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Marie-Eve Larivière, Université d’Ottawa

Dans le cadre du 100e anniversaire de l’Acfas, nous avons été invité·es à réfléchir aux transformations du choix des objets de recherche privilégiés par les chercheures et chercheurs francophones issu·es de différents domaines académiques au cours de ce siècle. Une telle analyse apparaît objectivement intéressante pour mettre en lumière, non seulement ce qui anime les milieux intellectuels et savants francophones à différentes périodes, mais aussi, plus largement, les enjeux sociaux, politiques et économiques qui traversent la société qui les entoure.

Marie-Eve Larivière

90e Congrès de l'Acfas, mai 2023
Actes du Colloque 25 – 100 de recherches, 100 ans de transformations
Panel 1 – Les objets

La question des objets

La question des objets est un angle complexe lorsqu’il s’agit d’investiguer les transformations au sein de la recherche féministe francophone qui émerge au milieu du 20e siècle. Un enjeu central de cette recherche sera en effet la critique de l’objectification de « la femme », c’est-à-dire de son traitement en tant qu’« objet » essentialisé, naturalisé, mais surtout un objet pensé par d’autres que les femmes, soit les hommes. Les universitaires féministes œuvrent ainsi, dès les années 1960 et 1970, à faire reconnaitre au sein de la recherche « les femmes » en tant que sujets pensants, agissants et multiples1. Par conséquent, le développement des études féministes dans les universités francophones au Canada nécessitera de rendre visibles les femmes dans l’ensemble des disciplines. Pour ce faire, les universitaires doivent réviser les savoirs, en créer de nouveaux, tout en développant les structures institutionnelles rendant possible la pratique de la recherche féministe et sa diffusion2. En ce sens, nous proposons d’explorer ici, non pas les transformations historiques des objets de la recherche féministe, mais plutôt le façonnement des sujets femmes, à travers le cas particulier de l’étude féministe de la religion. Nous retracerons ces transformations à travers les universitaires qui ont développé ce sous-champ où convergent les disciplines émergentes des études de la religion et les études féministes.

Une entreprise de taille

Pour les universitaires féministes spécialistes des études de la religion, les femmes sont longtemps demeurées un impensé de ce champ. Jusque dans les années 1960, réfléchir la religion au Canada français est le fait d’hommes, particulièrement de clercs. Ce type d’études demeure, pour l’essentiel, inaccessible aux femmes, laïques comme religieuses.

Ainsi, au tournant des années 1960, notamment grâce à la laïcisation du système d’éducation, l’arrivée des femmes dans les institutions universitaires québécoises marque le développement de nouvelles approches en études de la religion. Rendre visibles les femmes et leurs expériences dans la religion est un des premiers mandats que se donnent ces universitaires. Celles-ci s’affairent d’abord à la critique des analyses « traditionnelles » des textes religieux, des études bibliques, de l’exégèse, de l’herméneutique, mais aussi de l’histoire du christianisme; analyses qui ont jusqu’alors occulté les femmes et leurs contributions. Elles travaillent également à produire de nouveaux outils d’analyse, développant de nouvelles théories et méthodologies de recherche3. Enfin, elles doivent aussi mettre en place les structures nécessaires pour produire cette recherche (groupes de recherche, colloques, publications), tout en se taillant une place dans les universités, en y développant des cours, des activités, des conférences2.

...au tournant des années 1960, notamment grâce à la laïcisation du système d’éducation, l’arrivée des femmes dans les institutions universitaires québécoises marque le développement de nouvelles approches en études de la religion.

Parcours engagés dans l’université et dans le christianisme

Première diplômée femme de théologie de l’Université Saint-Paul d’Ottawa puis diplômée de l’Université de Strasbourg, Élisabeth J. Lacelle devient, en 1977, professeure de sciences des religions à l’Université d’Ottawa. Elle dédie une grande partie de ses travaux à la valorisation des figures féminines passées et contemporaines de l’histoire du christianisme, mais aussi à la critique des mécanismes discursifs qui perpétuent l’exclusion des femmes au sein l’Église catholique. Dès son arrivée à l’Université d’Ottawa, elle crée, en 1978, le premier cours sur les femmes et la religion. Elle met également en place d’importants réseaux de recherche francophones : le Groupe d’études interdisciplinaires sur la femme et la religion (1981) et le Centre canadien de recherche sur la femme et la religion (1987). Une douzaine de chercheures féministes dont la théologienne et éthicienne Monique Dumais de l’Université du Québec à Rimouski et la jeune sociologue Danielle Juteau, tout juste embauchée à l’Université d’Ottawa, y prennent part. Les travaux de Dumais, comme ceux de l’exégète Olivette Genest à l’Université de Montréal et de la théologienne Louise Melançon à l’Université de Sherbrooke, proposent eux aussi des analyses féministes des textes bibliques et plus largement, du christianisme. Leurs postures féministes s’articulent à une critique du patriarcat, du sexisme, et de l’androcentrisme qui caractérisent la religion, mais aussi la recherche sur la religion4.

Façonner les sujets femmes dans la recherche féministe de la religion s’articule aussi à la construction de la « subjectivité » des universitaires féministes elles-mêmes5. Féministes et chrétiennes engagées, plusieurs d’entre elles développent, à travers leurs travaux, de nouvelles catégories pour penser, mais aussi faire le religieux. Plusieurs universitaires féministes membres de la collective féministe chrétienne L’autre Parole, créée en 1976, développent, par exemple, la notion de « Dieue ». « Quand des femmes disent et prient la Dieue […], écrit la théologienne Denise Couture, il se passe ceci que des femmes deviennent de possibles personnes et sujets, libres et capables de salut »6. Comme le souligne la sociologue Marie-Andrée Roy, « les femmes sont apparues [grâce à ces pionnières] comme des sujettes en quête d’égalité dans une tradition religieuse patriarcale, marquée par le sexisme et la misogynie »7.

Conjuguer féminisme et religion dans l’université

Au tournant des années 1970, la recherche féministe sur la religion bénéficie grandement de l’influence du mouvement féministe québécois. Pour un certain nombre d’intellectuelles engagées, devenir universitaires se présente alors comme une seconde carrière. La célèbre historienne Micheline Dumont écrit d’ailleurs dans un essai autobiographique : « pour moi, l’idée de devenir professeure d’université était inimaginable. De combiner le mariage et la vie intellectuelle, je rêvais de marier un professeur d’université »8( (traduction libre, notre emphase). Et pourtant, par ses travaux, elle contribuera de manières importantes à restituer la place des femmes, laïques comme religieuses dans l’histoire canadienne-française et québécoise.

L’ouverture de l’Université du Québec en 1969 marque l’entrée du féminisme dans le milieu universitaire québécois9. Dès sa création, le département de sciences des religions de l’UQAM profite des liens étroits que tisse la professeure Anita Caron avec les réseaux féministes universitaires comme le Groupe interdisciplinaire pour l’enseignement et la recherche sur les femmes (GIERF) dont elle contribue à la fondation en 1976 puis l’Institut de recherches et d’études féministes en 1990.

Néanmoins, les universitaires féministes qui s’intéressent à la religion se confrontent à une résistance au sein de ces milieux féministes « séculiers ». De manière générale, ceux-ci ne voient dans la religion qu’une autre forme d’aliénation dont doivent s’émanciper les femmes. Comme le souligne l’historienne Micheline Dumont dans son livre Les religieuses sont-elles féministes? (1995), les communautés religieuses féminines sont un exemple particulièrement parlant de cette opposition. Les religieuses furent, selon elle, historiquement invisibilisées au sein de l’Église catholique, mais aussi, plus récemment, invisibilisées à titre de femmes parmi les femmes par les chercheures féministes elles-mêmes10. Dans un ouvrage au titre éloquent : À la recherche d’un monde oublié (1991), les sociologues Danielle Juteau, Nicole Laurin et Lorraine Duchesne vont d’ailleurs montrer comment le travail des religieuses, au même titre que le travail non rémunéré des femmes dans l’espace domestique, a historiquement été approprié par l’Église, mais aussi par l’ensemble de la société canadienne-française qui en a bénéficié. S’en suit plusieurs travaux importants sur le thème des femmes et de la religion : Femmes et pouvoir dans l’Église (1991), ouvrage collectif dirigé par Anita Caron et rassemblant les travaux de recherche du projet Groupes de femmes et participation au pouvoir dans l’Église ; Femmes et Religions11, recueillant les actes du colloque éponyme tenu à l’Acfas en 1990 ; Les ouvrières de l’Église, publié en 1996 par la sociologue Marie-Andrée Roy où elle se penche sur les stratégies d’action des femmes cherchant transformer l’Église catholique.

Selon l'historienne Micheline Dumont, les religieuses furent historiquement invisibilisées au sein de l’Église catholique, mais aussi, plus récemment, invisibilisées à titre de femmes parmi les femmes par les chercheures féministes elles-mêmes.

Des pionnières féministes aux études des religions contemporaines

Au cours de ces quatre décennies, les universitaires féministes inscrivent ainsi progressivement les femmes au sein des études de la religion, mais aussi des études féministes, au Québec et en Ontario francophone. Au tournant des années 2000, c’est une nouvelle génération de chercheures féministes qui s’intéressent aux femmes croyantes. Elle propose de nouvelles approches : intersectionnelles, décoloniales et antiracistes. Elle s’intéresse aussi davantage à la religion dans le contexte de débats publics sur sa place dans une société québécoise laïque. On tente de saisir les liens entre la religiosité des femmes issues des religions minoritaires et leurs expériences de l’immigration, du racisme et du sexisme. « En m’inscrivant dans une démarche féministe postcoloniale, mon approche veut reconnaître le singulier, le particulier, où les femmes musulmanes sont les sujets de leur propre histoire », souligne la sociologue féministe Leila Benhadjoudja, professeure à l’Université d’Ottawa12. Comme d’autres chercheur·es tels que Bertrand Lavoie et Diahara Traoré, elle explore les constructions identitaires et les expériences des femmes minorisées et ses analyses se doublent d’une critique des rapports minoritaires-majoritaires.

On retrouve également de nouvelles figures féministes au sein des études des religions. Professeure de théologie à l’Université de Montréal, Anne Létourneau s’intéresse aux représentations bibliques des femmes à travers les dimensions entre autres du genre, de la sexualité et de la violence. Elle met sur pied, en 2022, en collaboration avec la sociologue Marie-Andrée Roy, le chantier « Religions, féminisme et genres » au sein du Réseau québécois en études féministes rassemblant plusieurs dizaines de chercheur·es francophones du Canada et d’ailleurs. À l’Université Laval, Florence Pache-Guignard, professeure de sciences des religions se penche sur la maternité, sujet particulièrement marginalisé de l’étude des religions.  

Conclusion

Ainsi, les premières universitaires féministes à obtenir des postes d’enseignement et de recherche au vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont contribué, à travers leurs parcours engagés, à faire des femmes, mais aussi d’elles-mêmes, des sujets de la recherche. Elles jettent les bases intellectuelles et institutionnelles qui permettront à l’étude féministe de la religion de se développer dans les milieux universitaires québécois et ontarien francophones. Par leur mise en réseau, elles favorisent la production et la diffusion de nouvelles approches de recherche féministes et de nouveaux savoirs sur les femmes et la religion. Enfin, insérées dans les études féministes comme dans les études de la religion, elles y inscrivent l’enseignement et la recherche sur les femmes et la religion dont bénéficieront, lors les décennies suivantes, les nouvelles générations de féministes.

...les premières universitaires féministes à obtenir des postes d’enseignement et de recherche au vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont [favorisé] la production et la diffusion de nouvelles approches de recherche féministes et de nouveaux savoirs sur les femmes et la religion.

Références
  • Benhadjoudja, Leila. 2018. « Les femmes musulmanes peuvent-elles parler ? », dans Anthropologie et Sociétés 42(1):113‑33.
  • Braidotti, Rosi. 1991. « The Subject in Feminism ». Hypatia 6(2):155‑72.
  • Caron, Anita, éd. 1991. Femmes et pouvoir dans l’Église. Montréal, Québec, VLB.
  • Dagenais, Huguette. 1997. « L’institutionnalisation des Études féministes à l’Université du Québec », dans Les Cahiers du CEDREF (6):35‑58.
  • Descarries, Francine. 2018. « Parcours des études féministes », pp. 341‑56, dans L’Université du Québec, 1968-2018 : 50 ans de contributions éducatives et scientifiques au développement du Québec, édité par E.-L. Dussault, Y. Rousseau, P. Doray, et L. Sauvageau. Presses de l’Université du Québec.
  • Dumont, Micheline. 2008. « Doing Feminist Studies Without Knowing It », pp. 106‑13 dans Minds of Our Own: Inventing Feminist Scholarship and Women’s Studies in Canada and Quebec, 1966 - 76, édité par W. Robbins, M. Luxton, M. Eichler, et F. Descarries. Waterloo, Ontario: Wilfrid Laurier University Press.
  • Dumont-Johnson, Micheline. 1995. Les religieuses sont-elles féministes? Saint-Laurent, Québec, Montréal: Éditions Bellarmin.
  • Laurin-Frenette, Nicole, Danielle Juteau-Lee, et Lorraine Duchesne. 1991. À la recherche d’un monde oublié: les communautés religieuses de femmes au Québec de 1900 à 1970. Montréal, Québec : Le Jour.
  • Roy, Marie-Andrée. 2001. « Les femmes, le féminisme et la religion », dans L’étude de la religion au Québec: bilan et prospective, édité par J.-M. Larouche, G. Ménard, et É. Bellavance. Sainte-Foy, Québec : Presses de l’Université Laval.
  • Veillette, Denise. 1995. Femmes et religions. Québec, Québec : Presses de l’Université Laval.
  • 1Braidotti, 1991:159
  • 2a2bDagenais, 1997
  • 3Roy, 2001
  • 4Roy, 2001:3
  • 5Braidotti, 1991
  • 6Couture, 2006 : 473
  • 7Roy, 2001:2
  • 8Dumont, 2008:106
  • 9Descarries, 2018
  • 10Dumont, 1995:22
  • 11Veillette, 1995
  • 12Benhadjoudja, 2018:114

  • Marie-Eve Larivière
    Université d’Ottawa

    Marie-Eve Larivière est candidate au doctorat en sociologie et chargée de cours à l’Université d’Ottawa. Elle se spécialise dans l’étude du genre et de la religion de même que dans la pensée féministe sur la religion. Sa thèse doctorale porte sur la contribution des universitaires féministes québécoises à l’étude des femmes et de la religion depuis la fin des années 1960. Elle y explore l’émergence et le développement des études féministes de la religion dans le contexte universitaire québécois ainsi que son legs à la pensée féministe contemporaine et aux études des religions québécoises. Ses récents travaux portent sur les transformations du rapport genré à la religion dans le contexte québécois et la francophonie canadienne depuis les années 1960. Elle participe également activement à des recherches sur la contribution et la mémoire des femmes religieuses et laïques aux institutions sociales canadiennes-françaises et québécoises du 20e siècle.

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