Vous avez dit « relevé »? Ce Symposium des 6 et 7 septembre 2018, à l’Institut et Hôpital neurologiques de Montréal (Neuro), l’aura été d’une extraordinaire manière. Imaginez un instant, passer 20 heures dans un bain de neurosciences, finement distillées, parmi ce qui se fait de plus avancé sur la planète : ce fut là, l’offre.
Au départ, c’était là, ce Symposium, partie du cadeau splendide que les dirigeants du Neuro – foyer de tant de géants de la neurologie du 20e siècle – avait décidé d’offrir à sa géante de ce jour, celle dont la précocité des découvertes l’avait fait naguère fondatrice, avec quelques autres, d’un champ disciplinaire nouveau, la neuropsychologie; celle aussi dont la longévité la faisait à présent porteuse du souvenir de tant de premiers pas décisifs d’une médecine neuroscientifique qui s’inventait alors.
La seconde journée de ce bien nommé « Centennial Symposium » aura été marquée, comme la veille, par de solides démonstrations d’avancées récentes. Ce fut le cas avec la présentation, en après-midi, d’un domaine d’études encore tout nouveau (à peine 10 ans), où les neurosciences théoriques et informatiques sont appliquées à la reconnaissance des réseaux cellulaires intracérébraux. Les Anglo-saxons ont baptisé ce champ disciplinaire Network Neuroscience.
Voici donc des scientifiques désireux d’établir une cartographie entière des connexions neuronales fonctionnelles du cerveau humain, qu’ils appellent joliment déjà le connectome. Et comme il se doit, ils se sont donné une matrice collaborative, le Projet Connectome Humain (ou Connectome Human Project), comme leurs pairs attelés au décodage génomique l’avaient fait il y a 20 ans sous le titre de Projet Génome humain. L’entreprise rassemble 16 composantes des National Institutes of Health américaines (NIH), parmi lesquelles on retrouve deux consortia : l’un porté par l’Université de Washington, l’Université Oxford (R.-U.) ainsi que celles de l’Indiana et du Minnesota; l’autre est conduit par l’Université Harvard, l’Hôpital général du Massachusetts (ou Massachusetts General Hospital) et l’Université de la Californie à Los Angeles (UCLA). Pour ce Symposium, le sujet était présenté par l’un des pionniers du domaine – et cocréateur du terme même de connectome – le Pr Olaf Sporns.
Codirecteur du Network Science Institute de l’Université de l’Indiana à Bloomington, et auteur déjà de deux ouvrages sur ce thème – Networks of the Brain, MIT Press, 2010, et Discovering the Human Connectome, MIT Press, 2012 –, Olag Sporns a d’abord évoqué le domaine (qui fut un temps le sien) de la chimie des protéines, ces larges molécules dont la représentation structurale confine à de véritables écheveaux (Figure 1).
Comme cela a été le cas pour le Projet Génome humain, les équipes des diverses institutions engagées dans ce chantier travaillent à la fois sur le connectome du cerveau humain et sur celui des habituels animaux de laboratoire. L’équipe de l’Université de l’Indiana à Bloomington dirigée par Olaf Sporns a procédé, par exemple, à l’établissement de la carte neuronale de notre bonne vieille mouche à fruits, le mesoscale connectome of drosophila,dont il a rendu compte dans une publication en 2015. Il a également collaboré à l’établissement d’un premier aperçu du neuroréseautage fonctionnel du rat, celui ayant trait à son cortex cérébral.
Compte tenu du nombre d’unités ou de « briques » fondamentales (80 milliards de neurones), qui constituent l’ensemble du substrat biologique cérébral, l'identification des réseaux neuronaux, mais aussi leur représentabilité sur une carte, engendre d'énormes difficultés. C’est une opération aussi complexe que pouvait l'être, pour les épidémiologistes et généticiens des populations de la fin du 20e siècle, le défi d'arriver à retracer et à suivre, dans le temps et sur le territoire, la trajectoire d'un gène délétère.
S’ils veulent réussir à identifier les trajectoires neuronales estimées des divers réseaux fonctionnels (le langage, la mémoire, l’apprentissage ; ou encore la vue, l’audition, la locomotion), les scientifiques comme Olaf Sporns n’ont donc pour l’instant d’autres choix que de s’en tenir à des échelles de grandeur réalistement atteignables. C’est pourquoi Olaf Sporns parlent en termes d'échelle micro- de meso- ou macro-..
« Une autre des difficultés inhérentes à un tel chantier est de se donner une représentation qui soit la plus précise possible de ce que l’on identifie »1», a aussi fait valoir, en substance, le Pr Sporns, lors de l'événement. C’est pourquoi celui-ci, grâce aux vertus de l’open science, travaille avec son équipe à rendre rapidement disponible en ligne, une boîte à outils – The Brain Connectivity Toolbox – qui puisse soutenir les chercheurs en neuroimagerie concernés par cette quête de réseaux fonctionnels intracérébraux. De même, dans l'article « Network neuroscience » paru en 2017 à l’intérieur de la revue Nature NeuroScience, Danielle S. Basset et Olaf Sporns rassemblent quelque 150 références récentes, qui donnent un magnifique aperçu des grandes directions que prennent actuellement les chercheurs du domaine.
Eu égard à ce contexte très spécial d’un hommage in vivo à une pionnière des études modernes sur le cerveau, il aura été marquant, et même touchant de voir le Pr Sporns, à un moment de sa présentation, faire un saut de six décennies en arrière, et remonter en 1958, à l’époque des travaux et des publications pionnières de Brenda Milner et Wilder Penfield. Ceux-ci avaient alors établi, pour la première fois de l’histoire des études sur le cerveau, le lien fonctionnel et direct entre substrats neuronaux et fonction mentale, ici les hippocampes et leur rôle incontournable dans la construction d’une mémoire à long terme. C’est d’une telle publication, à haute teneur paradigmatique, qu’allait émerger bien plus tard – car le 21e siècle était alors encore loin! – ces travaux également pionniers, ceux de Sporns et des autres, tournés maintenant vers l’établissement d’une réseautique cérébrale fonctionnelle.
- « Il a traditionnellement été admis [sur la base des connaissances d’alors] que la faculté mémorielle reposait sur le cerveau pris dans sa globalité, plutôt que sur un processus proprement neuronal, qui serait localisé et spécialisé à cet effet. De récentes évidences suggèrent toutefois que le mécanisme de capture mémorielle (des stimuli extérieurs), est tout aussi localisable en un lieu précis du cerveau que peuvent l’être les supports cellulaires des diverses fonctions sensitives (ouïe, vision, toucher, etc.), et celles, encore, du langage. Évidemment, aucune de ces subdivisions (localisations) fonctionnelles ne peuvent être appréhendée, hors de l’horizon où le cerveau est pris comme un tout». Traduction de l'auteur d'un extrait du résumé de l'article de Penfield et Milner, Memory Deficit Produced by Bilateral Lesions in the Hippocampal Zone, publié en mai 1958.
Il est passé beaucoup d'eau sous les ponts depuis la représentation qu'on pouvait avoir, à l'époque des travaux pionniers de Milner et Penfield, d'un cerveau et de ses anomalies, réduit était-on, avant l'arrivée des scanneurs, à tirer ses enseignements diagnostiques des premiers tests de la neuropsychologie naissante, ou encore de l'électro-neurophysiologie également nouvelle, sinon à l'anatomie et à l'histomicroscopie post-mortem. Il n'empêche que les conclusions, quant à l'établissement du lien fonctionnel entre les hippocampes et la mémoire à long terme, tirées notamment de l'étude du cerveau du patient HM étaient rigoureusement exactes », reconnait, à 60 ans de distance, Olaf Sporns, pionner à son tour…
C’est donc vrai, Madame Milner, cette idée, qu’il est possible de voir plus loin, en grimpant sur les épaules des géants?
Vos 100 ans nous auront fait cadeau d’un point de vue tout à fait admirable, celui de tous ces savoirs additionnés, accumulés, précisés et corrigés au fil du temps – chemin si humble au jour le jour, mais si palpitant lorsqu’on le recadre dans la longue durée… « C'est cet Institut qui a ouvert la voie, nous avez-vous dit en ouverture. Et encore : [C]e travail demeure une fantastique expérience, et j'en savoure chaque instant », de souligner le Pr Sporms.
- Note : L’entière présentation (en anglais) du Pr Olaf Sporns, donnée à Montréal le vendredi 7 septembre 2018, peut-être visionnée.
De ce magnifique Symposium marquant les 100 ans de Brenda Milner, quoi d’autre à rapporter sinon un troisième et dernier article (à paraître sous peu à l’intérieur de cette chronique) où nous lèverons le voile sur deux épisodes fort particuliers ayant marqués ces deux jours : les bien nommées « Tales of the Troops ». Imaginez que Madame Milner a eu droit, en marge des huit « sérieuses » conférences, à 22 témoignages hors du commun, touchants, et souvent drôles, issus de 22 des chercheuses et chercheurs doctoraux et postdoctoraux, de toutes époques, ayant jalonnés sa riche carrière, et qui, en cette ultime occasion, avaient fait le voyage pour être avec elle à Montréal.
- 1Traduction française de l'auteur. Texte original : "We must develop new ways to map, record, analyze and model the elements and interactions of neurobiological systems."
- Luc Dupont
Journaliste scientifique et UQAM
Colauréat de la Bourse Fernand Seguin (1983), récipiendaire du prix Molson de journalisme (1991), Luc Dupont poursuit depuis 1985 une carrière en journalisme scientifique, avec une spécialisation de plus en plus accrue du côté de la médecine. À ce titre, il réalise actuellement, de concert avec le Pr Denis Goulet, une Histoire de la recherche biomédicale au Québec. Il compte terminer, d'ici à 2020, une maîtrise en Science, Technologie et Société à l'Université du Québec à Montréal.
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