenda », Public Understanding of Science, SAGE Publications, 16 (1), 2007, p. 79-95.
  • Bensaude-Vincent, B. « Reconfiguring the Public of Science », dans Science Communication Today - International Perspectives, Issues and Strategies, CNRS Editions, 2013, p. 29.
  • Bharat Jan Gyan Vigyan Jatha, « Mass Action for National Regeneration », 20 December Issue, 2004, BGVS.
  • Bybee, R. Achieving scientific literacy, Portsmouth, NH, Heinemann, 1997.
  • Deboer, G.E. « Scientific Literacy: Another Look at its Historical and Contemporary Meanings and its Relationship to Science Education Reform », Journal of Research in Science Teaching, 2000, 37 (6), p. 582-601.
  • Fayyard, P. « Making Science Go, Round the Public », When Science Becomes Culture: World Survey of Scientific Culture, Schiele, B., éd., University of Ottawa Press, Canada (ISBN 0-7766-0388-4), 1994, p. 357-378.
  • Golinsky, J. « Making Natural Knowledge: Construction and the History of Science », Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1998.
  • Haignere, C. « Scientific Research in our Society: Knowledge, Confidence and Citizenships », Science Communication Today - International Perspectives, Issues and Strategies, CNRS Editions, 2013, p. 39-40.
  • Hurd, P. D. Science literacy: Its Meaning for American Schools, Educational Leadership, 1958, 16, p. 13-16.
  • McCurdy, R. C. « Towards a Population Literate in Science », The Science Teacher, 1958, 25, p. 366-368.
  • Miller, J. D. « Scientific Literacy: a Conceptual and Empirical Review », Daedalus, 1983, 112(2), p. 29-48.
  • Miller, S. « Public Understanding of Science at the Crossroads », Public Understanding of Science, 2001, 10, p. 115-120.
  • Raza, G., S. Singh et B. Dutt. Public, Science, and Cultural Distance, Science Communication, 2002, 23(3), p. 293–309.
  • Rockefeller Brothers Fund, Annual Report of Rockefeller Brothers Fund, 30 Rockefeller Plaza, New York 20, New York, 1958.
  • Raza, G., S. Singh et B. Dutt. Scientific Attitude Among Masses, A Report of the Survey Conducted at Allahabad during Kumbh Mela in 1989, NISTADS- REP-107(AV), 1991, p. 91.
  •  Raza, G.,. et S. Singh. « Cultural Distance Between Peoples’ Worldview and Scientific Knowledge in the Area of Public Health », JCOM, 2004, 3(4), A01.
  • Ren, F., et J. Zhai. « Communication and Popularization of Science and Technology in China », China Science and Technology Press, Springer, BN 978-3-642-39560-4 et ISBN 978-3-642-39561-1(eBook), 2013.
  • Zhongliang, Z. « People and Science: Public Attitude in China Toward Science and Technology », Science and Public Opinion, 1991, 18, p. 311-17.
  • 1L’auteur emploie le terme scientific literacy, traduit ici par culture scientifique.
  • 2Dans un autre contexte, cette catégorisation fait référence aux termes « savant » et « occulte » suggérés par Bernadette Bensaude-Vincent (2013, p. 104).
  • 3NDLR : « […] le deficit model reposait sur deux postulats : 1) le grand public, dans l'ensemble, manquait de culture scientifique, d'où l'idée de déficit ; en conséquence, 2) il n'était pas à même comprendre la portée du travail des scientifiques, et encore moins d'appréhender leur vision du monde ni de la partager », Bernard Schiele - http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2017/04/participation-engagement
  • 4Les études réalisées par l’équipe pendant le Kumbh Mela en 1989, le Ardh Kumbh en 1995, le Kumbh Mela en 2001, le Ardh Kumbh en 2007 et le Kumbh Mela en 2013 ont pris une trajectoire plutôt différente des études antérieures.
  • 5Les réponses appartenant à la catégorie « ne sait pas » et indiquant un fossé cognitif ont amené à réfléchir aux risques d’un tel vide. Ce vide produit, entre autres, par la perte de la culture traditionnelle, n’allait pas demeurer. Si les communicateurs scientifiques n’agissent pas, il sera comblé par des forces antiscientifiques, comme il a été observé dans de nombreuses sociétés.

  • Gauhar Raza
    Conseil de la recherche scientifique et industrielle, Inde

    Gauhar Raza, anciennement chercheur en chef au sein du Conseil de la recherche scientifique et industrielle (CSIR) en Inde (1982-2016), est présentement chercheur associé au HSRC (Conseil de la recherche en sciences humaines d’Afrique du Sud). Après avoir suivi une formation en génie électrique, il se concentre sur la vulgarisation scientifique pour le grand public et entame des recherches dans le domaine du public understanding of science dans les années 1980 en Inde. Il s’est aussi penché sur des questions touchant la culture et la science, les systèmes de connaissances indigènes ainsi que l’esprit scientifique. Gauthar Raza a mis au point le « modèle de la distance culturelle » en 1989, et il y a travaillé pendant les trente années suivantes. On peut compter parmi ses plus récents ouvrages Scientifically Yours et Eureka, inspirés d’entrevues vidéo avec des scientifiques indiens.

  • Surjit Singh

    Surjit Singh est chercheur au Conseil de la recherche scientifique et industrielle (CSIR) en Inde. Il a mené, au cours des trente dernières années, des enquêtes à grande échelle sur la compréhension de la science en Inde et dans d’autres pays. Il se spécialise dans la collecte et l’analyse de données, et la construction de bases de données. Surjit Singh est l’auteur d’articles de recherche et d’ouvrages sur le public understanding of science. Il a récemment développé un intérêt pour les connaissances du public en matière de VIH et de SIDA.

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