Jacques Rousseau est bien connu dans le monde de la botanique. Des recherches récentes ont permis de montrer qu’il est l’auteur d’un tapuscrit anonyme conservé aux Archives nationales à Sept-Îles. Ce document révèle entre autres des éléments sur les relations du scientifique avec les communautés autochtones.
[Cet article fait aussi partie du dossier Sciences et savoirs du numéro 111 de la revue À rayons ouverts, publiée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec.]
De passage aux Archives nationales à Sept-Îles, je mets la main sur un document dactylographié anonyme. Il s’agit d’une série de notes numérotées portant les initiales « J. R. »1 qui détaillent des éléments très précis des journaux de voyages au Labrador des missionnaires Louis Babel et Charles Arnaud entre 1866 et 18732.
Le ton du commentateur alterne entre humour et érudition. Il évoque de grands voyages qu’il a faits avec les Innus, les Cris et les Inuits. Il s’attarde longuement aux noms des plantes en français et en innu, et il ne manque pas de se moquer de la naïveté et des bourdes des pères oblats.
Ce curieux mélange apparaît moins surprenant lorsqu’on comprend qu’il s’agit de Jacques Rousseau, l’un des scientifiques les plus étonnants du Québec, véritable touche-à-tout de l’histoire! En effet, des démarches subséquentes ont permis d’attribuer le tapuscrit conservé aux Archives nationales à Sept-Îles à celui que les Cris de Mistissini nommaient chisheiinuu, c’est-à-dire « le vieux », en raison de ses cheveux blancs.
Jacques Rousseau s’est fait connaître comme l’héritier scientifique du frère Marie-Victorin. Il a notamment accompagné celui-ci dans plusieurs expéditions aux quatre coins de la province. Partageant avec Marie-Victorin le souci d’assurer le développement de la recherche scientifique au Québec, Rousseau s’est impliqué rapidement à l’Acfas. Il a d’ailleurs remplacé le célèbre botaniste comme directeur général de l’Association de 1930 à 1944. C’est Rousseau qui a été à l’origine du premier congrès annuel en 1933. Enfin, il a suivi d’une autre façon les traces de Marie-Victorin en devenant le deuxième directeur du Jardin botanique de Montréal en 1944. Les expéditions qu’il organise dans le cadre de ces nouvelles fonctions amènent ce féru d’anthropologie, par la force des choses, à approfondir sa curiosité ethnographique. Il fréquente alors de près les Cris, les Inuits et les Innus.
C’est sur invitation de Rousseau que Claude Lévi-Strauss, futur membre de l’Académie française, alors jeune chercheur exilé aux États-Unis pour fuir les lois anti-juives de l’occupation allemande en France, participe au congrès de l’Acfas de 1945. Les deux hommes se lient rapidement d’amitié et entreprennent une correspondance qui durera jusqu’à la mort de Rousseau, en 1970. Entre-temps, Lévi-Strauss s’impose comme un des plus grands anthropologues de l’histoire. Son œuvre la plus magistrale, les Mythologiques, une enquête en quatre tomes sur les mythes autochtones des Amériques, a grandement bénéficié de l’apport de l’érudition de Rousseau. Ce dernier a aidé à éclaircir des points d’ordre botanique à propos des mythes qu’il étudiait.
Par son parcours, Rousseau était donc le parfait commentateur des journaux de voyages des pères Babel et Arnaud lors de leurs séjours sur la Côte-Nord et au Labrador. Le botaniste connaissait de façon érudite et personnelle le territoire que les deux ecclésiastes ont parcouru avant lui.
Par son parcours, Rousseau était donc le parfait commentateur des journaux de voyages des pères Babel et Arnaud lors de leurs séjours sur la Côte-Nord et au Labrador. Le botaniste connaissait de façon érudite et personnelle le territoire que les deux ecclésiastes ont parcouru avant lui. Dans ses Notes relatives aux journaux de voyages […], l’homme aux cheveux blancs mentionne avoir souvent consulté Antoine Grégoire, Innu de Uashat, qui avait été plusieurs fois son guide lors de ses expéditions. Son ami Antoine l’a ainsi guidé dans les méandres des rivières du Nord, mais aussi dans ceux de la langue et de la culture innues. Les chemins sinueux de l’histoire ont quant à eux fait en sorte que ce travail sur les journaux des oblats n’a jamais été publié. Le projet est tombé dans l’oubli jusqu’à ce que, par hasard, il émerge de l’anonymat et que sa valeur historique et scientifique soit enfin reconnue.
- 1Voir Émile Duchesne, « Un inédit de Jacques Rousseau retrouvé aux Archives nationales du Québec à Sept-Îles », Littoral, no 16, automne 2021, p. 54. Le document, un tapuscrit de 66 pages, s’intitule Notes relatives aux journaux de voyages des pères Babel et Arnaud. Il date du début des années 1950. Il est conservé par BAnQ dans le fonds Louis Babel (ZC1).
- 2Chaque note du tapuscrit renvoie à un chiffre tracé au crayon de plomb dans les journaux de voyages (un épais document dactylographié et relié).
- Émile Duchesne
Université McGill
Émile Duchesne détient un doctorat en anthropologie de l’Université de Montréal (2023). Il est actuellement stagiaire postdoctoral du CRSH au département d’anthropologie de l’Université McGill. Ses recherches mélangent enquête de terrain, comparatisme et recherches historiques afin de mieux comprendre la cosmologie des Innus du Nord-est québécois. Depuis 2015, il mène des recherches ethnographiques chez les Innus d’Unamen Shipu, ce qui l’a amené à participer à plusieurs longs séjours en forêt. Il a, entre autres, publié ses recherches dans Recherches amérindiennes au Québec, le Journal des anthropologues et Arctic Anthropology.
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