Nous republions ici un entretien réalisé avec le philosophe des science, Mario Bunge (1919-2020), par la journaliste Josée Boileau. L'entretien a été publié initialement le magazine de l'Acfas, alors dénommé Interface, en janvier 1995.
Physicien de formation devenu philosophe des sciences, Mario Bunge est bien plus qu’un réputé professeur de l’Université McGill : il est le seul penseur contemporain à avoir mis au point un système de philosophie complet, dont l'œuvre, discrète au Québec, est pourtant saluée de l’Espagne au Japon, de Londres à Moscou, des États-Unis à son Amérique latine natale.
Portrait d’un homme universel
Mario Bunge fait bande à part. Déjà, pour le commun des mortels, son statut de philosophe le place dans une niche largement ignorée de la société québécoise. Mais même auprès de ses pairs, s’il est certes une sommité respectée, on ne s’identifie pas à lui et il n’est à la tête d’aucun courant. L’homme lui-même l’admet tout de go : « Je ne me sens proche d’ aucun philosophe contemporain. Aucun.» Pourtant, ce frêle professeur d’origine argentine, qui enseigne à l’ Université McGill depuis près de 30 ans et qui jouit d’une renommée dont peu de philosophes du Québec peuvent se vanter, dérange et fascine tout à la fois. C'est qu’il a osé l’impensable en ce XXe siècle voué à la spécialisation : il a mis en place un système complet de philosophie couvrant à la fois la métaphysique, la théorie de la connaissance, la sémantique et l’éthique. Une réflexion d’ Homme universel dans la grande tradition des Aristote, Descartes et Leibniz, une façon de faire qui n’est plus de mise de nos jours, mais qui est pourtant devenue la grande œuvre de sa vie.
« Évidemment, fait-il dans un demi-sourire et s’appuyant sur ses 75 ans bien comptés, je ne recommanderais pas à une jeune personne d’écrire un système philosophique. C’est une tâche que l’on peut entreprendre à la fin de sa vie, pas au commencement! Mais au bout de quelques décennies de travail scientifique et philosophique, on peut aboutir à une vue globale des choses, sans se limiter à des généralités. »
La vue globale de Mario Bunge compte huit volumes, qui forment son Traité de philosophie. Ils ont été publiés entre 1974 et1989. Il faut y ajouter quelque 80 livres parus tant aux États-Unis, en Espagne, en Amérique du Sud, en Allemagne qu’au Japon; des centaines d’articles; la participation à un grand nombre de sociétés savantes; des conférences nombreuses à travers la planète; et une correspondance volumineuse avec des chercheurs de partout, parmi lesquels se trouvent les figures de proue de la philosophie au XXe siècle – comme Karl Popper, avec qui il a échangé des idées pendant vingt ans. Sans compter tous les auteurs qui se sont consacrés à l’étude de son œuvre, notamment de son fameux Traité, décortiqué dans un recueil par 35 scientifiques et philosophes de tous les horizons.
De la méthodologie en sciences sociales : « La méthode à suivre en sciences sociales doit être exactement la même que pour les sciences pures : poser les problèmes, faire des hypothèses, les soumettre à l’épreuve empirique. Mais comme les sujets sont différents – contrairement aux atomes, les gens pensent, sentent, ont des ambitions, et il faut tenir compte d'une manière complètement objective de ces phénomènes subjectifs –, les techniques doivent l’ être aussi. Ce qui n’ exclut pas la rigueur : on devrait même être plus rigoureux en sciences sociales parce que ce que l'on avance a des conséquences énormes sur les gens, contrairement, par exemple, à la cosmologie ou aux mathématiques pures. »
L'incontournable science
L’originalité de Mario Bunge, ce qui lui vaut admirateurs convaincus et détracteurs nombreux, c’est le lien absolument indissociable qu’il tisse entre la philosophie et la science. Pour ce physicien de formation, qui a aussi travaillé en sociologie, en mathématique, en biologie théorique et en psychologie théorique, toute réflexion philosophique ne peut s’appuyer que sur les avancées de la science contemporaine, et la philosophie elle-même doit savoir se servir d’outils formels, particulièrement les mathématiques. Lui, il en use sans complexe, se tape les écrits les plus spécialisés dans les domaines scientifiques les plus poussés, côtoie un jour des neuropsychologues, discute le lendemain avec des physiciens, travaille au quotidien avec un biologiste, et ne comprend pas que ses collègues philosophes ne le suivent pas davantage sur ce terrain.
C’est que loin des courants littéraires ou psychanalytiques, qui ont largement dominé le domaine, Mario Bunge ne jure que par une philosophie fondée sur des choses matérielles ou concrètes, que l’on peut observer, des électrons aux États en passant par les cellules et la famille. Ces objets ne peuvent toutefois être compris que comme parties de systèmes en constante évolution, l’Univers étant le plus grand de tous. Et si on lui parle idées, passions, esprit, tout ce qui semble tellement plus appartenir au monde des philosophes, Mario Bunge renvoie chacun à ses classiques.
« C’est Aristote qui disait à Platon : « Il n ’y a pas de mouvement en soi; il y a seulement des corps mouvants. » De même, il n’y a pas d’esprit en soi, seulement des cerveaux qui pensent. Alors, séparer l’esprit et l’ organe de l’esprit, on peut le faire par abstraction. Mais ce n’est pas réaliste. On ne réussira jamais à comprendre l’esprit si on le détache des fonctions du cerveau, et cela a une importance pratique capitale si l’on veut guérir les maladies mentales. Car ce sont les recherches scientifiques qui ont permis de contrôler les psychoses depuis les années 1950. » Le raisonnement est implacable et Mario Bunge est lui-même inébranlable sur le sujet. Mais le hic (le drame!, dirait-il plutôt), c’ est que la science n’a pas bonne presse, ni dans le grand public, ni dans les facultés dites de lettres, ni en philosophie.
« Il y a une réaction contre la science, contre toute étude sérieuse, contre la Raison», s ’impatiente-t-il, fidèle à sa réputation d’homme entier et tranchant. « C’est plus facile de dire qu’il n’y a pas de vérité que de la rechercher. Nier le monde extérieur est plus facile que de l'explorer. »
Et lui qui, en dépit de son expérience et de ses multiples activités, tient toujours à l’enseignement, se désole de voir débarquer des cohortes grandissantes d’étudiants persuadés que tout se vaut, que la vérité n’existe pas, que la science va trop loin, trop vite. Exactement à l’image du discours ambiant dans la société.
«Il y a toujours eu des obscurantistes, des irrationalistes, reconnaît-il. Mais ce qui est vraiment inquiétant, c’est que maintenant, ils sont à l’intérieur des universités, où l’on trouve, même dans mon département, des professeurs qui déclament contre la raison, qui disent qu’il n'y a pas de vérité, etc. Et ce qui est le plus triste et le plus ridicule, c’est que ce sont souvent des gens qui se croient de gauche qui tiennent de tels discours, alors qu’à mon époque [années 1940], les jeunes gens de gauche étaient pour la science! »
De l'économie : « Je crois qu’on a exagéré le caractère scientifique de l’économie. De toutes les sciences sociales, j’estime plutôt que c’est l’histoire qui est la discipline la plus rigoureuse. L’économie est très arriérée : depuis 1870, on n'y a rien ajouté et des économistes comme Milton Friedman s’en vantent, alors que c’est précisément le signe de la non science, du dogmatisme. La science économique est basée sur des modèles artificiels qui n'ont rien à voir avec la réalité et elle se veut indépendante des autres sciences sociales, alors qu’elle a un lien direct, complémentaire, avec la politologie, l’histoire et la sociologie. »
Autodidacte et engagé
Déjà dans les années 1940, dans son Argentine natale où, élevé dans un milieu bourgeois d’ obédience socialiste, aux racines allemandes et suédoises, le jeune Mario Bunge est cet homme qui s ’intéressera à tout. Aux côtés d’un père à la fois médecin, sociologue et député, fiston est vite initié aux grands débats de son temps.
Dès l’adolescence, en autodidacte, il plonge dans la lecture des philosophes, mais choisit d’étudier la physique et les mathématiques à l’université afin de mieux entremêler ses deux grandes passions : la science et la philosophie. Il accepte certes les différences entre elles, mais refuse toute sa vie de les considérer comme des entités séparées au moment même où les théories philosophiques à la mode ne jurent que par une telle division.
Peu lui chaut, Mario Bunge a et aura toujours des mots très durs pour les « mauvais philosophes » — les existentialistes, les wittgensteiniens, les tenants de la philosophie linguistique, les descendants d'Hegel, d’Heidegger, de Sartre, de Freud aussi —, qui préfèrent jouer avec les mots ou les concepts pour se rendre le plus illisibles possible, qui « ne connaissent pas beaucoup la science et ne sont pas très travaillants non plus », qui y vont de successions d’affirmations dogmatiques ne s’appuyant sur rien, « qui disent que la seule tâche du philosophe, c’est d’analyser, de critiquer, de commenter », qui se limitent à ergoter sur des concepts isolés, et qui sont surtout très ignorants.
« Ce sont eux, dit-il, qui ont entraîné le déclin de la philosophie, qui ont fait en sorte qu’elle ne dit plus rien d’original et qu’on ne sait plus très bien quelle est sa place aujourd’hui. »
Mario Bunge,lui, pratique dès le départ ce qu’il allait plus tard prêcher : la connaissance vue comme un tout, intégrant évolution scientifique, valeurs et morale. Étudiant en physique certes, mais aussi homme de gauche convaincu qui contribue à mettre sur pied une « université populaire » pour les ouvriers. Penseur préoccupé des temps troubles que vit la planète, qui crée en 1944 la revue philosophique Minerva afin de dénoncer les philosophes dont l’obscurantisme a conduit au nazisme.
« Nous savions déjà, il y a un demi-siècle, en Argentine, que Heidegger était nazi, que l’irrationalisme était la philosophie du nazisme », fait-il, moqueur à l’endroit de ces Américains et de ces Français qui viennent tout juste de faire la même découverte... ou d’admettre la chose publiquement.
L’audience du jeune Bunge grandit à mesure qu’avancent ses travaux sur la causalité et qu’il apporte des contributions majeures à la mécanique quantique. Mais il est souvent en butte aux autorités politiques de son pays. Le péronisme règne et Mario Bunge conteste : il sera même congédié de l’université. Il doit donc chercher à gagner sa vie, notamment grâce à des traductions, sans pour au tant délaisser ses recherches ou son intérêt, qui va grandissant, pour la philosophie. En 1957, il obtient la chaire de philosophie des sciences à l’Université de Buenos Aires. Sa voie est désormais toute tracée.
De la politique : « Je crois qu ’il faut s’engager, en politique, être membre d’un parti pour l’influencer de l’intérieur. L’autre position, celle d’être au-dessus de la mêlée, c’est une irresponsabilité civique et morale. « Moi, je suis membre du Parti libéral du Canada - même si je suis très déçu des projets du ministre Axworthy — parce que je crois que le nationalisme est une erreur. Dans une autre province, je serais sans doute membre du Nouveau Parti démocratique. Mais il faut choisir, prendre des risques, quitte à choisir le moindre mal, comme je le fais. Sinon, c’est la mort de la démocratie, la dictature de la classe politique. « En fait, je suis d’une gauche nouvelle qui n’existe pas encore, un socialisme complètement réformé, proche de ce qui avait été esquissé il y a 150 ans par John Stuart Mill dans ses Principles of Political Economy. Je suis partisan non pas de la révolution, comme Marx, mais d’un réformisme systémique. Résoudre les problèmes sociaux un à un, pas à pas. Et à chaque pas, voir tout le système et introduire des réformes qui sont à la fois politiques, économiques, culturelles, etc. « Mais il est trop tard pour que je fonde mon parti, et puis j’ai encore des livres à écrire, et je n’ai aucun tact, aucune diplomatie, aucune habileté politique! »
De la question du progrès
Mais la situation politique est telle qu’il doit quitter son pays en 1963, répondant à des invitations d'universités américaines, allemandes et suisses. Les États-Unis lui font des offres fermes. Sauf que la guerre du Vietnam est commencée; elle aura sur Mario Bunge deux influences majeures. D’abord, c’est à cause d’elle qu’il décidera de s’installer plutôt au Canada avec sa famille — sa femme, mathématicienne cotée, puis lui-même sont engagés à McGill —, histoire de ne pas donner de petits soldats à l’armée américaine.
Et puis, la guerre du Vietnam verra naître la génération romantique qui, en réaction contre l'establishment, aura pour idéologie le rejet complet de tout rationalisme, de tout progrès scientifique, de tout ce en quoi Mario Bunge croit.
« Les jeunes pensaient alors que la science, la raison et la technique étaient des outils, des armes de l'establishment, et ils ont tourné le dos au progrès scientifique, sans voir que par leur attitude, ils se tiraient une balle dans la tête. Aujourd’hui, ces jeunes rebelles occupent les chaires universitaires, et c’est une tragédie. Car alors que la science, la technique, la médecine se développent de plus en plus, la noirceur monte dans les facultés de lettres. »
[...] Il peste encore plus contre les pseudoguérisseurs des corps et des âmes, les pratiquants des médecines douces et de la psychanalyse, et, à l’autre extrémité, contre tous ceux et celles qui réfutent l’influence du milieu, de la condition sociale ou économique sur les individus. Il s’emportera encore contre ceux et celles qui voient la vie, le monde, comme autant de compartiments étanches et qui restent le nez collé sur leur seul petit champ d’intérêt.
Et il estime envers et contre tous que la philosophie devrait occuper une place centrale dans tout cet univers qui virevolte autour de nous.
« Je crois, explique-t-il, que les sciences se chevauchent, qu’elles sont comme une rosette et qu’elles dépendent les unes des autres. Si l’on veut faire de la psychologie moderne, il faut utiliser la biologie; si l’on veut faire de la biologie, il faut connaître la chimie, et ainsi de suite. Et je crois que la philosophie est contenue dans toutes les sciences.
« Il existe des principes philosophiques qui sont tacitement admis par tous les chercheurs. Ainsi, le principe ontologique, ou métaphysique, selon lequel il y a un monde extérieur; ou celui de dire, ensuite, que ce monde est légal, au sens où il est assujetti à des lois; celui, enfin, de croire que ce monde est connaissable. Sans de tels principes, il n’y aurait pas de science.
« Le rôle de la philosophie, c’est, d’une part, d’alerter les gens contre la pseudoscience, les charlatans; d’ autre part, d’ouvrir des horizons aux scientifiques, de faire en sorte que ceux-ci ne soient pas de seuls techniciens. De toute façon, tout chercheur scientifique sérieux, qui se penche sur des problèmes difficiles, finit par être confronté à des questions mi-philosophiques, mi-scientifiques : qu’est-ce que l'esprit, la société, l’espace, le hasard? »
Et puis, outre les questions classiques sur les concepts de signification, de vérité, de méthode, une foule de problèmes complètement nouveaux s’offrent aux philosophes, particulièrement aux éthiciens : la destruction de l’environnement, la surpopulation, la surindustrialisation, l’inégalité sociale, le chômage... Sans oublier les avancées spectaculaires faites en biologie moléculaire ou en génétique, qui ramènent immanquablement à cette interrogation éternelle : Qu’est-ce que la vie?
Mario Bunge est prêt à discuter de tout, à s’arrimer aux découvertes de son temps pour raffiner la réflexion. Mais jamais, au grand jamais, il n’acceptera cette opinion en vogue d'arrêter la science.
« Bien sûr, on peut le faire, commente-t-il. Mais ce n’est pas une solution nouvelle, elle a déjà été tentée : Hitler l’a fait, Staline aussi. Ils ont eu un grand succès en tuant des branches entières de la science – Hitler en dénonçant la réactivité et les quantas comme étant des inventions juives, forçant l’exil de milliers de chercheurs; Staline en condamnant la génétique, la psychologie et les sciences sociales.
« Donc, on peut essayer encore une fois de recourir à la barbarie, mais on ne résout rien du tout. Car que faire après, quand on revient enfin à la civilisation? La génétique, qui se portait très bien avant les grandes purges en Union soviétique, n'a pas encore récupéré totalement le retard qu’elle a pris. Et en Allemagne, seule la chimie a fait des avancées.
« C’est très facile de tuer la culture ou la science: on peut le faire du jour au lendemain. On l’a vu en Turquie, en Iran, maintenant en Algérie. Dans mon pays, en Argentine, en une seule année, celle de 1966, le régime militaire a provoqué l’exil d’un millier de chercheurs scientifiques. Depuis, il n’ y a presque plus de science en Argentine. Il y a bien eu le retour de la démocratie il y a onze ans, mais rebâtir la science, c’est une tout autre chose.»
Note : pour en savoir plus sur le professeur Bunge,on peut se reporter au livre de Laurent-Michel Vacher : Entretiens avec Mario Bunge : une philosophie pour l’âge de la science, Éditions Liber, collection
- Mario Bunge
Université McGill
« Mario Augusto Bunge, né le 21 septembre 1919 à Buenos Aires en Argentine et mort le 25 février 2020 à Montréal (Canada), est un physicien et philosophe canadien et argentin, fondateur de la revue Minerva en 1944. [...] Son œuvre philosophique s'inscrit dans la pensée matérialiste, et plus précisément dans le courant évolutionniste du matérialisme scientifique. Ce matérialisme est dit scientifique au XIXe siècle par opposition d'une part au matérialisme des philosophes, et d'autre part au matérialisme éthique ou moral (sens vernaculaire : attitude matérialiste). » Source Wikipédia, consulté le 16 mars 2023.
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