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Antoine Allard, Université Laval, Louis J. Dubé, , Laurent Hébert-Dufresne, Université du Vermont

Le soleil émergeait à peine lorsque notre patient se réveilla du coma artificiel dans lequel on l’avait plongé depuis quelques jours. La gorge sèche, la voix rauque, il demanda : « Où suis-je? ». « Nous sommes à l’urgence d’une clinique universitaire du pays voisin, en Allemagne, dont le système hospitalier a été relativement épargné par la COVID-19 ». L’un d’entre nous (LJD) avait alors été invité pour servir d’interprète, il y restera pour la majeure partie des deux semaines suivantes.

Antoine, Louis, Laurent
Antoine Allard, Louis J. Dubé et Laurent Hébert-Dufresne. Sources : Université Laval et Université du Vermont.

Sur ce terrain des premières lignes, on apprend rapidement l’humilité. Notre formation nous amène trop souvent à réduire une épidémie à des statistiques et à des fonctions mathématiques : nombre de cas, croissance exponentielle, taux d’hospitalisation et de décès, etc. On oublie alors que l'origine et le coût d’une épidémie sont avant tout de nature sociale et humaine. Pour se transmettre, le virus doit en effet passer d’un individu à l’autre, le comportement de chacun ayant le potentiel de changer le cours de l’histoire, pour le meilleur ou pour le pire.

On apprend aussi à apprécier comment un système de santé efficace s’adapte, malgré quelques ratés, à une crise épidémiologique de cette ampleur. La réponse traverse plusieurs hiérarchies aux échelles multiples : techniciens de surface assurant la stérilisation des lieux, administrateurs gérant la logistique des espaces, urgentologues et infirmières, virologistes et épidémiologistes. Tous s'efforcent de s’acquitter de leurs nombreuses tâches et, ce faisant, accumulent informations et données pour convaincre les autorités de la nécessité de mesures de protection draconiennes pouvant sembler exagérées pour un observateur non averti.

Le social dans la mire des modélisateurs mathématiques

Ce système complexe, cette longue chaîne d’intervenants, est l’objet de nos préoccupations scientifiques quotidiennes. Nous sommes des modélisateurs mathématiques, étudiant les systèmes à travers leurs variables clés et les mécanismes dictant leurs interactions. À la lumière du témoignage d'introduction, on peut contester la pertinence de réduire des systèmes si humains et si complexes à des représentations mathématiques. Est-ce une hubris scientifique que de résumer les comportements humains par des équations abstraites? 

La philosophie du modélisateur est avant tout de se concentrer sur les mécanismes qui influencent l’évolution d’un système, souvent en ignorant les détails superflus et la nature même de celui-ci. Les modèles d’épidémies, par exemple, se concentrent souvent sur le nombre de contacts entre les individus « susceptibles » et infectieux, en ignorant la nature biologique du pathogène (bactérie, virus, parasite, etc.) et les détails de la population (psychologie, coutumes, politiques, etc.). 

Ces œillères mathématiques sont surprenantes : pourquoi ignorer la complexité des systèmes complexes? En fait, ces œillères sont la force du modélisateur. Elles nous aident à nous concentrer sur la structure d’un système et sur les mécanismes qui gouvernent sa dynamique. On développe alors un modèle mental, une intuition, nous permettant de comprendre comment les mécanismes interagissent. Il est alors possible d’influencer efficacement le comportement global du système au besoin : promouvoir la stabilité d’un écosystème, réduire l’ampleur d’une épidémie, ou détecter la présence de superdisséminateurs de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. Paraphrasant Bertrand Russell qui parlait alors de philosophie, nous prétendons que le propre de la modélisation est de commencer avec un système réduit à sa plus simple expression, au risque d’en paraître outrancièrement simple, et de finir en mettant en lumière des propriétés émergentes insoupçonnées au départ. Le but est donc de révéler la nature algorithmique du monde qui nous entoure à travers les mécanismes expliquant simplement ses propriétés complexes.

La philosophie du modélisateur est avant tout de se concentrer sur les mécanismes qui influencent l’évolution d’un système, souvent en ignorant les détails superflus et la nature même de celui-ci. Les modèles d’épidémies, par exemple, se concentrent souvent sur le nombre de contacts entre les individus « susceptibles » et infectieux, en ignorant la nature biologique du pathogène (bactérie, virus, parasite, etc.) et les détails de la population (psychologie, coutumes, politiques, etc.). 

Derrière notre conception de la modélisation mathématique, il y a une règle d'or : la dynamique des systèmes complexes est souvent gouvernée par leur structure, soit le réseau qui connecte les éléments du système. Si on comprend le réseau de contacts entre les individus d’une population, on pourra espérer contrôler l’évolution d’une épidémie vers une issue collectivement favorable. C’est pourquoi on entend autant parler de traçage de contacts pour contrôler la COVID-19. De même, si on comprend la structure du réseau neuronal de nos cerveaux, on pourra éventuellement améliorer la connaissance de ses rouages, et ainsi identifier la racine de leurs maux et imaginer de nouveaux traitements. 

Différents systèmes, mêmes propriétés

Une des forces de l’abstraction mathématique est que plusieurs systèmes complexes peuvent être décrits par une même représentation simple, un même modèle. L’intuition que les modélisateurs développent est alors générale, offrant un langage commun pour discuter de systèmes de nature complètement différente. De fait, les réseaux complexes ont plusieurs propriétés dites universelles : les six degrés de séparation, une structure hétérogène et modulaire, et une autosimilarité soit les mêmes propriétés se répétant à différentes échelles. Ces propriétés émergent naturellement dans des réseaux d’origine biologique, technologique, sociale, etc. Une telle universalité s’explique notamment par le fait que ces réseaux font souvent face à des contraintes similaires : par exemple, connecter parcimonieusement les éléments du système (individus, cellules) tout en optimisant la diffusion de l’information (idées, molécules) entre ses constituants. 

Une des forces de l’abstraction mathématique est que plusieurs systèmes complexes peuvent être décrits par une même représentation simple, un même modèle. [...]. Une telle universalité s’explique notamment par le fait que ces réseaux font souvent face à des contraintes similaires : par exemple, connecter parcimonieusement les éléments du système (individus, cellules) tout en optimisant la diffusion de l’information (idées, molécules) entre ses constituants. 

On observe souvent des structures ressemblant à une hiérarchie administrative, où une minorité d’éléments du système est impliquée dans la majorité des connexions. Par exemple, 20 % des cas de COVID-19 sont responsables de 80 % des transmissions. Les causes expliquant cette asymétrie sont multiples : biologiques (infection localisée dans les voies respiratoires supérieures), sociales (personne faisant partie de plusieurs groupes), géographiques (lieux fermés comme les prisons et les abattoirs) ou associées à des activités à risque (chorales, karaokés ou concerts). Par analogie, le 20 % des personnes les plus fortunées au Canada possèdent environ 75 % de la richesse du pays. On peut ainsi dire que les connexions physiques et sociales responsables de la transmission d’une maladie sont distribuées de manière aussi inégale que la richesse.

L’hétérogénéité dans la transmission de la COVID-19, soit le fait que certains transmettent plus que d’autres, met de l’avant le potentiel du traçage de contacts pour contrôler l’épidémie, une stratégie adéquatement illustrée par l’adage « penser globalement, agir localement ». En effet, il ne sera pas optimal d’agir durement sur l’ensemble d’une population si des interventions ciblées suffisent. En identifiant rigoureusement les contacts des personnes infectées par la COVID-19, il serait donc possible d’identifier, et donc de traiter, le 20 % des cas menant à 80 % des transmissions. Le principe derrière cette observation, mieux connu sous le nom du paradoxe de l’amitié1, dicte pourquoi si vous demandez à vos amis combien d’amis ils ont, ils en auront en moyenne plus que vous. Ce principe est également illustré par le fait que vous avez environ une chance sur 350 millions de tomber sur Bill Gates en choisissant au hasard un compte bancaire privé aux États-Unis, alors que vous tomberez sur Bill Gates plus d’une fois sur mille si vous choisissez, toujours au hasard, un simple dollar dans un compte bancaire privé. Sonder une population proportionnellement à une ressource (ex.: suivre les contacts, suivre l’argent) mènera plus efficacement aux individus qui en sont les plus nantis. Cette observation sera d’autant plus vraie que la ressource sera distribuée de façon hétérogène. 

L’intuition mathématique ainsi développée grâce à la modélisation peut, dans plusieurs situations, être directement transférée à un tout autre contexte, au gré de la curiosité des modélisateurs et des besoins sociétaux. Les plus jeunes d’entre nous (AA et LHD) se rappellent ainsi le moment exact où ils ont reçu la piqûre de la modélisation dans un cours de dynamique non linéaire (enseigné par LJD). Dans ce cours, les mêmes outils sont utilisés pour expliquer pourquoi certaines épidémies suivent des cycles périodiques tout autant que pour expliquer pourquoi les eaux italiennes grouillèrent de requins pendant la Première Guerre mondiale. 

Les plus jeunes d’entre nous (AA et LHD) se rappellent ainsi le moment exact où ils ont reçu la piqûre de la modélisation dans un cours de dynamique non linéaire (enseigné par LJD). Dans ce cours, les mêmes outils sont utilisés pour expliquer pourquoi certaines épidémies suivent des cycles périodiques tout autant que pour expliquer pourquoi les eaux italiennes grouillèrent de requins pendant la Première Guerre mondiale. 

Confrontés à toute question, les modélisateurs peuvent développer un modèle, mental ou mathématique, en réduisant l’ensemble d’un système à ses composantes élémentaires et en construisant le réseau de connexions ou de mécanismes connectant différentes composantes. La modélisation et la science des réseaux forment alors un véhicule pour explorer la toile épistémique, où les connexions deviennent des ponts transdisciplinaires.

Pour conclure

Voilà donc pourquoi nous réduisons parfois des comportements humains à des équations mathématiques : non pour ignorer leur complexité, mais pour construire des ponts abstraits entre les domaines et s’inspirer de perspectives différentes. La modélisation mathématique permet une traduction, par l’abstrait, qui rassemble de multiples points de vue, intuitions et expertises. Cette position philosophique des modélisateurs est leur outil premier pour faire face aux questions scientifiques, et leur arme, aussi, devant des crises systémiques. La modélisation dessine ainsi une toile épistémique qui devient une carte du complexe et de l’inconnu.

Voilà donc pourquoi nous réduisons parfois des comportements humains à des équations mathématiques : non pour ignorer leur complexité, mais pour construire des ponts abstraits entre les domaines et s’inspirer de perspectives différentes. [...]. Cette position philosophique des modélisateurs est leur outil premier pour faire face aux questions scientifiques, et leur arme, aussi, devant des crises systémiques. La modélisation dessine ainsi une toile épistémique qui devient une carte du complexe et de l’inconnu.

  • 1« Le paradoxe de l'amitié est un phénomène découvert par le sociologue Scott L. Feld en 1991, selon lequel une majorité d'individus ont en moyenne moins d'amis que leurs amis. L'explication de ce paradoxe repose sur un biais statistique, les personnes ayant un grand nombre d'amis ont une probabilité plus forte d'être incluse dans les amis d'une autre personne. Cependant, la plupart des personnes considèrent qu'elles ont plus d'amis que leurs amis en ont. » Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_l%27amiti%C3%A9

  • Antoine Allard
    Université Laval

    Antoine Allard est détenteur de la Chaire de recherche Sentinelle Nord en modélisation mathématique des systèmes et réseaux complexes, et professeur adjoint au département de physique, de génie physique et d’optique de l’Université Laval.

  • Louis J. Dubé

    Université Laval

    Louis J. Dubé est professeur retraité du département de physique, de génie physique et d’optique de l’Université Laval. De 1986 à 2018, ses recherches ont notamment couvert les collisions atomiques, la neuroscience, la dynamique non linéaire, les interactions lumière-matière et la science des réseaux. Au cœur de ces intérêts disparates, une même quête pour la capture des éléments réalistes de la complexité en toute simplicité.

  • Laurent Hébert-Dufresne
    Université du Vermont

    Laurent Hébert-Dufresne est professeur adjoint au département d'informatique de l'Université du Vermont où il est membre du Centre de systèmes complexes du Vermont (VCSC) et du Centre Translationnel et Global en Recherche sur les maladies infectieuses (TGIR Center). Il est également professeur associé au département de physique, de génie physique et d’optique de l'Université Laval, son alma mater.

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