[Entretien réalisé par Ousmane Sy, UQTR]
Jean-Philippe et moi nous connaissons depuis plusieurs années. Nous avons fait partie de la même équipe de recherche à l’UQAM. Aujourd’hui, nous enseignons la didactique des sciences et de la technologie, lui à l’Université de Sherbrooke, moi à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Durant des années, nous avons tous les deux gardé un pied dans cette discipline, mais alors que j’ai pris un virage vers l’éducation en milieu informel et l’étude de la satisfaction des personnes en apprentissage, Jean-Philippe a développé une importante expertise en éducation en plein air, et il est maintenant titulaire de la Chaire de recherche sur l’éducation en plein air (CRÉPA). Ses travaux actuels s’inscrivent dans ce champ, avec lequel la didactique des sciences et de la technologie entretient des liens assez étroits.
Ousmane : Jean-Philippe, pourrais-tu nous expliquer, dans tes mots, en quoi consiste l'éducation en plein air?
Jean-Philippe : L'éducation en plein air regroupe toutes les situations éducatives qui se déroulent dehors et pour lesquelles on a des objectifs de développement ou d'apprentissage. Concrètement, les élèves peuvent, par exemple, collecter des données à l’extérieur en observant la position du Soleil et des ombres en fonction du moment de la journée, recueillir des bulbes ou des fruits et en différencier les couches, examiner le comportement d’oiseaux à la mangeoire, etc. En sciences et technologie spécifiquement, on peut réaliser des tâches qui s’apparentent à celles des scientifiques, puisque ceux-ci effectuent beaucoup de travail de terrain, souvent en plein air.
On peut bien sûr étudier certains phénomènes naturels en classe, mais enseigner et apprendre en plein air facilite le contact avec les savoirs en cause. Le plein air peut aussi être mis au service de l'apprentissage de façon plus générale, pour illustrer des concepts de façon imagée et concrète.
L'éducation en plein air regroupe toutes les situations éducatives qui se déroulent dehors et pour lesquelles on a des objectifs de développement ou d'apprentissage.
Au-delà de la définition peut-être un peu plus formelle de l’éducation en plein air, des principes sous-tendent ce champ de recherche. D’abord, elle recourt à une approche expérientielle de l'éducation, en explorant le milieu de vie extérieur ou en cherchant à transférer des connaissances dans un contexte au plus près du réel. Ensuite, elle s’inscrit généralement dans une démarche fondée sur des lieux connus par et dans la communauté, ce qui favorise notamment les liens entre les disciplines. Par exemple, on peut à la fois discuter d’architecture, de foresterie et de botanique. Puisque ces milieux ne sont pas uniquement associés à l’école, les apprentissages ont généralement du sens tout naturellement, car ils sont mis en contexte. Enfin, et bien évidemment, si l’on est en contact direct avec la nature de proximité, on peut cultiver une connexion positive avec elle, ce qui est un fort déterminant de l’action environnementale, entre autres.
Ousmane : Peux-tu nous parler des travaux de recherche que tu mènes en ce moment en éducation scientifique en plein air?
Jean-Philippe : Beaucoup de recherches suggèrent déjà qu’on gagnerait à enseigner certains concepts à l’extérieur. Ce qu’on a encore besoin de documenter, ce sont les avantages et la valeur ajoutée d’enseigner et d’apprendre les sciences en plein air. Par « sciences », j’entends ici les sciences naturelles et les mathématiques. Par exemple, une des recherches de mon équipe portera sur l'observation. Nous travaillerons avec environ 60 classes d’élèves du troisième cycle du primaire, qui seront séparées en trois groupes. Dans le premier groupe, les élèves feront des apprentissages autour des êtres vivants de proximité pendant cinq semaines, en restant à l'intérieur de l’école. Dans le deuxième, autour du même sujet, les élèves iront à l'extérieur une fois par semaine pendant environ une heure, et passeront une autre heure à l’intérieur. Dans le troisième groupe, des visites à l’extérieur se tiendront deux fois par semaine, à raison d’une heure par visite.
C’est ce qu’on appelle un devis quasi-expérimental : nous contrôlerons le plus de variables possible pour mesurer l’impact des sorties à l’extérieur sur les capacités d’observation des êtres vivants développées par les élèves dans un milieu qu’ils ne connaissent pas ou connaissent très peu.
Ousmane : Qu’en est-il de tes autres recherches en cours?
Jean-Philippe : L’équipe que je dirige à la Chaire est en train de mener une importante recherche-action à laquelle participent une quarantaine de personnes, soit des enseignants et enseignantes du préscolaire, du primaire et du secondaire, des conseillers et conseillères pédagogiques, des directions d’école, des professionnels de la Santé publique et du ministère de l’Éducation. Nous voulons dégager le métamodèle de déploiement de l'éducation en plein air au Québec. Nous cherchons également à développer des dispositifs pour en arriver à une meilleure compréhension commune de l’éducation en plein air dans les milieux d’enseignement. Les acteurs concernés, ce sont l’ensemble formé par l’équipe-école et l'administration scolaire, les centres de services scolaires et le ministère de l'Éducation. Soulignons que la Santé publique s'implique aussi dans le déploiement de cette approche éducative, puisque le plein air contribue à une amélioration des habitudes de vie. Les élèves sont généralement moins sédentaires dans un tel contexte d’apprentissage.
Nous en sommes par ailleurs à notre première année pilote de la construction et de l’analyse d'une base de données longitudinale sur la pratique d'éducation en plein air chez le personnel enseignant du préscolaire jusqu’au secondaire. Nous prévoyons collecter l’information durant plusieurs années. Nous évaluons pour l'instant une première tranche de 10 ans pour voir comment évoluent les pratiques des personnes à travers le temps et quels sont les profils enseignants qui se dégagent de l'éducation en plein air. On entrevoit déjà l’émergence de certains profils, qui ne se limiteront pas à l’enseignement des sciences et de la technologie. Plus encore, nous pourrons mener de nombreuses analyses corrélationnelles pour mieux comprendre les facteurs susceptibles d’influencer les pratiques éducatives en plein air.
Ousmane : Justement, peux-tu nous parler des apports de l'éducation en plein air pour les autres enseignements ou disciplines?
Jean-Philippe : Je ne perçois pas l’éducation en plein air comme une discipline à enseigner, car c'est pour moi avant tout un contexte d'enseignement-apprentissage. Ce qui est appréciable en plein air, c’est justement qu’il n’y a pas de cloisons disciplinaires : on est dans le monde qu’on appelle parfois la « vraie vie » (par rapport au contexte strictement scolaire), dans le milieu naturel, mais aussi autour des milieux construits par l'être humain. En somme, on est dans le monde tel qu'il est appréhendé au quotidien. Le plein air est un terreau fertile pour réaliser des apprentissages divers et pour interrelier les disciplines. Il peut être un fabuleux prétexte pour parler des perspectives environnementales, autochtones et interculturelles, pour ne donner que ces exemples.
Ce qui est appréciable en plein air, c’est justement qu’il n’y a pas de cloisons disciplinaires [...]. En somme, on est dans le monde tel qu'il est appréhendé au quotidien. Le plein air est un terreau fertile pour réaliser des apprentissages divers et pour interrelier les disciplines.
Ce que devrait faire le personnel éducatif intéressé, c’est d’abord et avant tout évaluer les potentialités de son environnement immédiat, sachant que tout milieu peut être propice à l'apprentissage en plein air. Là où je pense qu’il y a une valeur ajoutée, c'est que les élèves cessent de nous demander « À quoi ça sert ce qu’on apprend? ». On est dans un lieu concret et familier, dans lequel on applique des connaissances. Cela donne du sens aux apprentissages et suscite l’intérêt des jeunes.
Ousmane : En terminant, j’aimerais t’entendre au sujet du thème de ce numéro thématique du Magazine de l’Acfas. Qu’est-ce que l’éducation en plein air peut tirer des savoirs issus de la didactique des sciences?
Jean-Philippe : L’élément le plus important que j’ai « importé » de la didactique des sciences est assurément la notion de contextualisation des apprentissages. En des termes simples, la contextualisation, c’est situer les contenus dans un « environnement » plus large. Cela peut inclure des données évolutives, historiques, sociopolitiques, écologiques. Un arbre, par exemple, s’explique par le sol, par les micro-organismes, par ses relations aux autres végétaux, par les usages humains dans un boisé, etc. Dans l’apprentissage des sciences de la nature, je crois qu’il important de ne pas se limiter aux contextes scolaires. De plus, la finalité de l’éducation scientifique ne doit pas être, à mon humble avis, centrée sur la réussite au moment des évaluations. On peut évidemment apprendre aux élèves à identifier les parties d’une plante sur un schéma – ses racines, sa tige, ses feuilles, ses fleurs, ses fruits et ses graines – pour qu’ils réussissent à restituer ces connaissances lors d’un examen. Mais, pour moi, la vraie richesse de l’éducation, on l’obtient lorsqu’ils sont capables de reconnaître les parties de la plante in situ. Pour y parvenir, il faut amener les élèves à mobiliser ainsi leurs apprentissages dans des contextes de vie variés, comme en plein air. Et inversement, je pense que l’éducation en plein air nous conduit à nous questionner plus fondamentalement sur les visées de l’école et notamment sur celles de l’éducation scientifique.
[...] la finalité de l’éducation scientifique ne doit pas être, à mon humble avis, centrée sur la réussite au moment des évaluations. [...] je pense que l’éducation en plein air nous conduit à nous questionner plus fondamentalement sur les visées de l’école et notamment sur celles de l’éducation scientifique.
- Entretien avec Jean-Philippe Ayotte-Beaudet
Université de Sherbrooke
Jean-Philippe Ayotte-Beaudet est professeur au Département d'enseignement au préscolaire et au primaire de la Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire de recherche sur l'éducation en plein air. Ses principales activités de recherche portent sur l’éducation en plein air au primaire et au secondaire, et sur l'éducation scientifique. Plus particulièrement, ses travaux ciblent l'effet des contextes d'enseignement sur la qualité des apprentissages, afin de savoir comment les élèves peuvent vivre des expériences signifiantes à l'école. Il est récipiendaire du prix 2020 Pat-Clifford du Réseau ÉdCan, lauréat canadien volet doctoral. Il a obtenu le Prix du jury, parrainé par le CRSNG, ainsi que le Prix du public Découverte, parrainé par Radio-Canada, au concours La preuve par l’image de l’Acfas 2023. Il a publié l’ouvrage L’éducation en plein air : Apprendre et enseigner dehors en tous lieux et en toutes saisons – 4 à 12 ans chez Chenelière Éducation.
Ousmane Sy est professeur de didactique des sciences et de la technologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières depuis 2018. Il enseigne la didactique des sciences et de la technologie auprès d’étudiants et d’étudiantes en enseignement au primaire, au secondaire et en adaptation scolaire et il contribue à la formation de chercheurs et de chercheuses en éducation. Ses travaux de recherche portent principalement sur les pratiques effectives en enseignement des sciences et de la technologie (S&T) ainsi que sur les effets de celles-ci sur l’intérêt des élèves pour les S&T, sur le processus de changement conceptuel, sur la satisfaction des élèves à la suite d’une activité didactique en S&T.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membreCommentaires
Articles suggérés
Infolettre