Habiter le monde n’est plus une simple affaire, semble-t-il, surtout depuis l’avènement de nouvelles technologies comme le web et l’image numérique. En effet, rares sont aujourd’hui nos expériences du monde sensible qui n’ont pas été médiatisées par le « monde en ligne »; rares aussi les instances où ne se croisent pas les « espaces physiques et situés » et ceux « ancrés dans les cyber-réseaux » [Suzanne Paquet (2013), éditorial CYBER / ESPACE / PUBLIC, Ciel Variable, n° 95, p. 7].
À l’heure où des milliards d’images sont échangés chaque jour à travers le web, pratiquement chaque coin de la Terre est représenté et documenté en ligne, et nous pouvons « pratiquer » ces lieux par l’intermédiaire de leurs équivalents numériques. Cette expérience virtuelle et visuelle du monde ne peut qu’influencer, façonner même, celle que l’on en fait in situ, et, conséquemment, la manière dont on l’habite.
Un des exemples les plus manifestes de cette influence s’incarne dans le développement récent d’une sensibilité paysagère envers les territoires miniers. La mine, souvent perçue comme un lieu dégradé, voire ruiné, et duquel on préfère normalement détourner le regard, fait maintenant l’objet d’un nombre croissant de représentations esthétiques. Des artistes, tels Edward Burtynsky, Bernard Lang, Dillon Marsh ou Geoffrey James, pour n’en nommer que quelques-uns, mettent en valeur à travers leurs images les formes imposées au territoire par l’exploitation minière. Bien que la majorité d’entre eux cherchent à dénoncer, ou du moins à documenter, les impacts des activités humaines, leurs représentations mettent en lumière la « beauté » de ces territoires minés, de ces espaces transformés par une exploitation dévastatrice rendue nécessaire par un mode de vie faisant grand usage des minéraux. Ce faisant, on pourrait dire qu’elles esthétisent — ou artialisent, comme le dirait Alain Roger (1998)1 — ces territoires altérés et influencent ou participent à forger notre perception. Ces lieux transformés nous apparaissent alors comme des paysages à contempler.
Inspirés par ces artistes, les photographes amateurs, qui publient de plus en plus leurs images en ligne grâce aux réseaux sociaux et aux sites de partage de photographies, se sont aussi « emparés » du paysage de la mine. Leurs représentations circulent sur le web en nombre croissant. Sur le site de partage Flickr, par exemple, on compte des dizaines de groupes voués à la représentation des paysages transformés par les activités humaines, et le territoire minier y est à l’honneur2. Les plus populaires de ces groupes ont publié jusqu’à 110 000 images et peuvent compter jusqu’à 5 900 membres3. Leurs représentations, bien qu’il soit difficile d’en évaluer le nombre exact, reproduisent le regard esthétique jeté sur les territoires miniers par les artistes, propageant le phénomène d’artialisation de la mine (figure 2).
La photographie, ayant la capacité d’induire des spatiotemporalités particulières, ne fait pas qu’esthétiser le regard posé sur les territoires miniers. Ainsi que l’avance Roland Barthes (1992)4, elle nous présente ici une réalité ayant existé autrefois et crée ainsi « une catégorie nouvelle de l’espace-temps : locale immédiate et temporelle antérieure ». Pour Thierry de Duve (1978)5, la photographie permettrait également de réactualiser à souhait, dans l’instant présent, c’est-à-dire maintenant, un passé immobile, un ailleurs. Occasionnant ainsi l’incursion de lieux ou de temps autres dans l’instant et l’espace présents, elle aurait la capacité d’engager au déplacement et nous pousserait « au désir d’accorder l’image et la réalité »6. Comme l’expliquent plusieurs auteurs7, le tourisme à notre époque consiste principalement à aller voir ce que l’image a déjà fait connaître. La photographie attiserait ainsi le goût pour le voyage, et, dans le cas des territoires transformés par l’exploitation minière, la photographie esthétisante, décuplée à travers le web, aurait pour effet d’édifier ces territoires en tant que lieux à découvrir, en tant que paysages à voir in situ. En mettant en valeur leurs caractéristiques uniques et les vues spectaculaires, la photographie semble bel et bien participer à la mobilité vers ces lieux jadis méprisés.
Le Québec n’échappe pas à ce phénomène mondial. Prenons l’exemple de la mine British Canadian (BC-1) de Black Lake, une ancienne mine d’amiante en exploitation de 1908 à 1997 et située en Chaudière-Appalaches. À l’initiative de l’office de tourisme local, un belvédère fut installé en 2010 sur les abords du puits à ciel ouvert, où était autrefois extrait un minerai aujourd’hui banni dans plus de soizante pays8. Afin de faire connaître la nouvelle attraction, Tourisme Région de Thetford publia sur son compte Flickr des images du belvédère et de son point de vue (figure 3). Ces photographies semblent avoir eu l’effet escompté, puisque, après leur publication, des clichés du panorama de la mine BC-1 ont commencé à paraître un peu partout en ligne. Du site TrekEarth9 à celui de TripAdvisor10, en passant par Atlas Obscura11, QuebecPanorama12, Google Maps et Instagram, la popularité de cette mine, auparavant rarement représentée sur le web, s’est accrue continuellement, tout comme sa fréquentation (figure 4). En effet, chaque nouvelle image témoigne des déplacements vers la mine, puisqu’il a bien fallu s’y rendre pour la prendre en photo…
Bien sûr, la popularité nouvelle de l’ancienne mine d’amiante ne peut être uniquement attribuable à la photographie. Le belvédère en tant que tel, qui structure l’expérience du visiteur en indiquant quoi regarder et à partir d’où, participe lui aussi à encourager la fréquentation du lieu. Toutefois, sans la représentation de la vue exceptionnelle qu’il offre, sans sa reproduction et sa circulation accrue via le web, il y a fort à parier que la mine BC-1 ne bénéficierait pas de l’appréciation qu’elle connaît aujourd’hui. Elle apparaît même sur la plateforme web lancée au début de l’année 2017 par Tourisme Région de Thetford et la MRC des Appalaches, permettant d’explorer la région par l’entremise de la réalité virtuelle et de donner aux visiteurs « un avant-goût de ce que sera le voyage »13 (figure 5).
Ainsi, l’expérience in visu de la vieille mine d’amiante réalisée par l’entremise du web et des nombreuses images esthétisantes qui y circulent semble avoir motivé la mobilité vers elle, laquelle alors ne devient plus seulement un paysage à contempler, mais aussi, et surtout, un lieu à visiter. Sur place, l’expérience in situ sera structurée par celle in visu, puisque la mine, conçue à travers son potentiel photographique, sera à nouveau représentée – une image qui, si diffusée en ligne, instiguera d’autres déplacements, fondant les unes dans les autres les pratiques physiques du lieu et celles virtuelles, et participant à faire d’un territoire délaissé un endroit à nouveau fréquenté. Habiter le monde aujourd’hui n’est donc plus une simple affaire, puisque les expériences que l’on en fait se dédoublent et s’entremêlent, ancrées d’une part dans l’espace physique et d’autre part dans le cyberespace, estompant peu à peu notre capacité de les distinguer. C’est de cette façon que la mine et sa représentation esthétique s’amalgament et se confondent pour finir par ne faire qu’un et transformer, en plus de sa perception, la façon dont on l’habite.
- 1Alain Roger (1998), « Court traité du paysage », Paris, Gallimard.
- 2Voir : https://www.flickr.com/search/groups/?text=industrial%20landscape
- 3Ces chiffres obtenus en date du 2 octobre 2018 démontrent d’ailleurs une augmentation exponentielle de la popularité de ces groupes alors que trois ans plus tôt l’on comptait un maximum de 3600 membres et de 50 000 photos partagées pour ces groupes.
- 4Roland Barthes (1992), « L’obvie et l’obtus ». Essais critiques III, Paris, Seuil, p. 36.
- 5Thierry De Duve (1978), « Time Exposure and Snapshot: The Photograph as Paradox », October, vol. 5, p. 113-125.
- 6Marshall Mcluhan (1993), « Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l'homme », Saint-Laurent, Bibliothèque québécoise, p. 308.
- 7Mike Robinson et David Picard (2009). « The framed world: tourism, tourists and photography », Burlington, Ashgate; John Urry (1990), « The tourist gaze: leisure and travel in contemporary societies », London, Sage Publications; John Urry (1995), Consuming places, Londres, Routledge.
- 8Ce belvédère en remplaçait un autre, celui de la mine Lac d’Amiante, qui avait été rendu inaccessible après que la route y menant se fut effondrée dans le puits de cette mine en 2009.
- 9Voir : https://www.trekearth.com/gallery/North_America/Canada/Central/Quebec/Thetford_Mines/photo1304488.htm
- 10Voir : https://fr.tripadvisor.ca/Attraction_Review-g182171-d10690580-Reviews-Belvedere_du_Vieux_Black_Lake-Thetford_Mines_Chaudiere_Appalaches_Quebec.html
- 11Voir : https://www.atlasobscura.com/places/open-pit-asbestos-mine-thetford-mines.
- 12https://quebecpanorama.com/fr/pano/visualiser/belvedere-du-vieux-black-lake
- 13Pour accéder à la plateforme : www.regionthetford360.com.
- Michelle Bélanger
Université Laval
Détenant une maîtrise en histoire de l’art, Michelle Bélanger est présentement étudiante au doctorat en sciences géographiques à l’Université Laval. Intéressée par le développement d’une nouvelle sensibilité envers le paysage minier, elle fait porter ses recherches principalement sur le rôle de la photographie et de son partage web par rapport au lien que l’on entretient avec les espaces transformés par l’industrie.
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