Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
Félix Gauthier-Mamaril, Université d'Ottawa

 « Expliquer plus, c’est comprendre mieux. » Ce proverbe philosophique, qu’on lui attribue souvent, résume le mouvement d’interprétation qui caractérise sa pensée : en cherchant à mieux comprendre, à s’approprier la connaissance, on doit passer par le processus d’objectivation nécessaire pour l’expliquer.

Félix Gauthier-Mamaril
Illustration : Marine Le Dantic, Acfas.

Quiconque souhaite un regard différent sur le jeu entre l’objectivité et la subjectivité dans les sciences humaines profitera d’une lecture de Paul Ricœur (1913-2005). La carrière du philosophe français, qui enseigna à Strasbourg, Paris-Nanterre, Chicago, etc., est marquée par deux choses : son intérêt pour l’herméneutique ou la philosophie de l’interprétation, et la fondation de sa réflexion dans un rapport serré avec les sciences humaines1

Sa contribution à la question de l’objectivité se mesure selon deux parts de son travail philosophique : la première part consiste en son contenu, soit son choix de thématiques; part qui s’articule dans la seconde, soit la manière dont se structurent sa recherche et sa pensée.

L’herméneutique se caractérise par une épistémologie centrée sur la distance entre sujet et objet, et le travail d’interprétation inhérent à toute tentative de compréhension et d’explication. Loin de simplement énumérer les différentes interprétations d’un phénomène et d’abandonner le concept d’une connaissance vraie, l’herméneutique se veut « une doctrine de la vérité dans le domaine de l’interprétation »2

D’abord située dans la méthodologie de l’interprétation des textes, la portée de l’herméneutique s’élargit avec les travaux des philosophes Martin Heidegger (Être et Temps) et Hans-Georg Gadamer (Vérité et Méthode) pour y inclure des questions de l’être et de l’existence au risque de s’éloigner des sciences humaines. L’herméneutique de Ricœur, toutefois, cherche à répondre aux défis présentés par les sciences humaines pour mieux définir les limites à la fois de leurs modèles épistémologiques et de sa propre méthode philosophique. 

Au cours de sa carrière, Paul Ricœur s’est penché sur un nombre de thématiques diverses qui le font côtoyer les sciences humaines : la symbolique du mal (La finitude et la culpabilité), la psychanalyse (De l’interprétation), la linguistique et la sémantique (Le conflit des interprétations, La métaphore vive, Du texte à l’action), l’histoire (Histoire et vérité, Temps et récit, La mémoire, l’histoire, l’oubli), et le droit (Le Juste 1 & 2). 

Le fil conducteur de ces réflexions singulières et quelque peu disparates consiste dans l’aveu que nous ne pouvons être complètement séparés du monde social dans lequel nous vivons. Ainsi, la problématique de l’objectivité et de la subjectivité apparaît pour Ricœur comme une conséquence de notre condition humaine sur nos efforts de nous comprendre nous-mêmes. Cette conviction fondamentale le met en tension à la fois avec le modèle structuraliste de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss et la psychanalyse de Jacques Lacan3, ainsi qu’avec l’École des Annales, dont il se fait un lecteur assidu, mais critique. À chaque moment, Ricœur prend soin de souligner les avantages de chaque discipline, comme l’objectivation structurale de la symbolique du mythe, l’examen de l’inconscient par la psychanalyse et le rejet de modèles purement psychologisants de l’histoire. Ce qu’il rejette, toutefois, c’est une certaine tendance à universaliser la méthode en mathesis universelle, c’est-à-dire comme modèle que l’on croit pouvoir appliquer de façon universelle.

L’herméneutique philosophique développée par Ricœur cherche à faire tenir ensemble des éléments qui sont souvent tenus en opposition radicale, telles l’explication objective et la compréhension subjective. Cette opposition, que problématise le sociologue et philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911), est formée de la recherche de lois générales dans une série de phénomènes propre à l’explication et de la préservation des circonstances spécifiques et subjectives des acteurs et actrices sociaux propre à la compréhension4. Dilthey cherche ainsi à opposer deux interprétations des sciences humaines : le positivisme d’Auguste Comte, qui tend à calquer la méthodologie des sciences naturelles, et l’herméneutique romantique, qui ne voit que la pure subjectivité du texte.

L’herméneutique philosophique développée par Ricœur cherche à faire tenir ensemble des éléments qui sont souvent tenus en opposition radicale, telles l’explication objective et la compréhension subjective. 

La part plus fertile de la pensée de Ricœur se trouve, toutefois, dans sa démarche philosophique, bien que son contenu demeure un champ de recherche très profond. Le « geste philosophique » de Ricœur consiste à identifier les « conflits d’interprétations » sur un phénomène, c’est-à-dire une opposition de plusieurs lectures qui ne peuvent se réduire complètement à une seule explication. Il s’agit d’éviter de succomber à la tentation de tout contenir dans un système fermé sans toutefois baisser les bras devant la diversité des opinions qui s’offrent à nous. Par exemple, autour de la question de l’objectivité et de la subjectivité en histoire, Ricœur affirme que l’analyse objective est nécessaire à la pratique historiographique, mais qu’elle ne peut pas expliquer la totalité du passé et doit nécessairement s’appuyer sur la subjectivité, tant du ou de la chercheur·se que de son objet, car l’histoire porte avant tout sur l’agir humain, et elle est donc constituée par la subjectivité des êtres humains en action5

Du côté du ou de la chercheur.se, la subjectivité survient dans la nature même du travail de recherche, qui nécessite une sélection des sources et une construction de la grille d’analyse selon son intérêt subjectif. Il ne faut donc pas chercher à évacuer toute subjectivité du travail de recherche, mais rendre compte de la complexité de la situation en prenant au sérieux l’intention d’y trouver une quelconque vérité. 

Ricœur accomplit ce travail difficile à travers un long détour intellectuel qui mène le sujet hors de lui-même afin de revenir sur soi dans un rapport marqué par une traversée par l’autre. Le travail des sciences humaines, en particulier, invite à nous intéresser aux autres, à poser des questions sur leurs manières et leurs mondes. Ce faisant, nous avons l’opportunité de transformer notre compréhension de nous-mêmes à travers la rencontre avec l’altérité. Plutôt que voir une opposition totale entre la compréhension subjective et l’explication objective, Ricœur invite à faire comme lui le détour par la position de l’autre pour mieux penser la manière dont nous interrogeons le monde autour de nous et ainsi éviter de se retrouver dans une impasse infertile entre la pensée totalisante de la pure objectivité et le relativisme absolu d’une pure subjectivité. En proposant de passer au-delà d’une opposition absolue, Ricœur ne promet pas une résolution, mais tout au moins une façon de mieux penser le problème pour faire avancer la recherche. Son geste consiste à faire travailler cette tension afin qu’elle soit féconde et qu’elle fasse cheminer la connaissance de soi à travers l’autre. 

 « Expliquer plus, c’est comprendre mieux. » Ce proverbe philosophique, qu’on lui attribue souvent, résume le mouvement d’interprétation qui caractérise sa pensée : en cherchant à mieux comprendre, à s’approprier la connaissance, on doit passer par le processus d’objectivation nécessaire pour l’expliquer. Le résultat de ce mouvement circulaire ne constitue pas, toutefois, un cercle clos, mais une spirale qui forme un nouveau point de départ ouvert à une nouvelle critique : plutôt que de recommencer au même point de départ, chaque rencontre avec l’autre transforme la prise de position qui nous sert de fondement épistémologique, promettant ainsi un nouveau questionnement. La subjectivité du ou de la scientifique, alors, n’est pas à opposer à l’objectivation de sa recherche, mais à faire tenir avec dans un rapport d’explication et de compréhension qui ne cesse de poser dans un mouvement de spirale les fondements de son propre savoir.

La subjectivité du ou de la scientifique, alors, n’est pas à opposer à l’objectivation de sa recherche, mais à faire tenir avec dans un rapport d’explication et de compréhension qui ne cesse de poser dans un mouvement de spirale les fondements de son propre savoir.

  • 1

    Collectif, Paul Ricœur et les sciences humaines, dir. Christian Delacroix & F. Dosse, Éditions de la Découverte, Paris, 2007.

  • 2

    Jean Grondin, L’herméneutique, coll. «Que sais-je», Presses universitaires de France, Paris, 2022 p.

  • 3

    Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Éditions du Cerf, Paris, 1963. Voir aussi François Dosse, Paul Ricœur : les sens d’une vie, Éditions de la Découverte, Paris, 2005.

  • 4

    Sébastien Pesce, « Expliquer et comprendre : (explaining and understanding – explicar y entender) ». Dictionnaire de sociologie clinique, érès, 2019. p.278-279. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/dictionnaire-de-sociologie-clinique--9782749257648-page-278?lang=fr.

  • 5

    Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire», in Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1986, p. 31.


  • Félix Gauthier-Mamaril
    Université d'Ottawa

    Félix Gauthier-Mamaril est nouvellement docteur en philosophie, ayant soutenu sa thèse sur le citoyen chez Paul Ricœur en décembre 2024 sous la direction de Daniel Tanguay à l’Université d’Ottawa. Ses intérêts de recherche se situent dans la philosophie de l’histoire, la philosophie sociale, et l’herméneutique philosophique. Il enseigne présentement à l’Université d’Ottawa comme chargé de cours.

     

Vous aimez cet article?

Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.

Devenir membre Logo de l'Acfas stylisé

Commentaires