[Publié initialement en avril 2021]
Déconstruire des récits dominants issus d'un certain héritage colonial à l'aide d'une pluralité de savoirs; voilà une tâche complexe que les historien-ne-s contemporain-e-s peuvent et doivent réaliser, selon l'historien et sociologue Denys Delâge. Ses recherches critiques sur le colonialisme et la condition autochtone lui permettent de faire une introspection historique, et de mettre en lumière les dispositifs ancrés dans un régime à décoloniser.
Ricarson Dorcé : Vous êtes un sociologue et un historien très réputé. Professeur émérite de l’Université Laval, vous vous différenciez par vos recherches sur les peuples autochtones, dans lesquelles vous affirmez votre sens de responsabilité citoyenne. Est-ce que vous vous considérez comme un chercheur engagé à déconstruire l’héritage colonial?
Denys Delâge : Dans quelque domaine où l’on travaille, une responsabilité citoyenne s’impose toujours. C’est une question de morale et de vivre-ensemble. Ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas que l’on nous fasse. Cela vaut pour les individus, pour les communautés, pour la société. Cela relève de la responsabilité citoyenne en toute démocratie fondée sur l’égalité de tous et chacun indépendamment de la richesse, du savoir, du sexe, de l’ethnie, de la couleur, etc.
Je me suis intéressé, tout particulièrement, à « notre » histoire coloniale au sens de « nous tous », sans exception, c’est-à-dire de tous ceux et celles qui ont composé notre société aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps et, pour le présent, de tous ceux et celles avec lesquels nous vivons.
Ricarson Dorcé : Vous vous êtes ainsi intéressé au récit historique colonial. Comment ce récit a-t-il démarré?
Denys Delâge : Le récit historique colonial dominant démarre avec l’arrivée des Européens et leur « prise de possession » d’un morceau de l’Amérique – pour nous Jacques Cartier en 1534, à Gaspé –, puis de l’établissement graduel des colons parmi les sauvages. Était-ce là le début de « notre » histoire? Certainement pour les colons et leurs descendants, sauf que les membres de notre société ne descendent pas tous de ces colons! N’y a-t-il pas des Autochtones dans notre société? Les traces de leur présence remontent à 24 000 ans au Canada et à près de 13 000 ans sur le territoire québécois. Notre histoire remonte donc aussi loin dans le temps, mesurable non pas en siècles, mais en millénaires.
Il ne suffit pas de reconnaître une présence, il faut aussi savoir de qui il s’est agi. Nous le savons par l’archéologie, par l’identification des modes de vie, dont l’adaptation au territoire et au climat, par la comparaison avec les grandes cultures et les empires du sud de l’Amérique au Mexique, au Pérou. Nous savons que toutes ces communautés étaient interreliées par la diplomatie, la parenté, le commerce et la guerre. Toutes, de l’extrême nord de l’Amérique à l’extrême sud de l’actuel Chili et de l’Argentine, partageaient le même univers mythique, si bien qu’il est possible de suivre les transformations d’un mythe de l’Amazonie ainsi que ses mutations jusqu’en Colombie-Britannique.
Même s’il n’y avait plus un seul Autochtone dans notre société, il faudrait faire référence à leur présence sur le territoire ancien et expliquer comment et pourquoi ils ont disparu. Heureusement, ils sont toujours là, ils sont partie de notre « vivre-ensemble ». Il est pertinent de savoir quelle place ils occupent dans notre société et pourquoi ou par quels mécanismes ils se trouvent dans cette position.
Ricarson Dorcé : À cet égard, le bilan est tragique.
Denys Delâge : Absolument. À l’origine, les Premiers Peuples occupaient tout le territoire des Amériques, du Canada, du Québec. Avec la loi canadienne sur les Indiens1, ils ont été dépossédés de la totalité de ce territoire, placés dans des « réserves » : ils peuvent détenir la propriété de leurs maisons, mais jamais celle du sol où elles sont implantées. Ces peuples, qui étaient des nations souveraines, sont désormais des « pupilles de Sa Majesté ». Parmi tous les Canadiens, les Indiens se caractérisent par l’espérance de vie la plus courte, la pauvreté la plus grande, le taux de suicide le plus élevé. L’histoire nationale, les histoires nationales ont l’obligation d’en livrer l’explication. Les inégalités sociales et les exclusions contemporaines ne relèvent pas que de facteurs récents, elles remontent loin dans le temps. Notre histoire, une « épopée des plus brillants exploits »?! Un devoir de mémoire s’impose à nous tous pour voir d’où nous venons et comment s’est structurée la société dans laquelle nous vivons. Cela oblige à contribuer à déconstruire l’héritage colonial, c’est-à-dire ces facteurs qui concourent avec d’autres, dans nos sociétés contemporaines, au racisme, à l’exclusion sociale, aux structures d’inégalités, au mépris de l’autre et à la honte de soi.
Le travail sur l’histoire vise la mémoire, c’est-à-dire qu’il renvoie aux récits racontant d’où viennent chacune des composantes de notre communauté : mécanismes politiques, militaires, économiques, culturels d’intégration et d’exclusion. Ou encore, quels furent les innovations, les réussites collectives, les découvertes, ou inversement, les inévitables chocs culturels? Il ne s’agit pas ici de l’instauration d’un tribunal chargé de dispenser des accusations, mais d’un travail d’introspection pour comprendre comment s’est structuré notre passé collectif, d’où l’on vient et quel héritage nous a été légué. Personne n’est responsable des gestes de ses ancêtres. Ce qui importe, c’est de voir, de comprendre, de dire. Cela, en analysant le passé pour ce qu’il était, dans les structures sociales et les mentalités d’alors.
Personne n’est responsable des gestes de ses ancêtres. Ce qui importe, c’est de voir, de comprendre, de dire. Cela, en analysant le passé pour ce qu’il était, dans les structures sociales et les mentalités d’alors.
Ricarson Dorcé : L’historien analyse le passé pour ce qu’il était. Alors, comment pourrait-il contribuer à déconstruire l’héritage colonial, l’idéologie d’un choc de la civilisation avec la barbarie?
Denys Delâge : Pour comprendre les sources et la dynamique de notre histoire, il faut considérer l’ensemble des acteurs et rompre avec ce cadrage réducteur du « choc de la civilisation avec la sauvagerie ». Mettre fin à cette idéologie implique de la déconstruire et de décrypter ce qu’elle occulte. Au-delà des jugements de valeur portés par l’historiographie traditionnelle et coloniale, il faut prendre une distance, objectiver pour analyser des sociétés qui s’affrontent, les caractériser globalement et voir dans quelles directions les entraînent les mécanismes de l’unification du monde avec l’émergence des économies d’abord atlantique, puis graduellement planétaire.
L’Amérique était à l’âge de la pierre, du cuivre et de l’agriculture, mais aussi à celui de grandes civilisations : Tenochtitlan (Mexico) était aussi peuplée que Rome, et le Pérou des Incas, l'un des pôles de diffusion de pratiques culturelles à l’échelle du continent. Au nord de l’Amérique, on retrouvait des nomades aux vastes réseaux de circulation; plus au sud, partout des cultivateurs avec des plantes à très haut rendement; et plus au sud encore, des villes et des temples. Pas d’élevage, sauf partout, les chiens, et, en Amérique du Sud, les lamas et les alpagas. Les deux Amériques partageaient un univers mythique et des systèmes de parenté communs avec d’infinies variations.
Au même moment, soit à la période de contact, fin 16e et début du 17e siècle, l’Europe était à l’âge du fer, de la manufacture, du voilier, de régimes politiques fortement hiérarchisés capables de réunir de grandes armées dotées de canons. Des populations ayant évolué dans des conditions sanitaires terribles, sources d’épidémies millénaires grâce auxquelles les gens avaient cependant développé des anticorps. À cet égard, il en allait ainsi de l’Afrique et de l’Asie, puisqu’il s’agit d’une masse continentale interreliée. Autre avantage décisif de l’Europe : l’héritage grec et la Renaissance, sources de distanciation d’avec le mythe, d’objectivation de la diversité culturelle permettant d'en faciliter la manipulation.
L’Europe est sortie partout gagnante dans sa confrontation avec les autres continents, y compris l’empire de la Chine, mais jamais elle n’a réussi à remplacer les populations de l’Afrique, de l’Inde ou de l’Asie par une population européenne qui deviendrait majoritaire. Font exception l’Amérique, les îles du Pacifique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des régions de faible pratique de l’élevage et de conditions sanitaires moins mortifères que celles de l’Europe. Les populations de ces territoires ont, d’abord et avant tout, succombé à l’assaut microbien venu d’Europe, d'Asie, d'Afrique.
L’histoire académique « rigoureuse et sérieuse » n’a pris en compte ce terrible « mécanisme » qu’il y a tout au plus une cinquantaine d’années. La tradition orale des Autochtones du nord-est de l’Amérique en traite depuis des siècles.
Ricarson Dorcé : Dans Le piège de la liberté : Les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux, copublié avec Jean-Philippe Warren, vous apportez des détails minutieux sur les dispositifs qui ont conduit à asservir les Premières Nations. Est-ce que cela importe de « réintroduire les Autochtones comme acteurs de l’histoire », pour reprendre une expression qui vous est très chère?
Denys Delâge : Le colonialisme a toujours visé la subjugation sous toutes sortes de formes : esclavage, refoulement, décoration, guerre, assujettissement. Ces formes ont changé selon les métropoles, les régimes coloniaux, l’environnement. Impossible, par exemple, de réduire des chasseurs-cueilleurs au statut d’esclaves dans la traite des pelleteries, le producteur ayant trop d’autonomie. La rivalité intereuropéenne peut également conduire à des alliances tactiques avec les peuples des colonies. Ceux-ci ne sont ni passifs ni résignés. Comme les colonisateurs, ils sont divisés, ils connaissent la guerre, savent résister et combattre, choisir à qui s’allier ou de qui se méfier. Et surtout, ils interagissent selon leurs propres traditions et leurs propres règles. Ils relèvent de sociétés radicalement différentes de celles d’Europe; impossible de comprendre leurs gestes sans plonger dans leurs cultures : système de parenté, logique du don et du contre-don, système de chefferies, mythologie, rapport aux animaux, etc.
Ricarson Dorcé : Selon vous, les mécanismes de l’héritage colonial opèrent-ils encore en Amérique du Nord, notamment au Canada?
Denys Delâge : À l’évidence, les Premières Nations ont toujours le statut de « pupilles » de Sa Majesté, c’est-à-dire qu’elles sont légalement des mineures (des « enfants ») placées sous la protection de leur « père », le gouvernement fédéral canadien. Le statut des Inuits, bien que légalement distinct, est analogue. Contrairement à l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, dont la citoyenneté est fondée sur le sol, les nations autochtones ayant été dépossédées du territoire ne sont désormais définies que par le sang : l’on est Indien ou Indienne par la manière des mariages des parents et des grands-parents. Autrefois, avant 1984, c’était par la seule lignée des hommes; désormais, c’est par l’une ou l’autre lignée. Tous les conseils de bande sont sous tutelle fédérale.
Ricarson Dorcé : Quelles différentes formes le dépassement de ces dispositifs coloniaux pourrait-il prendre?
Denys Delâge : Il faut redonner des territoires aux Autochtones. Dans le sud, cela est difficilement réalisable, mais dans le Nord canadien, c’est possible. Partout, il faut reconnaître l’autonomie politique, comme cela est en voie de se réaliser au Nunavut. Reconnaître aux communautés autochtones la capacité de définir leurs règles d’appartenance sans référence au sang, tout en exigeant l’obligation citoyenne de payer taxes et impôts. Il faut mettre fin aux pléthores de services de métiers et de professions offerts par des « Blancs » aux Autochtones du Tiers-Monde canadien. Donc, il faut former d’urgence des Autochtones à tous ces métiers de plombier, électricien, travailleur de la construction, professeur, pilote, infirmier, médecin, etc.
Ricarson Dorcé : Ne faudrait-il pas initier les chercheurs et chercheuses de la relève aux questions liées à l’héritage colonial?
Denys Delâge : Il faut refuser toute racialisation ou ethnicisation de la recherche. Celle-ci appartient à tous, les regards doivent être multiples en même temps qu’il importe d’inciter des jeunes Autochtones à s’y engager.
La recherche doit demeurer indépendante des pouvoirs politiques, même autochtones, ce qui fait problème actuellement. Elle doit relever exclusivement de l’évaluation par les pairs. Le conseil municipal de Drummondville n’a aucune autorité ni aucune compétence pour juger de la qualité ou de la pertinence d’une enquête ethnographique menée sur son territoire, de même en est-il d’un conseil de bande! Le danger actuel est celui de la racialisation ou ghettoïsation de la recherche.
La recherche doit demeurer indépendante des pouvoirs politiques, même autochtones, ce qui fait problème actuellement. Elle doit relever exclusivement de l’évaluation par les pairs. Le conseil municipal de Drummondville n’a aucune autorité ni aucune compétence pour juger de la qualité ou de la pertinence d’une enquête ethnographique menée sur son territoire, de même en est-il d’un conseil de bande! Le danger actuel est celui de la racialisation ou ghettoïsation de la recherche.
Ricarson Dorcé : Comme vous l’avez si bien dit, « les regards doivent être multiples ». Mais, un historien, qui réalise, par exemple, un travail de recherche sur la condition autochtone, ne doit-il pas toujours penser à intégrer les rapports entre sciences historiques, justice sociale et enjeux coloniaux?
Denys Delâge : Il faut avoir en tête tous ces paramètres, parce qu’ils sont constitutifs de la condition autochtone.
Ricarson Dorcé : L’histoire « décoloniale » est-elle encore possible? Celle qui prendrait en compte la pluralité des savoirs, celle où pourraient se rencontrer les savoirs scientifiques et d’autres types de savoirs…
Denys Delâge : Oui, cela est possible et souhaitable. Toute démarche scientifique doit considérer tous les paramètres pertinents, y compris les autres types de savoirs, ceux de la tradition orale, du folklore, des mythes. Mais les savoirs scientifiques ne sont pas équivalents aux autres savoirs à cause de la règle d’objectivation et de distanciation qui les caractérise. Inversement, un savoir historique scientifique peut ne pas répondre à ses propres règles de rigueur en ne considérant pas ces autres types de savoirs. Ainsi en est-il d’une histoire coloniale qui ne reposerait que sur les sources écrites sans y mesurer les biais et sans recourir à la tradition orale disponible. Non, les savoirs scientifiques ne sont pas analogues à d’autres types de savoirs. Oui, les savoirs scientifiques peuvent manquer à leurs propres règles en écartant les autres savoirs.
Ricarson Dorcé : Je vous remercie, cher professeur.
Denys Delâge : C’est à moi de vous remercier.
Toute démarche scientifique doit considérer tous les paramètres pertinents, y compris les autres types de savoirs, ceux de la tradition orale, du folklore, des mythes. Mais les savoirs scientifiques ne sont pas équivalents aux autres savoirs à cause de la règle d’objectivation et de distanciation qui les caractérise. Inversement, un savoir historique scientifique peut ne pas répondre à ses propres règles de rigueur en ne considérant pas ces autres types de savoirs.
- 1La loi canadienne sur les Indiens, ratifiée en 1876 par le pouvoir conféré par la constitution de 1867, aborde la question de l’inscription des Indiens, de leurs clans et des terres qui leur sont réservées.
- Denis Delâge
Université Laval
Détenteur d’une maîtrise en sociologie et d’un doctorat en histoire, le professeur Denys Delâge entreprend sa carrière universitaire au Département de sociologie de l’Université Laval en 1981. Il est nommé professeur titulaire en 1995. Denys Delâge a enseigné les méthodes de recherche et le travail d’enquête en sociologie, de même que l’histoire des Amérindiens, domaine principal de ses recherches et publications.
(…) Durant ses 26 années d’enseignement à l’Université Laval, le professeur Delâge a obtenu une reconnaissance unanime de la communauté étudiante pour la qualité de son enseignement. (…) Sa contribution à l’enseignement et à la formation de futurs chercheurs est tout simplement exceptionnelle.
Tout au long de sa carrière, le professeur Delâge a été très actif en recherche. En 1985, il a publié un livre, Le pays renversé, qui s’est rapidement imposé comme un classique sur l’histoire des relations entre les Autochtones et les Européens. Membre du CIERA et du CELAT, il a régulièrement obtenu de nombreuses subventions de recherche. Il a aussi été responsable de recherche pour deux importants chantiers. Ainsi, il a été membre du comité d’orientation de la recherche historique de la Commission royale d’enquête Dussault-Erasmus sur les peuples autochtones. Puis, il a été directeur d’une vaste recherche du ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada et du Conseil de la Nation huronne-wendate. À partir des années 1990, il a consacré une grande partie de ses travaux aux Autochtones de la vallée du Saint-Laurent. Tout cela fait de Denys Delâge un historien exceptionnel aux compétences multiples, et dont la réputation dépasse les frontières disciplinaires.
Source : https://www.ulaval.ca/notre-universite/prix-et-distinctions/emeritat/denys-delage
- Ricarson Dorcé
Université Laval
Université Laval
Détenteur d’une licence en psychologie, d’un diplôme de premier cycle en droit et communication sociale, d’une maîtrise en histoire, mémoire et patrimoine ainsi que d’une formation de deuxième cycle en sciences du développement, Ricarson Dorcé est doctorant en ethnologie et patrimoine à l'Université Laval. Ses recherches actuelles portent sur la participation communautaire, le tourisme communautaire et le patrimoine culturel immatériel. Ses travaux sont publiés dans des revues en Haïti, au Québec et ailleurs. Il est membre des organismes suivants : Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT, Québec), Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval (IPAC, Québec), Association canadienne d’ethnologie et de folklore, Laboratoire d’enquête ethnologique et multimédia (LEEM de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique) et comité éditorial du Magazine de l'Acfas.
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