Croisements didactiques entre sciences et cultures

[Entretien réalisé par Audrey Groleau, UQTR]

Audrey Groleau : Sivane, dans ton travail, tu t’appuies beaucoup sur le concept de « thème sensible », que tu as notamment contribué à développer. Comment ton travail sur ce concept a-t-il été inspiré par les travaux réalisés en didactique des sciences et de la technologie?

Sivane Hirsch : D’abord, il y a eu le concept de « question socialement vive » qui m’a inspirée, le premier que j’ai utilisé, en fait.

Dans le cadre du Programme de formation de l’école québécoise, je travaillais sur l’enseignement de l’Holocauste et sur la communauté juive au Québec en m’intéressant plus largement à la diversité religieuse. Alors que mon objet de recherche était clairement sensible, il ne présentait aucun élément réellement socialement vif à ce moment-là. De fait, pour qu’une question soit considérée comme telle, elle doit être triplement vive : dans les savoirs experts, à l’école et dans la société.

Mais ce concept m’a tout de même beaucoup inspirée, surtout parce qu’il était particulièrement bien défini. Cela dit, en présentant des limites aussi claires, il arrivait fréquemment que mes travaux se situent en porte-à-faux… ce qui m’insatisfaisait.

Je me suis alors demandé ce qui rend un thème « sensible ». Partie sur cette piste, je me suis penchée de nouveau sur des travaux de didactique des sciences et de la technologie, notamment ceux qui font appel au concept de controverse sociotechnique, un concept qui tient compte de ces cas fréquents où l’on doit prendre des décisions sans détenir toute l’information nécessaire pour trancher adéquatement. D’ailleurs, dans les controverses sociotechniques comme dans les thèmes sensibles, on se heurte, en raison du thème à l’étude, à sa dimension politique, c’est-à-dire à la manière dont on veut organiser notre vie collective, donc dont on veut choisir, débattre ou entrer en conflit. Cet aspect gagnerait donc à être encore mieux intégré dans les travaux portant sur les thèmes sensibles.

[...] dans les controverses sociotechniques comme dans les thèmes sensibles, on se heurte, du thème à l’étude, à la dimension politique, c’est-à-dire à la manière dont on veut organiser notre vie collective, dont choisir, débattre, entrer en conflit – cet aspect gagnerait donc à être encore mieux intégré dans les travaux portant sur les thèmes sensibles.

En fait, un thème sensible touche quatre grandes dimensions :

• La dimension éthique, qui touche les représentations et les valeurs;
• La dimension sociale, qui parle de la pluralité du public;
• La dimension politique, qui amène à reconnaitre que l’on vit en société, et que les rapports de pouvoir entre les groupes sont inévitables;
• La dimension pédagogique, qui s’intéresse aux manières d’enseigner des thèmes très complexes.

La dimension politique est plus difficile à cerner que les autres, parce que les milieux de l’éducation n’ont pas l’habitude de naviguer dans de tels rapports de pouvoir et encore moins de se positionner. Cela rend mal à l’aise, parce que le monde de l’éducation cherche à éviter l’endoctrinement et veut le plus souvent demeurer neutre. Le concept des controverses sociotechniques, en tenant explicitement compte des aspects politiques des thèmes étudiés, est utile à la compréhension des thèmes sensibles.

A. G. : Tu es en train de te repositionner, en quelque sorte, dans ton travail. Depuis plusieurs années, tu travaillais en didactique d’éthique et culture religieuse (ECR). Désormais, tu occupes un poste de didactique de culture et citoyenneté québécoise (CCQ), le programme qui remplace celui d’ECR. Quels liens tisses-tu entre la didactique des sciences et de la technologie et la didactique de CCQ?

S. H. : En CCQ, il y aura deux compétences disciplinaires, une compétence sociologique et une compétence éthique. La première s’exercera par une méthode d’analyse des réalités culturelles en classe, à laquelle s’ajoutera ensuite une réflexion de nature éthique. Certaines des réalités culturelles du programme concernent les sciences et la technologie, par exemple les enjeux environnementaux. Les deux didactiques ont aussi des préoccupations communes, comme la pensée critique et la lutte à la désinformation.

Le programme de CCQ étant intrinsèquement interdisciplinaire – la sociologie et l’éthique doivent être convoquées pour chaque thème commenté en classe –, il devient par la même occasion plus facile d’intégrer d’autres disciplines aux réflexions menées en CCQ. Je trouve que c’est vraiment inspirant.

Le travail réalisé en CCQ s’inscrit par ailleurs dans une démarche d’éducation à la citoyenneté qui, bien qu’elle ne soit pas clairement nommée, est toujours présente. On dira par exemple que l’élève est amené à exercer sa citoyenneté. D’une part, l’élève est considéré comme une ou un citoyen (et non comme un futur citoyen) et, d’autre part, ses réflexions gagnent à être mises en pratique, en posant des actions sociales. Il y a risque que les actions des jeunes soient instrumentalisées, mais l’idéaliste que je suis se dit que cela les inspirera à continuer de se prononcer et d’agir en société.

Le programme de [culture et citoyenneté québécoise (CCQ)] étant intrinsèquement interdisciplinaire – la sociologie et l’éthique doivent être convoquées pour chaque thème commenté en classe –, il devient par la même occasion plus facile d’intégrer d’autres disciplines aux réflexions menées en CCQ.

A. G. : Qu’est-ce que la didactique des sciences et de la technologie pourrait apprendre des fondements de l’éducation et de la didactique de CCQ?

S. H. : Il y a d’abord une réflexion en CCQ sur les manières dont on peut exercer sa citoyenneté. Il s’agit de « s’éloigner » des petits gestes, de prendre du recul et de réfléchir à son engagement dans la vie sociale. Il s’agit d’analyser une situation et de développer son point de vue en considérant la pluralité des points de vue possibles et légitimes. C’est aussi chercher à conserver la complexité des situations. L’ajout d’une réflexion éthique est aussi fort pertinent, car elle invite les jeunes à chercher à comprendre et à tenir compte des paradoxes et des incohérences qui émergent toujours de nos réflexions sur la complexité du social et à les assumer lorsque c’est possible. L’idée ne sera pas de trancher en se présentant pour ou contre un projet, par exemple. Ce sera d’apprendre à poser de bonnes questions, à évaluer les savoirs de diverses disciplines et leur pertinence, à faire des choix, etc., mais aussi d’apprendre à vivre dans le désaccord. Il me semble que cette démarche faciliterait l’enseignement des aspects politiques des thèmes sensibles.

Je pense que l’enseignement et l’apprentissage de la démarche de construction d’opinion, sur laquelle vous travaillez, gagneront de ce travail qui sera réalisé en CCQ en adoptant en somme des lunettes sociologiques pour analyser des situations, puis en menant une réflexion éthique. Ce sont des démarches riches pour le travail interdisciplinaire.

Il y a d’abord une réflexion en CCQ sur les manières dont on peut exercer sa citoyenneté. [...] Il s’agit d’analyser une situation et de développer son point de vue en considérant la pluralité des points de vue possibles et légitimes. C’est aussi chercher à conserver la complexité des situations.