Naissance d’un projet de livre
Après avoir publié en octobre 1999 un ouvrage qualifié par l’éditeur de « tour de force », basé sur vingt ans de recherches lexicographiques, ouvrage intitulé Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie1, l’idée de planifier la publication d’un second ouvrage de synthèse en théorie de la connaissance coulait pratiquement de source. Cette idée m’accapara sérieusement l’esprit à partir de l’automne 2005, au moment de ma prise de retraite du département de philosophie de l’UQAM, et elle prit la forme d’un véritable projet de livre encyclopédique au cours des mois qui suivirent. Il me fallut quatre ans pour réaliser le collectif d’envergure dont je vais maintenant expliquer les tenants et aboutissants, et dont une première édition a vu le jour en 20092, puis une seconde en 20163.
J’avais en tête de faire voir toute l’histoire de la réflexion philosophique sur la connaissance humaine de Platon à nos jours. Il s’agissait, bien sûr, de mettre en évidence les principaux moments forts, les épisodes les plus marquants, de cette histoire intellectuelle. Mais cette évolution était d’une telle ampleur que seul un ouvrage collectif était susceptible de satisfaire aux exigences d’une telle tâche de récapitulation. L’ouvrage prit une tournure toute spéciale quand il me vînt à l’idée de faire appel aux seules ressources universitaires du Québec : je voulais en quelque sorte faire la preuve que le milieu universitaire québécois œuvrant en philosophie s’était développé au cours des dernières décennies au point de permettre que chacun des chapitres de l’histoire à retracer fût confié à un spécialiste œuvrant dans l’un ou l’autre des départements de philosophie universitaires du Québec. Le pari fut tenu et voici comment.
J’avais en tête de faire voir toute l’histoire de la réflexion philosophique sur la connaissance humaine de Platon à nos jours. [...] L’ouvrage prit une tournure toute spéciale quand il me vînt à l’idée de faire appel aux seules ressources universitaires du Québec : je voulais en quelque sorte faire la preuve que le milieu universitaire québécois œuvrant en philosophie s’était développé au cours des dernières décennies [...].
Adoption d’une perspective
Pour faire œuvre originale, il fallait d’abord ancrer ce projet dans une perspective d’ensemble. Quand on enquête sur la nature de la connaissance humaine, quand on en scrute les réalisations les plus exemplaires, on devient rapidement conscient que les Européens, et plus globalement les Occidentaux, ne sont ni les premiers ni les seuls à avoir produit des connaissances, à les avoir recherchées pour elles-mêmes et à les avoir systématisées et transmises de génération en génération, d’un pays à l’autre, voire d’une époque à une autre et jusqu’à nos jours. Dès lors, qu’est-ce donc qui distingue radicalement ce que Platon appelle l’épistémè, c’est-à-dire cette sorte de connaissance qui a jeté les bases de la longue pérégrination occidentale à travers l’histoire des sciences ? Un trait entre tous la caractérise distinctivement : le savoir que les philosophes grecs idéalisaient est réflexif : il ne se contente pas d’être un savoir, car il veut être également et fondamentalement un savoir du savoir lui-même. Dès l’origine, le projet philosophique semble donc porteur d’un désir de métasavoir. En effet, dès Platon et Aristote, on s’interroge sur ce que « connaître » veut dire, sur ce que l’acte cognitif suppose comme capacité intellectuelle et sur ce que connaître ou savoir exige comme fondements logiques. Cette question ne nous a jamais quittés par la suite. Elle a donné lieu au développement d’une trame continue qui, à tous égards, se confond avec l’histoire de la philosophie elle-même. Et cette histoire, loin d’être achevée, dure toujours. Voilà l’idée maîtresse qui se trouve à la base de ce livre qui vise à expliciter les principales philosophies de la connaissance.
Dès l’origine, le projet philosophique semble donc porteur d’un désir de métasavoir. En effet, dès Platon et Aristote, on s’interroge sur ce que « connaître » veut dire, sur ce que l’acte cognitif suppose comme capacité intellectuelle et sur ce que connaître ou savoir exige comme fondements logiques.
Une vision d’ensemble
À vrai dire, plusieurs philosophes ont, à chaque époque, déployé selon des orientations diverses une réflexion de cet ordre. Ainsi, de Platon et Aristote jusqu’au paradigme cognitiviste contemporain, dont le noyau dur est formé par les neurosciences mais inclut également la philosophie de l’esprit et la philosophie de la psychologie, se tisse la trame d’une réflexion continue sur la nature de l’acte de connaître et du résultat qu’il permet d’atteindre, le savoir. Reconstituer cette trame à partir des Grecs exige entre autres choses de s’intéresser à la doctrine aristotélicienne de l’âme, de passer par le débat médiéval sur les universaux, d’examiner la doctrine cartésienne du Cogito de même que la conception lockienne des idées innées et de l’esprit comme tabula rasa, d’étudier l’analyse humienne du jugement de causalité, de poser la question kantienne de la possibilité des jugements synthétiques a priori, de considérer la justesse de la distinction russellienne entre ‘connaissance par contact direct’ et ‘connaissance par description’, de mettre en perspective enfin les analyses logiques de Husserl. Mais cela demande également de prendre la mesure des conceptions néo-positivistes ayant vu le jour dans le cadre du Cercle de Vienne et ayant en quelque sorte dominé la scène philosophique jusqu’au début des années 1960, d’expliquer comment il se fait que la doctrine de l’empirisme logique a pu perdre de son lustre au profit d’une analyse de la connaissance scientifique davantage historiciste, et enfin de mettre en lumière les problématiques plus récentes que sont la nouvelle sociologie de la connaissance scientifique (le « Strong Program » de l’École d’Édimbourg), la logique épistémique, et, avatar récent de la philosophie analytique de la connaissance, l’épistémologie dite « contextualiste ».
S’il y a manifestement ici un fil d’Ariane à suivre sur une très longue durée, c’est que, tout au long de cette histoire intellectuelle de la théorie de la connaissance, une même problématique se constitue, se déploie, se ramifie et se complexifie : comment caractériser ce qui constitue une connaissance par rapport à une simple opinion et quel en est le fondement? Du reste, pour ce qui est de la période contemporaine – disons depuis le début du vingtième siècle –, la philosophie de la connaissance ne s’est développée qu’en restant en liaison avec diverses disciplines scientifiques (psychologie, linguistique, biologie), voire en fonction des importants développements qui se sont fait jour en logique formelle et en philosophie de la logique, en philosophie du langage, en philosophie des mathématiques et en philosophie de l’esprit.
S’il y a manifestement ici un fil d’Ariane à suivre sur une très longue durée, c’est que, tout au long de cette histoire intellectuelle de la théorie de la connaissance, une même problématique se constitue, se déploie, se ramifie et se complexifie : comment caractériser ce qui constitue une connaissance par rapport à une simple opinion et quel en est le fondement?
Stratégie éditoriale
Rien d’étonnant, donc, à ce que cet ouvrage rassemble dix-neuf études d’histoire de la philosophie de la connaissance. En ces temps de mondialisation portant l’empreinte de « l’économie du savoir », il est assurément utile de se demander ce que les plus illustres philosophes nous ont appris sur ce qui constitue une connaissance authentique. Ainsi, ce collectif vise à identifier les acquis historiques de la réflexion épistémologique depuis les débuts de la philosophie et les épisodes cruciaux qui en ont marqué l’évolution. Il regroupe un ensemble cohérent d’études, chacune étant consacrée à l’examen d’un cas de figure historique, ou, pour les chapitres traitant des problématiques plus récentes, à l’examen d’une thématique exigeant de référer à plus d’un auteur dans un même cadre conceptuel. Ce collectif présente au final une pluralité de « philosophies de la connaissance », que celles-ci parlent ou aient historiquement parlé de problèmes relatifs à la connaissance commune, ou qu’elles aient abordé des problèmes plus étroitement reliés à la connaissance scientifique proprement dite. L’originalité de ce collectif tient précisément à ce choix éditorial de procéder dans la mesure du possible auteur par auteur (sauf pour les problématiques plus récentes, comme la sociologie des sciences, l’apport des neurosciences et la philosophie de l’esprit, où une approche thématique s’imposait); approche nouvelle qu’il me faut maintenant mettre en relief. En présentant ainsi le développement historique de la philosophie de la connaissance, mon but affiché était de fournir un tableau qui permettait de comprendre comment s’est formé le paysage global de ce domaine au cours du temps. L’approche éditoriale choisie m’a semblé la mieux à même de permettre de soulever la question de savoir si, de Platon à Russell et d’Aristote à Husserl, Quine, Kuhn, ou Goldman, en passant par une multitude d’autres penseurs majeurs comme Ockham, Hume, Kant ou Schlick, on peut constater un progrès dans le traitement philosophique de la question de la connaissance. L’ouvrage n’apporte pas de réponse concluante à cette incontournable question, qui reste donc matière à débat.
Ce collectif présente au final une pluralité de « philosophies de la connaissance », que celles-ci parlent ou aient historiquement parlé de problèmes relatifs à la connaissance commune, ou qu’elles aient abordé des problèmes plus étroitement reliés à la connaissance scientifique proprement dite. [...] L’approche éditoriale choisie m’a semblé la mieux à même de permettre de soulever la question de savoir si [...] on peut constater un progrès dans le traitement philosophique de la question de la connaissance.
Un pari relevé
En dirigeant cet ouvrage, j’ai également voulu relever un pari : montrer que le milieu universitaire québécois comportait toutes les expertises permettant de couvrir en entier l’histoire de la philosophie occidentale dans le champ de la théorie de la connaissance. Il ne serait probablement venu à l’esprit de personne avant l’avènement du vingt-et-unième siècle d’oser entreprendre un tel projet de livre encyclopédique et surtout d’essayer de dénicher au Québec un spécialiste qualifié pour présenter systématiquement l’un des grands penseurs ayant contribué le plus significativement à l’histoire de la philosophie de la connaissance. Que cela ait été possible et réalisé en dit long sur le progrès intellectuel accompli au cours des décennies récentes dans le réseau des universités québécoises.
- 1R. Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, Paris, Presses Universitaire de France, coll. Premier Cycle, 872 p. [ISBN 2-13-049109-x; ISSN 1158-6028]
- 2Philosophies de la connaissance, R. Nadeau. dir. de la public., Montréal et Paris, Presses de l’Université Laval, coll. Mercure du Nord, 2009, 591p. [ISBN 978-2-7637-8842-5] et Librairie Philosophique J. Vrin [ISBN 978-2-7116-4359-2].
- 3Philosophies de la connaissance, R. Nadeau, dir. de la public., 2e édition revue, corrigée et mise à jour, Montréal et Paris, Presses de l’Université de Montréal, coll. PUM, 2016, 564 p. [ISBN 978-2-7606-3660-6 (papier); ISBN 978-2-7606- 3661-3 (PDF)]; 978-2-7606-3662-0 (ePub); 978-2-7116-8419-9 (Vrin)].
- Robert Nadeau
Université du Québec à Montréal
Robert Nadeau, qui a dirigé cette publication, a fait carrière au Département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal où il a fondé et dirigé pendant vingt-cinq ans le Groupe de recherche en épistémologie comparée.
Ont contribué à ce collectif : Richard Bodéüs, Yves Bouchard, Josiane Boulad-Ayoub, Sébastien Charles, François Duchesneau, Yves Gingras, Sandra Lapointe, Georges Leroux, Iain Macdonald, Mathieu Marion, Martin Montminy, Robert Nadeau, Claude Panaccio, Dario Perinetti, Claude Piché, David Piché, Pierre Poirier, Serge Robert et Alain Voizard.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membreCommentaires
Articles suggérés
Infolettre