Note de l’auteur : ce texte est le second d’une série de trois – Fragments 7, 8 et 9 – racontant les 24 premières heures post mortem du grand blessé de la mémoire que fut l’Américain Henry Gustav Molaison (1926-2008). Ce trio s’inscrit dans un ensemble plus vaste comptant désormais 9 fragments – il en rassemblera, à terme, 25 – devant constituer un grand portrait multifragmenté de la doyenne de la recherche médicale au Québec, la Pre Brenda Milner (née en 1918).
Dans cette seconde partie, Madame Milner met en lumière les fondements biologiques à la source de l’amnésie irréparable de H.M. .
INTÉRIEUR JOUR – HARTFORD HOSPITAL
Détails de l’étude pionnière de Brenda Milner conduisant aux hippocampes1
1955-1957
Contexte. Les travaux de la neuropsychologue Brenda Milner, dépêchée à Hartford auprès de H.M. par le directeur de l’Institut et Hôpital neurologiques de Montréal, Wilder Penfield, sont amorcés en avril 1955, soit 19 mois après la chirurgie « catastrophique »2 du jeune Américain. Les résultats de ses travaux, publiés deux ans plus tard dans la revue Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, inaugurent un tout nouveau champ de la recherche biomédicale à l’échelle internationale : la neuroscience de la mémoire.
Les symptômes dont souffrent H.M. sont étranges… Comme le notent dans leur article Scoville et Milner : « He has eaten luncheon in front of one of us (B.M. - Brenda Milner) without being able to name, a mere half-hour later, a single item of food he had eaten; in fact, he could not remember having eaten luncheon at all. […] Ten months ago the family [la famille du patient H. M.] moved from their old house to a new one a few blocks away on the same street; he still has not learned the new address, though remembering the old one perfectly […] »3. Il lui est même devenu impossible de simplement se souvenir de l’hospitalisation qui a mené à son opération.
Mais le comble dans toute cette histoire : pour un œil extérieur, le patient H. M., malgré de tels manques, donne encore l’image d’un individu normal; car ni son langage, ni ses capacités de compréhension et de raisonnement ne semblent compromis par ces graves impairs mémoriels.
N’empêche que l’impression est superficielle, et elle ne peut donner le change bien longtemps quant à l’état réel de H.M., car à la suite de l’intervention chirurgicale, le jeune homme est forcé de réintégrer le domicile familial, incapable désormais de vivre au quotidien sans l’aide d’autrui.
Tout au long de la batterie de tests psychométriques que Milner mène avec H.M., et au fur et à mesure que les images des radiologistes se multiplient sur sa table lumineuse, émergent peu à peu les contours d’une explication… Et l’explication gagne en robustesse, à partir du moment où les notes et croquis tracés par le Dr Scoville, en préparation de la neurochirurgie de H.M., s’ajoutent au bagage de la chercheuse.
Il s’avère que le Dr Scoville a pratiqué une dizaine d’autres neurochirurgies ablatives de ce genre, mais chez des patients souffrant ceux-là de maladies psychiatriques (surtout de schizophrénie), pour qui ce type d’intervention expérimentale avait été spécialement dessiné à l’origine.
Brenda Milner peut dès lors engager la comparaison avec d’autres cas similaires. Or, il se trouve que neuf autres patients ont subi des extractions de tissus cérébraux provenant de la même région mésotemporale que celle de H.M. (celui-ci étant le seul épileptique de ce groupe).
Tous ces opérés, sauf une dame, ont subi des ablations bilatérales, c’est-à-dire touchant aux deux hippocampes. Le volume de la perte de substance cérébrale a cependant varié en quantité d’une personne à l’autre. Les sept patients qui ont subi des ablations de 4 à 5 centimètres présentent tous des impairs sur le plan mémoriel, mais d’une gravité inférieure à celle de H.M. . Chez les deux patients exprimant le plus de dommages mémoriels, les pertes à chaque hippocampe sont estimées à 8 centimètres. H.M. est l’un d’eux.
Deux évidences se révèlent alors : non seulement découvre-t-on un lien causal entre la quantité extraite de tissus neurologiques et la gravité de l’atteinte mémorielle, mais un lien tout aussi causal apparaît quant à la structure cérébrale en cause (ici l’hippocampe) lorsque touchée dans les deux hémisphères. Et il se trouve que la seule patiente de l’étude n’ayant présenté aucun trouble mémoriel à la suite de l’intervention chirurgicale n’avait été touchée qu’à un seul hippocampe.
Ceci dit, pour ainsi amputer, et en bonne partie, les hippocampes (dans chacun d’eux ne subsistera qu’un maigre 2 centimètres, en outre complètement désinnervés), il fallait vraisemblablement que la neurologie d’alors ne reconnaisse pas encore l’existence d’une quelconque fonctionnalité mémorielle à cette structure cérébrale. Les scientifiques d'alors se représentaient encore la mémoire selon le paradigme ancien, c’est-à-dire comme une faculté substantiellement diffuse à l’intérieur du cerveau : « sans domicile fixe » en quelque sorte. Pourtant, la science savait déjà, grâce à l’étonnante image de l’homonculus que Wilder Penfield4 avait créée et publiée en 1950, que des portions ultraprécises du cerveau formant les cortex sensoriels et moteurs, avaient des liens directs avec l’une et l’autre des parties du corps. Étions-nous moins avancés sur le plan des connaissances du côté des structures cérébrales – celles, disons-le, situées plus profondément à l’intérieur du cerveau?
L’article5 que signent ensemble Brenda Milner et le neurochirurgien William Scoville aura tout de suite un impact majeur sur la communauté internationale des chercheurs en neurologie. Pour la première fois, une relation causale sera établie entre une partie bien précise du cerveau et l’intégrité du fonctionnement de l’une de ses facultés supérieures : la mémoire. « The onset of H.M.'s profound memory impairment immediately after the operation established for the first time that removal of the hippocampus and surrounding structures causes amnesia »6, statuent les auteurs dans leur papier scientifique de 1957. À partir des retombées gravissimes de l’intervention chirurgicale sur la vie de H.M., non seulement apprend-on que la mémoire peut avoir des fondements localisables, mais on a maintenant la preuve par quatre qu’elle est divisée de mémoires à court et à long terme : les symptômes portés par H.M. ouvrent désormais la porte à l’étude de la fragmentation des mémoires selon leurs natures et leurs fonctions.
Perdre la capacité de « faire mémoire ». Le diagnostic ne laisse aucun doute : la relation entre les tissus manquants et la perte mémorielle est proprement biologique.
L’amnésie de H.M. est diagnostiquée comme étant « pure » en ce sens que, hors les troubles de mémoire, elle ne s’accompagne d’aucun déficit touchant les autres facultés mentales supérieures : la parole demeure intacte, idem pour la compréhension et le raisonnement, le QI augmente même quelque peu. Par contre, on découvrira assez vite une dimension antérograde à cette perte : H.M. n’a plus aucun souvenir des trois années précédant la chirurgie. Demeurent en revanche intacts ses souvenirs d’enfance, telle son unique expérience de vol en avion (mémoire épisodique), ses habiletés langagières – une dimension cruciale chez un patient-partenaire de recherche –, ses compétences acquises comme ouvrier d’usine (mémoire procédurale), et, plus étonnant encore, sa personnalité souriante et son humour auront subsistés jusqu’à la fin, malgré l’opération. À titre d'exemple: à Suzanne Corkin, la neuropsychologue du MIT devenue avec les années son ange gardien, qui lui demande un jour s’il a bien dormi, H. M., volontairement stoïque, aura cette réponse savoureuse : « Bien dormi? Je ne peux pas en être tout à fait certain, parce que je ne me suis pas réveillé pour m’en rendre compte! »
Mais dire ainsi les choses élude encore trop ce qui dans les faits, pour H.M., s’avère la pire retombée de cette chirurgie. En effet, qu’en est-il de cette étrange « mémoire à court terme » chez celui qui, on l’a vu, semble oublier tout ce qu’il vit au fur et à mesure?
Qualifier de « mémoire à court terme » la capacité de rétention, en l’état de H.M., dans le titre de l’article que signent Milner et Scoville, Loss of Recent Memory After Bilateral Hippocampal Lesions, apparaît ici comme un euphémisme bien involontaire. Car le temps de rétention accolé à ce « court terme » – que les chercheurs mesureront exactement dans les études qui suivront – est établi à moins d’une demi-minute. Plus précisément : à quelque 20 secondes! Vingt secondes au bout desquelles H.M. doit obligatoirement remobiliser mentalement les paramètres de la réalité qui l’occupe, au risque de ne plus savoir qui est qui, quoi est quoi, où est où…
Et c’est bien là la principale et infinie cruauté de ce handicap. Ce qui foudroie H.M. ici est à mille lieues d’une disparition plus ou moins grande de souvenirs. C’est bien autre chose. Et, c’est bien plus, en un sens, que ce que sous-tend l’emploi du mot « amnésie » dans le diagnostic de H.M. .
Ce qui a été à jamais perdu chez cet homme alors âgé de 27 ans, c’est la capacité même de faire mémoire, et cela parce que la chirurgie a annihilé les tissus cérébraux qui assurent l’amorce même de la fonction d’encodage mémoriel. Ce qui n’existe tout simplement plus chez lui, c’est tout le processus de réception normale et spontanée des éléments sensoriels entrant en nous à flots multiples, à chaque seconde, à chaque minute – pour ainsi constituer nos instants de vie, notre réalité, notre identité. Avec l’opération, cette fonction, tellement nécessaire à la vie humaine, et propre à la conscience que l’humain a de lui-même, a été annihilée dans le cerveau de H.M. .
Cela s’appelle, écrit Suzanne Corkin, « être piégé dans l’instant ».
L’autre dimension cruelle de cette intervention chirurgicale l’est en termes de résultats : la neurochirurgie du Dr Scoville se sera avérée, in fine, un ratage considérable, lorsqu’évaluée à l’aune de la perte. Car même si la fréquence des attaques épileptiques diminuera bel et bien, ainsi que leur violence, H.M. aura besoin, jusqu’à la fin de sa vie, d’une médication antiépileptique.
INTÉRIEUR AUBE – ATHINOULA A. MARTINOS CENTER FOR BIOMEDICAL IMAGING
La dépouille de H.M. est déplacée du Martinos Center au Massachusetts General Hospital, où elle est déposée quelques heures à la morgue, avant de procéder à l’autopsie.
3 décembre 2008
4 h 45. Nous retrouvons André van der Kouwe, que nous avions laissé un peu avant minuit au coeur de cette séance d'imagerie marathon. Il a maintenant presque terminé la collecte des images du cerveau de H.M.; ne reste en fait qu’une petite heure de travail.. À terme, cette session d’IRM, toute nocturne, aura duré 9 heures; rien de comparable avec une séance normale qui avoisine les 2 heures. L’enregistrement de toute l’information visuelle aura quant à lui nécessité le remplissage de 16 disques compacts.
Il a été prévu qu’un employé déplace le corps de H.M. de la salle d’imagerie du Martinos Center jusqu’à la morgue du Massachusetts General Hospital où le cerveau sera finalement extrait du crâne; l’objectif de la prochaine étape (comme d’ailleurs de l’exercice en son entier) étant de caractériser, in visu et in situ, les blessures d’il y a un demi-siècle, engendrées par la chirurgie du Dr Scoville.
6 h 15. À l’équipe ayant participé à cette nuit d’imagerie, quelques heures de repos sont maintenant allouées, avant que tous et toutes ne reviennent pour assister à l’extraction du cerveau de H.M. que doit exécuter Matthew Frosch, le médecin et neuropathologiste désigné pour l’autopsie.
Suzanne Corkin, qui était du nombre, doit quant à elle passer à l’aéroport cueillir le Pr Jacopo Annese, venu expressément de l’Université de San Diego pour assister à l’ « opération ». Elle sait aussi qu’elle doit passer un coup de fil important à Montréal, afin de « boucler cette boucle » ouverte au début des années 1960…
Il y a, de fait, tellement, tellement longtemps, que la neuropsychologue du MIT (Massachusetts Institute of Technology) est entrée dans la vie de H.M.; mais est-ce que l’on compte encore les années quand cela dure depuis 46 ans? Une chose est certaine – et à la fois combien malheureuse : malgré les milliers de moments qu’ils ont passés ensemble au gré de toutes ces recherches, et à cause de la nature même de son amnésie (née de l’élimination des principaux tissus biologiques nécessaires à la fabrique même de la mémoire), croirez-vous que H.M. n’ait jamais pu garder d’elle et des expériences qu’ils ont menées ensemble, zéro souvenir, retrouvant à chaque fois le visage de cette chercheuse si bienveillante pour lui, comme si c’était la « première » fois?
Suzanne Corkin sait en revanche qu’il n’y aura eu qu’une seule « première » fois. Et que c’était en 1962, à l’Institut neurologique de Montréal, à la faveur d’un séjour postdoctoral de deux ans au laboratoire de Brenda Milner. Celle-ci, après ce fameux article de 1957, avait poursuivi pendant plusieurs années ses voyages au Hartford Hospital, et les expériences et les publications s’étaient multipliées avec H.M., lui valant de recevoir, pendant 50 ans ensuite, un flot continu de demandes pour des séjours postdoctoraux dans son laboratoire. Suzanne Corkin avait été parmi les 5 premières.
Quand le séjour montréalais de celle-ci se termina, et que la chercheuse s’en retourna vers son Connecticut d’origine, et vers le MIT où elle venait d’obtenir un poste au Department of Brain and Cognitive Science, elle réalisa que sa relation professionnelle avec H.M. n’allait pas s’arrêter là; qu’elle connaîtrait même une fructueuse « prolongation » puisque c’est elle désormais qui, à la suite de Brenda Milner, prendrait scientifiquement charge de H.M.. (Car il se trouve que le domicile des parents de H.M., à qui il ne fut plus possible de vivre seul, se trouvait dans le Connecticut, à quelques encablures des laboratoires du MIT.)
À sa formatrice Brenda Milner, la Pre Corkin avait pensé souvent au cours de cette nuit du 2 au 3 décembre 2008; beaucoup d’images lui étaient revenues en tête au sujet de cette pionnière de la neuropsychologie qui venait d’atteindre en cette année 2008 ses 90 ans, et qui, infatigable, poursuivait toujours ses recherches sur de nouvelles thématiques avec deux nouvelles jeunes postdoctorantes. La nouvelle de la mort de H.M., encore si récente – une quinzaine d’heures maintenant – n’avait pas encore pris le chemin des médias. Et celle par qui toute cette histoire avait commencé, au milieu des années 1950, n’en savait donc encore rien. Suzanne, en attendant que l’avion et son passager de San Diego ne se posent, le téléphone à l’oreille, était maintenant en train de le lui apprendre.
À SUIVRE: FRAGMENT 9...
- 1Pour faciliter la lecture des fragments 7, 8 et 9, l’hippocampe est utilisé indifféremment au singulier et au pluriel, sans jamais pour autant remettre en question le fait qu’ils existent dans le cerveau en double exemplaire, chaque hémisphère en comptant un.
- 2« Patient aux épilepsies réfractaires à toute médication, il accepte de subir en 1953 une neurochirurgie expérimentale dont le résultat se révèle aussi inattendu que désastreux. M. Molaison, alors âgé de 27 ans, est devenu amnésique et ne sera plus jamais en mesure de retourner à une vie normale. » Source : Fragment 7 https://www.acfas.ca/publications/magazine/2021/02/hm-autopsie-memoire-long-terme-partie-1
- 3Traduction de l’auteur : « Il a pris son déjeuner en face de l’une d’entre nous (B.M. : Brenda Milner), sans être en mesure de nommer, une demi-heure plus tard, un seul des aliments qu’il avait ingérés; en fait, il était même incapable de se souvenir qu’il avait déjeuné. […] Et puis, il y a 10 mois, la famille [la famille du patient H. M.] a déménagé de leur vieille maison à une nouvelle, située sur la même rue mais à quelques intersections de là; [H.M.] n’est pas encore arrivé à retenir cette nouvelle adresse, bien qu’il se souvienne parfaitement de l’ancienne.”
- 4Ceci étant, durant toute la décennie des années 1950, les neurochirurgiens qui forment l’avant-garde mondiale en ce domaine ont, comme qui dirait, « la puce à l’oreille ». Par exemple, les publications de Penfield sont visiblement orientées vers les lobes temporaux des personnes épileptiques qu’il traite en neurochirurgie. Et cela le mènera à faire les mêmes erreurs que son confrère Scoville, en endommageant les hippocampes de ses malades. Penfield s’interrogera en outre dans ses articles sur les « mécanismes de la mémoire » et sur l’amnésie. Pour un coup d’œil sur ces publications, voir le précieux site web « Neurotree » : https://neurotree.org/beta/publications.php?pid=110
- 5Scoville, W. B., & Milner, B. (1957). Loss of recent memory after bilateral hippocampal lesions. Journal of Neurology, Neurosurgery & Psychiatry, 20, 11–21. [Consultez l’article complet à cette adresse : https://jnnp.bmj.com/content/jnnp/20/1/11.full.pdf?gathStatIcon=true ]
- 6Traduction de l’auteur : « Le profond déficit mémoriel, manifesté par H.M. après l’opération, permettra d’établir pour la première fois une relation de cause à effet entre l’ablation des hippocampes et de ses tissus environnants, et l’amnésie. »
- Luc Dupont
Journaliste scientifique et UQAM
Colauréat de la Bourse Fernand Seguin (1983), récipiendaire du prix Molson de journalisme (1991), Luc Dupont poursuit depuis 1985 une carrière en journalisme scientifique, avec une spécialisation de plus en plus accrue du côté de la médecine. À ce titre, il réalise actuellement, de concert avec le Pr Denis Goulet, une Histoire de la recherche biomédicale au Québec. Il compte terminer, d'ici à 2020, une maîtrise en Science, Technologie et Société à l'Université du Québec à Montréal.
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