Guillaume Cyr fait appel à des travaux de recherche en didactique des sciences et de la technologie pour « raconter » les questions relatives à la diversité sexuelle, de genre et de corps sexués, dans le cadre de l'enseignement au secondaire. Il s'appuie, entre autres, sur des écrits portant sur la réfutation et sur le changement conceptuel. Pour sa part, Maude B. Fortier prend ses crayons pour « illustrer » et faire vivre ce récit sous la forme d'une bande-dessinée.
Origines du projet
Le projet de livre a pris naissance dans le cadre de la recherche doctorale de Guillaume traitant de cette question : comment des enseignant·es de science et de technologie du secondaire pourraient-ils s’approprier l’intégration de la diversité sexuelle, de genre et de corps sexués dans leur pratique? Alors qu’il préparait le travail collaboratif avec des enseignant·es participant à sa recherche, la nécessité de produire des ressources didactiques visuelles s’est fait sentir à cause du manque flagrant de matériel approprié. C’est à cette étape que Maude s’est jointe au projet pour créer des schémas anatomiques plus inclusifs. Ceux-ci ont permis d’alimenter les réflexions des différents acteur·trices de la recherche. Puis, afin de valoriser ce matériel didactique, nous avons eu l’idée de créer une bande dessinée qui rend accessible aux ados des savoirs à la fois scientifiques et inclusifs du développement sexué du corps humain.
Apports de la didactique des sciences
Dans le champ de la didactique des sciences, les recherches se sont particulièrement intéressées aux conceptions intuitives des élèves, car celles-ci sont souvent erronées, c’est-à-dire qu’elles sont non conformes aux savoirs scientifiques les plus à jour. De plus, ces travaux démontrent que ces conceptions intuitives résistent à une simple exposition aux savoirs validés. Par exemple, les élèves croient souvent que l’accélération des corps en chute libre est proportionnelle à leur poids, alors qu’elle est la même pour tous les corps sur Terre, si on élimine la résistance de l’air. Le fait de se faire dicter cet état des choses ne suffit pas à l’intégrer.
Par rapport au thème qui nous intéresse, nous pouvons soupçonner que les jeunes entretiendront des conceptions erronées qui risquent d’être particulièrement résistantes. Les questions liées à la sexualité touchent effectivement à des enjeux qui sont non seulement d’ordre de la compréhension du monde naturel, mais aussi d’ordre social, culturel, éthique, politique et affectif.
Les recherches en didactique des sciences sur le sujet qui ont répertorié les conceptions des élèves et des enseignant·es, ainsi que celles présentes dans le matériel didactique, ont relevé des conceptions erronées du point de vue scientifique, mais aussi des conceptions excluantes face à la diversité sexuelle, de genre et de corps sexués. Nous faisons référence ici à l’exclusion de groupes marginalisés, c’est-à-dire aux personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, trans et intersexuées. Dans le cas de l’anatomie sexuée, voici les conceptions erronées les plus documentées :
- Il n’existe que deux types de corps sexués (mâle et femelle).
- Ces deux types de corps sont essentiellement différents.
- Ces deux types de corps sont essentiellement complémentaires (ex. : le pénis est l’inverse du vagin).
Nous nous sommes donc intéressés aux prescriptions de deux modèles théoriques issus de la didactique des sciences qui permettent de maximiser les chances de provoquer des changements conceptuels. D’abord, les recherches sur les textes réfutationnels ont démontré qu’ils sont plus efficaces que les textes qui ne sont qu’explicatifs1. Ils présentent une conception erronée fréquente que les lecteur·trices risquent d’entretenir, la réfutent et expliquent le concept conforme au savoir scientifique. Par les interactions entre les personnages de la BD, nous nous sommes donc assurés de fournir une réfutation des conceptions erronées présentées. Puis, nous avons été intéressés par un modèle plus récent2 qui suggère qu'il serait plus efficace d’exposer les apprenant·es à des conceptions conformes au savoir scientifique « avant » de confronter leurs conceptions, si elles sont erronées. C’est en nous inspirant de ces travaux que nous avons déterminé la structure de présentation des contenus de notre livre.
Structure de la bande-dessinée
1. Exposition initiale à une conception inclusive
Dès les premières pages, nous exposons les personnages, des ados et leur enseignante, à une variété d'organes génitaux externes. Cette approche vise à fournir un « avant » – c'est-à-dire d'exposer dès le début, une représentation diversifiée, transcendant les normes binaires traditionnelles – et à élargir leur compréhension de la diversité anatomique.
2. Réfutation des conceptions erronées
Puis, l'enseignante se met à la recherche des sources de conceptions erronées avec ses élèves. Elle leur explique au passage l’utilité et les limites d’un schéma anatomique qui permet la compréhension par une vision simplifiée de la réalité, mais qui donne aussi une vision réductrice de celle-ci. Elle souligne également que le langage courant est rempli d’expressions qui peuvent générer des conceptions erronées. Par exemple, dans le cas de la conception selon laquelle le pénis serait le contraire du vagin, on voit comment elle peut être renforcée par les noms donnés aux différentes parties des connecteurs électroniques.
3. Intelligibilité de la conception inclusive : concept d’homologie
Dans la 3e partie, nous introduisons un concept biologique essentiel pour amorcer la réfutation des conceptions erronées présentées dans la 2e partie : celui de l'homologie. Ce concept participe à rendre compréhensible la conception vers laquelle on souhaite amener les lecteur·trices. Il permet d’expliquer comment les corps qu’on qualifie généralement de masculin et de féminin ne sont pas, en fait, si différents l’un de l’autre. Prenons l’exemple du pénis et du clitoris; ce sont deux organes qui proviennent de la même structure dans le développement fœtal, ils sont donc homologues. Cette approche revêt une grande importance, car elle permet d'expliquer que, étant composés des mêmes tissus, ces deux organes ont beaucoup plus en commun que ce que l’on croit. Par exemple, tous deux ont la capacité d'avoir des érections. On peut facilement s’imaginer comment cette connaissance peut avoir des impacts positifs sur la découverte de la sexualité pour les ados.
4. Intelligibilité de la conception inclusive : diversité dans le développement sexué
Dans la partie précédente, l'homologie a permis de mettre en évidence les similitudes entre les deux types de corps. Dans cette quatrième partie, ce concept permet d'accompagner le·la lecteur·trice au-delà des catégorisations binaires en visualisant comment des caractéristiques intermédiaires peuvent se manifester. Le pénis et le clitoris sont présentés cette fois comme deux variantes possibles dans la manière dont peuvent se développer des corps érectiles. Dans cette variété de formes, certaines sont aisément catégorisables, comme ce qu’on appelle « pénis » ou « clitoris ». Cependant, il existe également une grande variété de corps érectiles dont les caractéristiques ne permettent pas de les classer dans l’une de ces deux catégories. Le tableau suivant récapitule, à la fin de cette partie, l’ensemble des caractéristiques sexuelles primaires et la manière dont chacune peut varier.
5. L’importance politique des catégories
Il existe donc une multitude de corps qui ne peuvent être classés dans l’une des deux catégories utilisées par le corps médical (mâle et femelle). Dans cette section du livre, on explique que ces corps étaient autrefois qualifiés d’« hermaphrodites », autant par le milieu médical que dans le langage courant. Aujourd’hui, on les qualifie médicalement de « désordres du développement sexuel ». Or, la plupart de ces variations anatomiques n’entrainent pas de problème de santé. Le fait de les traiter comme des maladies pave la voie vers des interventions médicales3 qui elles-mêmes peuvent avoir des conséquences néfastes sur les gens qui les subissent. Les termes « intersexués » et « intersexes »4, non pathologisants, sont favorisés par les groupes de personnes directement concernées, ainsi que par la plupart des chercheur·euses en sciences sociales. Dans le cadre de notre ouvrage, nous avons donc choisi d’adopter ce vocabulaire.
Par des questions d’élèves et les réponses de l’enseignante, on explique le vécu des personnes intersexes. Comme plusieurs personnes concernées par la situation ressentent le besoin de s’identifier avec ce terme dans le but de se défendre contre l’oppression qu’iels vivent, l’enseignante présente la revendication actuelle des groupes intersexes à l’échelle mondiale : l’arrêt des interventions médicales non consenties.
Dans les mots de l’enseignante : « ce n’est pas tant pour créer une troisième catégorie que des activistes utilisent le terme “intersexe”, c’est plutôt pour se regrouper et revendiquer leur autonomie corporelle ».
6. Distinction entre le corps sexué, l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle
L’apparition d’un nouveau terme associé à la diversité sexuelle, de genre et de corps sexués pourrait avoir un effet de confusion pour la personne novice qui cherche à s’informer sur la question. La dernière section aborde donc la distinction entre les quatre dimensions de l’identité sexuelle : le corps sexué (la dimension abordée tout au long du livre), l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle. Après avoir expliqué chacune de ces dimensions ainsi que les différents termes associés, on illustre comment elles peuvent être vécues en utilisant les différents personnages du livre comme exemples.
Retombées du projet
Même si le projet est encore à la recherche d’une maison d’édition pour lui donner vie, des collaborations avec d’autres initiatives éducatives ont déjà vu le jour. Les liens entre la recherche en didactique des sciences et d’autres domaines continuent ainsi de se tisser. Certains schémas anatomiques et explicatifs sont par exemple actuellement utilisés dans l’exposition Unique en son genre au Musée de la civilisation de Québec. D’autres font partie de formations auprès du personnel scolaire de plusieurs écoles secondaires.
Références
- Bastien-Charlebois, J. (2017). À qui appartient-il de déterminer les modes d’intervention auprès des personnes intersexuées ? Nouvelles pratiques sociales, 28(1), 66‑86.
- Potvin, P. (2013). Proposition for improving the classical models of conceptual change based on neuroeducational evidence: Conceptual prevalence. Neuroeducation, 1(2), 16-43.
- Streuli, J. C., Vayena, E., Cavicchia‐Balmer, Y., & Huber, J. (2013). Shaping Parents : Impact of Contrasting Professional Counseling on Parents’ Decision Making for Children with Disorders of Sex Development. The Journal of Sexual Medicine, 10(8), 1953‑1960.
- Tippett, C. D. (2010). Refutation text in science education: A review of two decades of research. International journal of science and mathematics education, 8, 951-970.
- Guillaume Cyr
Université du Québec à Montréal
Aujourd’hui chargé de cours dans la formation initiale en enseignement à l'UQTR, Guillaume a enseigné les sciences au secondaire. Par son expérience dans les groupes militants et communautaires LGBTQIA+, il a modifié la manière dont il enseignait les notions liées à la sexuation des corps humains. C’est précisément les questions qui émergent de cette expérience qui constituent les réflexions poursuivies dans le cadre de sa recherche doctorale. Il fait également de l’accompagnement professionnel auprès d’enseignant·es du secondaire au Canada et en Suisse.
- Maude Bouchard-Fortier
illustratrice
Grâce à des années de séances de dessin de modèles vivants, combinées à une connaissance de l’anatomie et de la physiologie humaine acquise lors de ses études en enseignement des sciences ainsi qu’en acupuncture, Maude cumule des habiletés complémentaires qui lui permettent de créer des schémas anatomiques qui n’existent dans aucun autre ouvrage de biologie et qui possèdent une grande vertu didactique. Ceux qu’elle a réalisés dans le cadre de la recherche doctorale de Guillaume sont d’ailleurs présentement utilisés par plusieurs enseignant·es de science du secondaire et dans certains cours universitaires.
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