Enseigner aux étudiant·es qui n’ont peu ou pas fréquenté une discipline constitue un défi pédagogique majeur.
En tant que professeur de philosophie au cégep, l’un des meilleurs moyens d’aborder la difficulté de la transmission du savoir est la présentation de l’allégorie de la caverne de Platon1. Dans cette image, l’un des prisonniers fascinés par les ombres (opinions, croyances, préjugés) est tiré de force vers l’extérieur de la caverne, c’est-à-dire tiré de la prison de l’ignorance vers le savoir. En retour, ce personnage libéré par le savoir se voit investi d’une mission : redescendre dans la caverne et en libérer d’autres. Or, ce cheminement, d'abord ascendant, puis descendant, représente pour Platon un double défi : pour les étudiant.e.s, la difficulté consiste à s’habituer à la lumière de la connaissance; pour l’enseignant, elle réside à s’acclimater de nouveau à la pénombre du commun des mortels.
Il y a de nombreuses situations où la transmission du savoir s’avère difficile, mais j’aimerais me concentrer sur celles qui ont trait au langage, lorsque le moyen fait obstacle. Si les mots sont bien les véhicules par excellence pour transmettre le savoir, ils forment souvent le nœud de l’incompréhension. D’un côté, le jargon disciplinaire peut rebuter l’étudiant.e; de l’autre, la vulgarisation risque de miner la rigueur du contenu. Il en est de même de la richesse du vocabulaire – ou de sa pauvreté – souvent mise au banc des accusés. Un.e étudiant.e s’effraie des mots savants, alors que son.sa professeur.e se désole du manque de maîtrise des mots d’usage courant. Je me souviens d’une étudiante qui m’avait confié être en classe sans pouvoir déchiffrer le langage de l’érudit qui se trouvait devant elle; j’ai alors appris que j’étais pour certains un « érudit », au sens d’un être incompréhensible. En définitive, le risque est que l’on demeure inaccessible l’un à l’autre.
Si les mots sont bien les véhicules par excellence pour transmettre le savoir, ils forment souvent le nœud de l’incompréhension.
Au cours d’une carrière, notre manière de communiquer avec les étudiant.e.s évolue, on l’espère, pour le mieux. En effet, l’expérience professionnelle devrait servir à faciliter l’enseignement. Par contre, chaque cohorte comporte ses particularités, de même que les générations ont une manière à elles de voir le monde et d’en parler. Il faut donc aller à la rencontre de l’étudiant.e singulier et que chacun fasse son bout de chemin pour comprendre l’autre.
L’un des moyens qui m’apparaît le plus prometteur pour transmettre un message, sans sacrifier la rigueur du contenu, est de développer le champ lexical de l’étudiant.e. Il faut revenir à cette bonne vieille méthode socratique qui consiste à s’entendre sur des définitions, et à prendre le temps de bien les méditer. Par exemple, en philosophie politique, on ne saurait parler des démocraties libérales sans définir minimalement ce qu’est une démocratie (un régime) et ce qu’est le libéralisme (une idéologie), puis sans clarifier la différence entre un régime et une idéologie, etc. La vulgarisation, ici, consiste à éviter d’avoir à se buter aux mots et à s’entendre sur un sens partagé pour construire un monde commun.
L’un des moyens qui m’apparaît le plus prometteur pour transmettre un message, sans sacrifier la rigueur du contenu, est de développer le champ lexical de l’étudiant. Il faut revenir à cette bonne vieille méthode socratique qui consiste à s’entendre sur des définitions, et à prendre le temps de bien les méditer. [...] La vulgarisation, ici, consiste à éviter d’avoir à se buter aux mots et à s’entendre sur un sens partagé pour construire un monde commun.
Que signifie alors l’acte de transmettre le savoir ? Platon nous dit ceci : « l'éducation n'est point ce que certains proclament qu'elle est ; car ils prétendent l'introduire dans l'âme, où elle n'est point, comme on donnerait la vue à des yeux aveugles »2. Autrement dit, le savoir se trouve déjà en germe dans la capacité de connaître de l’étudiant.e; le.la professeur.e l’accompagne pour faciliter la croissance de son esprit. Souvent, on aime interpréter ce passage à la lumière du constructivisme, où l’apprenant est au centre et construit son savoir. L’avantage avec cette posture pédagogique est de briser l’asymétrie entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, en misant sur la capacité de l’étudiant.e à tenir un rôle actif plutôt que passif. En revanche, pour Platon, le savoir n’est pas une construction, encore moins une construction personnelle : elle est davantage le fruit d’un effort collectif, celui des membres d’une communauté humaine qui se sont tournés tour à tour vers un idéal de vérité. S’il existe bien une fonction de l’acte de transmettre, ce serait celle proprement existentielle de partager cet amour qui naît du contact avec le savoir.
Je suis un amoureux tardif de la connaissance. La piqûre collégiale et universitaire a fait son effet et j’ai été chanceux dans mon parcours. Ma motivation est plurielle, mais elle semble se rattacher d’une façon ou d’une autre au privilège de fréquenter le milieu du savoir. L’expression est intéressante : le « milieu », c’est non seulement l’endroit où je côtoie mes collègues, les étudiant.e.s et tous ceux et celles qui aiment apprendre, mais aussi le « centre » même de la connaissance. Aristote voyait ainsi dans la vie théorétique, celle dédiée à la contemplation des objets du savoir, l’accomplissement du bonheur3. À bien y penser, la connaissance est une fin en elle-même, et le désir d’apprendre commence peut-être par cette étape décisive : l’amour du vocabulaire, des mots et de leur(s) sens.
À bien y penser, la connaissance est une fin en elle-même, et le désir d’apprendre commence peut-être par cette étape décisive : l’amour du vocabulaire, des mots et de leur(s) sens.
- Carl Grimard
Cégep Garneau
Blogue « Mise sur la philo » - https://misesurlaphilo.com/
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