Malgré un passé riche et complexe, la pharmacie a souvent été laissée pour compte lorsqu’il était question de l’histoire de la médecine et de la santé. Elle aurait pourtant dû y figurer en bonne place. Le médicament fabriqué, distribué, consommé, constitue en effet un élément fort éclairant de l’évolution des conceptions scientifiques et populaires de la santé et de la maladie à travers les siècles. Or, son histoire, il va sans dire, va de pair avec le développement d’une profession, celle d’apothicaire puis de pharmacien. Cette histoire, déployée ici sur quatre siècles n’est certes pas linéaire. Elle est faite d’avancées, mais également de récurrences et de blocages.
Sociologue et historienne, je suis professeure à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal. Après avoir travaillé pendant plusieurs années sur le médicament comme objet social, c’est-à-dire sur les facteurs socio-culturels qui influencent la consommation et les usages des médicaments dans les sociétés contemporaines, je reviens, dans ce livre, en quelque sortes à mes premières amours en me penchant sur l’histoire de la pharmacie.
De la Nouvelle-France à la Conquête
Le terme pharmacie embrasse plusieurs définitions. C’est à la fois une science, une discipline universitaire et une profession. Avec Nouvelle Ordonnance, j’ai voulu accorder une place à ces divers aspects, en focalisant toutefois sur ce que l’on pourrait appeler l’histoire sociale de la profession.
L’exercice de la pharmacie s’est beaucoup transformé au cours des siècles. L’apothicaire du XIIIe siècle est fort différent de celui du XVIIIe siècle et encore plus, il va sans dire, du pharmacien d’aujourd’hui.
L’histoire de la pharmacie en Nouvelle-France s’ouvre pour sa part sur la rencontre avec le Nouveau Monde, ses ressources médicinales et les savoirs qu’en ont ses premiers habitants. Les frontières entre médecins, chirurgiens et apothicaires se révèlent très imprécises à cette époque, chacun s’évertuant à faire au mieux de ses connaissances pour vaincre la maladie, dans cette nouvelle contrée souvent hostile.
De la Nouvelle-France à la Conquête, le domaine de la santé est passé sous domination anglaise. Dès lors, d’autres traditions modèlent l’exercice de la pharmacie au pays. Les chemists and druggists britanniques s’y installent, ouvrent des boutiques et créé des entreprises d’importation et de fabrication médicamenteuses. C’est de là que vient par exemple la tradition de vendre toute sorte de produits autres que des médicaments en pharmacie.
Évolutions scientifiques et industrielles
Pendant ce temps, le domaine du médicament subit d’importantes transformations liées, entre autres, aux évolutions scientifiques et industrielles. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les nouveaux procédés de fabrication se développent rapidement. De plus en plus, les entités chimiques de base entrant dans la préparation des ordonnances sont confectionnées en industrie. C’est également le cas des remèdes à formule secrète qui connaissent une grande popularité et font l’objet de rivalités entre les pharmaciens, les marchands généraux et les épiciers.
Le XXe siècle s’ouvre sur des transformations majeures. Révolution thérapeutique, essor de l’industrie pharmaceutique d’envergure internationale d’un côté, transformations économiques et réformes gouvernementales de l’autre, qui finissent par plonger la profession pharmaceutique dans une crise identitaire dont elle ressortira passablement transformée à l’aube XXIe siècle.
En effet, la fabrication des médicaments, rôle traditionnel des pharmaciens, est complètement prise en charge par l’industrie si bien que les médicaments arrivent sous leur forme finale en pharmacie.
Le XXe siècle s’ouvre sur des transformations majeures. Révolution thérapeutique, essor de l’industrie pharmaceutique d’envergure internationale d’un côté, transformations économiques et réformes gouvernementales de l’autre, qui finissent par plonger la profession pharmaceutique dans une crise identitaire dont elle ressortira passablement transformée à l’aube XXIe siècle.
Quelle profession pour le XXIe siècle?
Et si au sortir de cette crise, la profession obtient une reconnaissance légale de son rôle clinique dans la gestion de la pharmacothérapie, tout n’est pas gagné. À l’heure où il y a augmentation rapide de la consommation de médicaments – de plus en plus de personnes prennent de plus en plus de médicaments sur des périodes de plus en plus longues –, la mise en œuvre des nouveaux actes que peuvent poser les pharmaciens se heurte en effet à certains obstacles importants que j’analyse dans mon livre.
Il en est ainsi, par exemple, de l’association étroite et spontanée entre commerce et profession, qui reste accolée à l’image de la pharmacie tout au long de son histoire. La tension entre vocation commerciale et identité professionnelle survit même au processus de redéfinition du rôle des pharmaciens et constitue, encore aujourd’hui aux yeux des observateurs, un certain paradoxe. En outre, l’environnement physique très souvent commercial s’inscrit en faux par rapport à l’acte professionnel et il brouille la frontière entre le médicament comme produit de consommation et le médicament comme traitement.
Virage ambulatoire, assurance-médicament, réformes successives de la santé, difficultés d’accès à la première ligne sont analysés dans Nouvelle ordonnance à la lumière du cas de la pharmacie, jusqu’à la période très contemporaine.
Une histoire de la santé, des sciences et des professions
Nouvelle Ordonnance interpellera bien sûr les pharmaciens, mais s’adresse d’abord aux historiens de la santé et des sciences ainsi qu’aux spécialistes de la sociologie des professions. En effet, mon livre analyse les enjeux, les dilemmes et les paradoxes qui traversent l’histoire de cette profession. Il constitue également un des rares ouvrages à soulever un pan très important de l’histoire de la santé et de la médecine, jusqu’ici laissé dans l’ombre, en se fondant sur une recherche d’archives très extensive. Nouvelle Ordonnance, c’est enfin, d’un point de vue sociologique, le cas très fascinant d’une profession qui a dû se redéfinir complètement au gré des bouleversements scientifiques, technologiques, économiques sociaux et culturels qui ont marqué son histoire.
La trajectoire inusitée de la profession de pharmacien qui a vu son rôle et son identité s’altérer puis se recomposer, incite au rejet des interprétations linéaires qui réduisent à des mouvements de professionnalisation ou de déprofessionnalisation la destinée des groupes professionnels. Lorsque appréhendée sur le long terme, cette trajectoire apparait parsemée d’obstacles et en butte à certaines rigidités qui persistent et résistent au passage du temps. Toutes ces dynamiques interreliées créent une sorte de ressac dont il lui faudra sans doute s’affranchir pour jouer pleinement son rôle dans l’avenir.
Nouvelle Ordonnance c’est enfin, d’un point de vue sociologique, le cas très fascinant d’une profession qui a dû se redéfinir complètement au gré des bouleversements scientifiques, technologiques, économiques sociaux et culturels qui ont marqué son histoire.
- Johanne Collin
Université de Montréal
Johanne Collin est professeure titulaire à la Faculté de pharmacie de l’université de Montréal, où elle enseigne la sociologie de la santé et du médicament, ainsi que l’histoire de la pharmacie. Elle est également directrice de l’Axe Médicament et santé des populations de la Faculté de pharmacie.
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