Le management de la recherche n’est guère interrogé par la communication scientifique. Il y a un risque véritable de laisser des pouvoirs s’installer hors du champ d’investigation des sciences humaines et sociales, et donc hors d’une nécessaire recherche sur des fonctionnements sociaux et des idéologies sous-jacentes.
[NDLR : Douze textes, en provenance de dix pays, composent le présent dossier. Ces textes seront réunis dans une version imprimée.]
Longtemps, la culture scientifique a été pensée pour le domaine limité des sciences physiques et biologiques, soit des sciences mathématisées et très instrumentées. Les sciences humaines et sociales, quant à elles, ont été implicitement considérées comme faisant déjà partie de la culture et ne nécessitant pas d’efforts de traduction, de vulgarisation ni de communication. Plus encore, les textes en sciences sociales (articles et surtout ouvrages) sont régulièrement accusés d’être inutilement arides, jargonneux, alors que l’extrême difficulté de compréhension des articles en physique ou biologie ne suscite aucune critique, puisqu’elle va de soi : c’est justement cette évidence qui a rendu nécessaire l’effort de vulgarisation, celle-ci étant envisagée comme une simple opération de traduction.
Pourtant, les concepts scientifiques propres à l’analyse du social ont aussi besoin d’être expliqués, définis. La notion de représentations sociales, par exemple (Serge Moscovici), ou celle de discours (Michel Foucault) supposent un gros travail d’appropriation, car elles transforment profondément la compréhension du monde social. Le fait que les sciences sociales soient considérées comme plutôt faciles à comprendre – avec un peu de bonne volonté – produit des effets pervers, notamment dans le contexte où les politiques de recherche se fondent sur des convictions et des idées reçues à propos de la société et des sciences.
Avec le développement accéléré en Europe, depuis 2000, du financement de la recherche par projets et par priorités économiques, sociales et politiques (la santé et le vieillissement, le développement durable, les processus de numérisation, l’économie de la connaissance, etc.), la pluridisciplinarité et la valorisation sont des exigences inscrites dans les conditions de soumission et de financement. La fusion actuelle des universités en France radicalise encore cette tendance. L’organisation systématique de collaborations, entre sciences de la nature et sciences sociales, est posée régulièrement comme une nécessité pour cette recherche par projets sur des thèmes socioscientifiques.
L'un des enjeux est que les acteurs de la gestion et du management de la recherche ne ressentent pas d’ignorance face aux sciences sociales qui, si elle était ressenti, pourrait les amènerait à essayer de comprendre le travail des chercheurs de ce domaine à propos des régimes de valeur ou des rapports sociaux (pouvoirs, légitimités), ou encore, des conceptions du lien entre savoirs et démocratie. Chacun, en gestion ou en politique, se sent compétent lorsqu’il s’agit de parler d’opinion publique, de fonctionnement des médias, de pratiques sociales, du patrimoine, etc.
Les sciences humaines et sociales ne sont pas considérées pour leur dimension réflexive et critique (et pour les concepts qui portent ces interrogations critiques), elles sont plus volontiers sollicitées, d’une part, pour l'expertise méthodologique (les pratiques d’enquête, par exemple) et, d’autre part, pour leur capacité à produire des discours et des argumentaires. Et, il y a risque de confusion. Par exemple, « l’acceptabilité sociale » est non pas un concept, mais un outil de gouvernance. Ce dernier est inspiré par une attente gestionnaire axée sur les sciences sociales lorsqu’on met en œuvre des projets dont on sait qu’ils vont profondément transformer la vie des individus et des communautés. De même, il est souvent demandé aux sciences sociales de modifier leur épistémologie pour s’adapter à la nécessité de mesurer, d’objectiver, de modéliser des processus, et ainsi de faciliter la collaboration avec les sciences physiques et biologiques. Par exemple, on leur réclamera des indicateurs chiffrables de positions ou tendances, telle la perception de la qualité de l’environnement.
On se trouve alors face à une contradiction. D'une part, les sciences sociales sont sollicitées dans des projets multidisciplinaires thématisés qui répondent au besoin de connaissances à propos de questions sociopolitiques. D'autre part, elles sont incitées à renoncer à l’effort d’être partagées et discutées facilement, pour plutôt adopter les formalismes et les langages de la mathématisation et de la modélisation. Celles-ci sont même posées comme étant la condition de leur « utilité » renforcée1.
Une des causes de ce paradoxe est peut-être un déplacement des légitimités qui transforme les besoins de compréhension de la recherche en sciences sociales en attentes de performance technique, d’une part (mesures et modélisations de phénomènes sociaux), et de communication efficace, d’autre part (production d’argumentaires et de représentations). D’où vient ce déplacement, et pourquoi n’est-il pas discuté lorsqu’il est question du rôle de la communication scientifique pour développer une réflexion citoyenne sur les sciences en société?
Des acteurs nouveaux sont entrés dans le jeu des dialogues et des relations qui nourrissent la production des savoirs scientifiques : il s’agit des acteurs d’une ingénierie du management et de la gestion. Ils interviennent sur tous les plans, dans les politiques et dans l’administration de la recherche, pour la gestion des projets et programmes, l’anticipation, l’évaluation, la communication. Cette sphère de l’ingénierie est issue, au moins partiellement, du développement des enjeux propres à la production d’instruments, enjeux qui se sont autonomisés2– qu’il s’agisse de machines ou des procédures et protocoles qui relèvent de l’ingénierie sociale, avec un marché, des compétences, des objets, des espaces. Les instruments ont structuré les sciences physiques, et les sciences de la nature l’ont été au point de devenir partiellement synonymes de celles-ci, et de porter « l’image » même de leur scientificité. L’ingénierie des sciences physiques et des sciences de la nature reste peu visible, car elle a été très fortement intégrée aux environnements et aux pratiques de recherche. Il faut pourtant rappeler que le domaine « sciences, technologies et société » s’est constitué à la fin des années 1960 et dans la décennie 1970, au moment où la critique des technosciences était considérée comme un impératif pour certains des représentants les plus importants de ce nouveau domaine de réflexion sur les sciences3. En sciences humaines et sociales, c’est le développement crucial des dispositifs destinés à cadrer les pratiques de lecture et d’écriture et à déléguer le pouvoir de fixer et de gouverner les conditions d’écriture à des « architextes, souvent des modèles informatisés4, qui ouvre dans les années 2000 une période d’instrumentation de la recherche par une ingénierie également discrète, mise au service de l’optimisation d’une logique de production standardisée.
L’informatisation, puis la « plateformisation » des activités qui produisent de la valeur (notamment les activités des scientifiques) enferment donc les sciences dans des cadres que les chercheurs professionnels ont du mal à remettre en question : il faut collaborer pour produire, il faut produire pour développer une économie marchande. La recherche est moins une activité intellectuelle autonome qu’un secteur piloté par des pouvoirs qui se retranchent derrière la « modestie » d’une volonté d’optimisation.
Dans ce contexte, les journalistes scientifiques et les professionnels de la communication scientifique – par exemple, dans les services de communication des organismes de recherche – peuvent éviter d’entrer eux-mêmes dans ce dispositif de promotion et de gestion d’une recherche qui perd rapidement ses capacités réflexives et son autonomie. Le management de la recherche n’est guère interrogé par la communication scientifique. Il y a un risque véritable de laisser des pouvoirs s’installer hors du champ d’investigation des sciences humaines et sociales, et donc hors d’une nécessaire recherche sur des fonctionnements sociaux et des idéologies sous-jacentes. Par exemple, il me semble que les acteurs de la communication scientifique peuvent réactiver des questions à propos des collaborations scientifiques, sans nécessairement se restreindre au strict périmètre de la recherche professionnelle très instrumentée. La communication scientifique peut notamment contribuer aux vifs débats qui mobilisent actuellement les chercheurs en tant qu’intellectuels. En outre, de très nombreux individus et collectifs sont engagés dans des pratiques de connaissance sans être des professionnels. Ces collaborations, peu apparentes, échappent partiellement au management de la recherche. Elles sont actuellement le foyer de questions, de dialogues, de pratiques qui se développent hors des priorités économiques, au nom d’une exigence politique et cognitive qui inspire quantité d’innovations locales.
- 1Nous sommes presque à l’opposé des thèses développées par Baudouin Jurdant tout au long de sa carrière. Jurdant considère les sciences humaines et sociales comme une instance de réflexivité pour les sciences, garantes du caractère sans cesse discutable et vivant de celles-ci. Il n’a cessé d’appeler à la nécessité, pour les sciences, de se parler, de se prêter aux questions de ceux qui s’y intéressent d’un autre point de vue que celui des chercheurs professionnels. Voir Baudouin Jurdant (entretien avec Joëlle Le Marec, « Écriture, réflexivité, scientificité », Sciences de la société, n° 67, 2006, p. 131-144.
- 2Voir Michel Grosseti et Louis-Jean Boë, « Sciences humaines et recherche instrumentale : qui instrumente qui ? L'exemple du passage de la phonétique à la communication parlée », Revue d'anthropologie des connaissances, vol. 2, n° 1, 2008, p. 97-114.
- 3On pense, bien sûr, à Levy-Leblond, Grothendieck, Pierre Clément, et aux nombreux militants d’une autocritique des sciences et d’une presse alternative critique. Voir notamment Igor Babou et Joëlle Le Marec, « La presse alternative de critique des sciences des années soixante-dix et les études de sciences contemporaines : inspirations politiques et construction académique », dans Joëlle Le Marec et Mimmo Pucciarelli, éd., La presse alternative : entre la culture d’émancipation et les chemins de l’utopie, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2013.
- 4Voir l’article fondateur d’Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, « Pour une poétique de l'écrit d'écran », Xoana, no 6-7, 1999.
- Joëlle Le Marec
Paris-Sorbonne, France
Joëlle Le Marec est professeure en sciences de l'information et de la communication au CELSA Paris 4 Sorbonne. Elle pilote l'axe Savoirs, cultures et communication de l'équipe de recherche GRIPIC. Elle a auparavant piloté le master de journalisme, culture et communication scientifique de Paris Diderot (de 2011 à 2015), et coordonné un cluster de recherche Enjeux et représentations des sciences, des technologies et de leurs usages (de 2007 à 2011) lorsqu'elle était professeure à l’École normale supérieure de Lyon. Elle a animé avec Bernard Schiele et Patrick Baranger le comité scientifique international de Science & You 2015 à l'Université de Nancy. Ses travaux portent sur les publics et leurs rapports aux institutions du savoir (bibliothèques et musées) et les discours médiatiques à propos de sciences, et sur les pratiques de communication dans les démarches de connaissances. Elle a ainsi travaillé plus particulièrement la dimension politique de la confiance, sur les savoirs du tact et du contact dans les enquêtes en sciences sociales, et sur les pratiques quotidiennes de chercheurs. Elle développe des travaux sur les alliances institutions/recherches (avec l'Office de coopération et d'information muséologiques). Enfin, elle dirige la collection éditoriale Études de sciences aux Éditions des Archives contemporaines.
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