Peut-on qualifier le Frère Marie-Victorin d’environnementaliste? S’il est bien reconnu comme pionnier de la science au Québec, les nombreuses biographies dont il fut l’objet ne le qualifient jamais ainsi.
[Synthèse du texte « Frère Marie-Victorin, environnementaliste », publié dans le Bulletin d'histoire politique, vol. 23, n° 2, 2015, p. 32-47].
Marie-Victorin
Certains, le considèrent volontiers comme le précurseur de l’écologie québécoise, mais sa « sensibilité écologiste1 » est plus souvent passée sous silence. Cela s’explique sans doute par le fait que cette pensée ne fut jamais systématisée par le Frère lui-même et que les matériaux dont dispose celui qui entend le faire a posteriori sont éparpillés à travers son œuvre2. C’est justement là l’objectif de ce texte : réunir ces matériaux épars afin de présenter la pensée environnementaliste du Frère Marie-Victorin et d’en faire ressortir l’originalité par rapport aux courants dominants de son époque en matière de philosophie de la nature et de gestion des ressources naturelles
De l’environnementalisme
Le mot « environnement » a été popularisé lors des décennies de la « prise de conscience environnementale » (1960-1970)4. Ainsi, les historiens de l’environnement distinguent généralement l’ère du conservationnisme ayant débuté au cours du XIXe siècle et plutôt caractérisée par une réflexion sur la sauvegarde des espaces sauvages et la gestion des ressources naturelles, de l’ère de l’environnementalisme associée à un mouvement social plus urbain et aux valeurs dites « post-matérielles ».
S’il est vrai qu’il faut se méfier des définitions très généralistes de l’environnementalisme, nous sommes d’avis qu’une définition trop stricte, qui occulterait les ancrages historiques de cette notion, n’est pas des plus productives. Ainsi, il faut aussi se méfier des ruptures construites par les analystes pour décrire un mouvement de la pensée et un répertoire d’action dont les ancrages sont souvent bien plus divers et anciens que ce qu’ils paraissent. C’est en ce sens que Robert Gottlieb affirme que l’on peut interpréter l’environnementalisme comme :
- […] a complex of social movements that first appeared in response to the rapid urbanization, industrialization, and closing of the frontier that launched the Progressive Era in the 1890s. Pressures on human and natural environments can be seen as connected, integral to the urban and industrial order3.
Voilà en quoi la pensée du Frère Marie-Victorin pourra être qualifiée d’environnementaliste : elle se pose clairement dans le contexte d’urbanisation et d’industrialisation du Québec du début du XXe siècle tout en mobilisant les grands thèmes de l’ère conservationniste, soit : une certaine spiritualité de la nature, une préoccupation pour la sauvegarde des paysages et des espèces, et une réflexion sur l’usage rationnel des ressources.
Si le Frère ne fut pas lui-même un militant environnementaliste autrement que par sa plume et son enseignement, nous soutenons que sa contribution à la naissance subséquente du mouvement environnementaliste au Québec fut de nature culturelle – le Frère Marie-Victorin, dirons nous, a préparé le terrain de la prise de conscience environnementale au Québec.
L’émergence de l’environnementalisme en Amérique, au Canada et au Québec
Dans le contexte nord-américain, on peut considérer que le mouvement environnementaliste est d’abord né d’une quête spirituelle menée par des courants religieux, philosophiques et artistiques portés par une élite culturelle et économique. On doit à des figures aujourd’hui considérées comme les fondatrices de l’environnementalisme américain, dont Ralph Waldo Emerson (1830-1882), Henry David Thoreau (1817-1862) et John Muir (1838-1914), la philosophie dite transcendantaliste4. Philosophie holiste et parfois mysticiste, voire même panthéiste, rappelant le romantisme européen de la même époque5, le transcendantalisme affirmait que « la nature est la source même de la vie spirituelle et de la religion.
Parallèlement à cette évolution intellectuelle, des auteurs comme George Perkins Marsh (1801-1882) commencèrent à documenter la dégradation toujours plus alarmante des paysages, des forêts, des cours d’eau, des terres arables, etc., et prédirent des conséquences économiques majeures de ces dégradations si rien ne fut fait pour les atténuer. Nettement plus anthropocentriste, cet « utilitarisme de la nature » allait donner naissance à un conservationnisme préoccupé par la « gestion rationnelle » des ressources naturelles.
Le mouvement préservationniste, formé autour de la personnalité et du réseau de John Muir et du Sierra Club (fondé en 1892), représentait les sympathisants du transcendantalisme, mais aussi des associations de chasseurs, de pêcheurs et de naturalistes préoccupés par la préservation d’espèces devenues rares, qui réclamaient la protection intégrale de grands espaces vierges.
Ces tendances de la pensée environnementale naissante se répercutèrent dans les politiques canadienne et québécoise, où dès la deuxième moitié du XIXe siècle, les ressources naturelles, et au premier chef la forêt, furent l’objet d’inventaires gouvernementaux, de conférences d’experts et de commissions publiques.
Sur l’axe conservationniste-préservationniste, la première génération de politique environnementale québécoise se positionnait du côté de la conservation. Au niveau fédéral, les questions de conservation s’imposèrent plus résolument à l’agenda politique avec l’arrivée des libéraux de Wilfrid Laurier au pouvoir en 18966. En 1906, le Congrès de foresterie organisé à Montréal sous le patronage de Laurier fut l’occasion de nombreux plaidoyers en faveur d’une politique conservationniste interventionniste et on commença alors à évoquer l’opportunité de créer une Commission canadienne de la conservation (1906-1921), avec le programme suivant :
- « Au niveau social et politique, les recommandations de la Commission devaient favoriser le bien public plutôt que les intérêts individuels, corporatifs ou partisans. Au niveau économique, la Commission devait encourager l’efficacité, le rendement soutenu et la planification à long terme. Au niveau scientifique, la Commission devait utiliser une approche écologiste : examiner toutes les sphères de l’activité humaine ayant un rapport avec l’environnement naturel et le milieu de vie des hommes et tenir compte des liens d’interdépendance entre ces éléments avant de formuler des recommandations sur la gestion des ressources naturelles dans chaque région. »7
L’oeuvre de Marie-Victorin à l’aune de l’éveil environnementaliste
Au moment où s’élaborent les travaux de la Commission canadienne de la conservation et où se livrent de virulents débats sur les stratégies de conservation aux États-Unis, le Frère Marie-Victorin se formait à la botanique et aux sciences naturelles. Il publiera notamment, d’abord sous forme d’articles dans Le Naturaliste Canadien en 1916, la Flore du Témiscouata et, en 1918 dans la Revue Trimestrielle Canadienne, La Flore de la Province de Québec qui formera l’ébauche du chapitre introductif de la future Flore Laurentienne. Nommé professeur de botanique à l’Université de Montréal en 1920, il rédige et soutient en 1922 une thèse sur les fougères du Québec qui sera recommandée « avec très grande distinction8 ».
Les années charnières du débat conservationniste en Amérique du Nord ont ainsi coïncidé avec une période fort chargée de la vie scientifique du Frère. « Le Frère Marie-Victorin n’arrête plus de taper à sa machine, de ses deux index ! » dira d’ailleurs Rumilly9. Peut-être faut-il considérer le fait que le mouvement conservationniste s’attirait généralement la réprobation du clergé pour son opposition à la colonisation (de l’Abitibi, notamment)18, et que le Frère a pu s’abstenir de faire de la politique à ce sujet, alors qu’il ne s’en est pas privé lorsqu’il était question de politique scientifique.
Cela dit, on trouvait déjà à cette époque une sensibilité environnementaliste dans son travail scientifique qui tendait à éclairer l’impact humain sur la flore et les paysages. « L’hominisation de la nature », comme il la décrira dans l’Esquisse générale de la Flore laurentienne, renvoie à cette idée que les établissements humains, leurs infrastructures et les voies qu’ils tracent à travers des écosystèmes qui seraient autrement séparés les uns des autres tendent à faire migrer les flores et participent à un processus d’uniformisation où se perdront vraisemblablement de nombreuses espèces, ce qui attristait d’ailleurs le Frère Marie-Victorin10.
De son point de vue de scientifique et d’homme religieux, Marie-Victorin a développé une pensée environnementaliste qui fait écho aux trois courants du débat environnemental tel qu’il se présentait au tournant du XXe siècle : naturalisme, conservationnisme et préservationisme.
De son point de vue de scientifique et d’homme religieux, Marie-Victorin a développé une pensée environnementaliste qui fait écho aux trois courants du débat environnemental tel qu’il se présentait au tournant du XXe siècle : naturalisme, conservationnisme et préservationisme.
Un naturalisme spirituel
Fortement marqué par l’importance qu’il accordait à la géologie et à l’écologie, le naturalisme de Marie-Victorin doit être conçu moins comme une science que comme une réflexion personnelle sur la place de l’être humain dans la création. « Chez Marie-Victorin, c’est le mystère de la nature qui doit servir de leçon aux humains11 », note Gingras. Fort bien mis en valeur par le talent littéraire du Frère, ce naturalisme apparaît peut-être dans sa forme la plus proche du « transcendantalisme » dans les Croquis Laurentiens, publiés en 1920. Admirant le Lac des trois saumons (à St-Aubert, dans Chaudière-Appalaches), il médite sur sa vocation :
« C’est peut-être une marotte, de trouver partout matière à symbolisme, mais chacun regarde la nature avec les yeux qu’il a, vibre devant les paysages avec l’âme qu’il s’est faite, ou que lui ont faite ses atavismes et son éducation. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement que cette nappe limpide et nue, en me rappelant les lacs fangeux et fleuris où j’ai rêvé ailleurs, me fait songer aux bourbes morales et aux maux physiques qui, dans le monde, engendrent la divine fleur du dévouement ! […] Ce sont les misères et les vices qui font éclore les cornettes liliales des soeurs de charité, et, dans un autre ordre d’idées, nous aimerions moins le Christ si notre coeur, parfois, ne s’était égaré de lui !12 »
Les thèmes du mystère et de la nature comme source de spiritualité, caractéristiques aussi de la philosophie transcendentaliste des premiers écologistes américains, sont ici manifestes – tout comme la mise en question de la place de l’espèce humaine dans la « création ».
Un conservationnisme patriotique
En matière politique, le Frère Marie-Victorin est d’abord connu pour ses combats pour le développement des sciences au Québec et pour la promotion de l’éducation scientifique de la jeunesse13. Or, ses commentaires politiques prirent aussi, parfois, un accent environnementaliste, notamment lorsqu’il appelait à l’appropriation symbolique et économique de la nature par la nation québécoise.
D’abord, dès sa jeunesse, le Frère s’était fait le promoteur d’un « patriotisme réaliste14 » encourageant les Canadiens français à s’approprier leur terre symboliquement, à la nommer, à l’étudier et à y retrouver l’authenticité que masquaient les pastiches littéraires qui peignaient une Laurentie peuplée de plantes romanesques, mais néanmoins inexistantes dans cette contrée. Toutes les biographies du Frère relatent d’ailleurs le texte imprégné de cynisme, publié au Devoir en 1917, où il corrige les poètes québécois qui déclinent des plantes introuvables sur les lieux décrits par ceux-ci : liane, ajoncs, primevères, bruyère, etc.15
Mais l’émancipation intellectuelle que le Frère souhaite pour sa patrie va aussi de pair avec une émancipation économique qui intègre de manière évidente des raisonnements caractéristiques de la nouvelle idéologie conservationniste. Son plaidoyer constant pour le développement des sciences au Canada français commandait effectivement une exploitation « rationnelle », voire « scientifique », des ressources reposant sur le gouvernement. Ainsi la meilleure connaissance des essences précieuses et des espèces nuisibles des forêts et de la plaine laurentienne permettrait-elle d’améliorer l’économie de ces activités. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre son projet d’une « agriculture viable16 », pensée pour des végétaux et des types pédologiques régionaux [ndlr : la pédologie est la science des sols], tout comme son parti pris pour « une sage législation » pouvant empêcher la « destruction inconsidérée » des forêts et de nos « précieux bois de commerce17 ». L’opposition du Frère à la colonisation agricole relève d’ailleurs en bonne partie de cette conviction envers la gestion rationnelle des ressources, comme le montre ce passage tiré de son important discours à titre de président de l’ACFAS en 1938 où il discute du problème de la culture de plantes calcicoles – « plantes-vedettes de l’agriculture traditionnelle » – dans les terres acides du nord : « C’est pour l’avoir entièrement ignoré, ce problème, que le curé Labelle a commis cette épique folie de la colonisation agricole du nord de Montréal. C’est pour l’avoir ignoré aussi que l’on a aveuglément déboisé, pour d’impossibles cultures, certaines parties du bassin inférieur du Saint-Maurice18 ».
Apparaît donc ici une conviction à la fois économique et écologique pour la gestion rationnelle des ressources naturelles qui s’apparente clairement à la pensée progressiste-interventionniste des architectes de la Commission canadienne de la conservation, bien que la perspective de Marie-Victorin fut mue par un nationalisme d’allégeance différente19.
Un préservationnisme sensible aux flores et aux paysages
Le Frère Marie-Victorin a aussi manifesté, vers la fin de sa vie, une préoccupation alliant les thèmes chers aux préservationnistes, comme la survie des espèces rares et l’intégrité des paysages majestueux, et la méfiance envers l’industrialisation. Cette méfiance s’exprimait déjà, il est vrai, dans l’Esquisse générale de Flore laurentienne, associée à l’idée d’hominisation de la nature, déjà abordée plus haut :
- « L’homme abat la forêt pour créer en son lieu des champs de blé. Mais il a engendré en même temps, de son cerveau et de ses mains, un enfant terrible : la machine, qui multiplie sa puissance à bouleverser les rythmes organiques de la nature. Fort de cet auxiliaire, il perce les montagnes, creuse des canaux, ouvre des routes à travers les continents. Ses locomotives, récupérant l’énergie solaire fossilisée dans la houille, rayonnent en tous sens et s’enfoncent dans les solitudes sauvages.20 »
On se convaincra d’autant plus facilement de la méfiance du Frère envers les industriels et les forestiers dans d’autres textes à l’intention du public, comme dans son discours à l’AFCAS en 1938 où il dénonce – au détour du commentaire précité portant sur l’avenir agricole de la province – les industriels et « la génération qui a créé la formidable industrie de la pulpe, qui a bâti les usines géantes dont l’ombre ici s’étend sur nous, usines qui vont aspirer et dévorer la chair de nos arbres, jusqu’au dernier21 ».
Ces extraits démontrent avant tout que Marie-Victorin, au-delà du sentiment naturaliste qui l’animait dans sa jeunesse et du conservationnisme patriotique qu’il associait à l’émancipation intellectuelle et économique des Canadiens français, avait développé une préoccupation pour la préservation vers la fin de sa vie. Il convient d’insister sur cet aspect chronologique parce que cette dernière période contraste avec l’œuvre des décennies précédentes sur certains points, dont l’importance plus marquée qu’il accorde à la survie des espèces et à l’intégrité des paysages.
Cette préoccupation croissante pour la préservation d’espèces floristiques s’est traduite, entre autre, à l’échelle de larges territoires forestiers. Ainsi, les Premières observations botaniques sur la nouvelle route de l’Abitibi, laquelle traversait le nouveau Parc provincial Mont-Laurier-Senneterre, comportent quelques réflexions sur « l’état de conservation de cette grande forêt22 » et les « conditions vierges qui vont s’altérer rapidement ; [ainsi que la nécessité] de fixer le souvenir de certains équilibres qui, bientôt peut-être, seront rompus à jamais23 ». En concluant ces observations botaniques, le Frère se fait résolument préservationniste, tout en ranimant le sentiment naturaliste décrit plus haut :
- « Souhaitons que cette magnifique région d’outre-Laurentides, maintenant devenue parc provincial, soit conservée intacte et mise à l’abri de la convoitise des marchands de bois. Ne pourrait-on pas laisser à la génération qui nous suivra ce substantiel morceau de nature primitive, où ceux qui pensent pourront venir contempler le merveilleux agencement des équilibres naturels ; où même ceux qui ne pensent pas, au contact des choses telles que Dieu les fit, pourront, inconsciemment, se retrouver.24 »
La boucle se referme donc ainsi, avec un retour vers le sentiment naturaliste, et on ne peut dire quelle aurait été sa force si Marie-Victorin avait vécu plus longtemps. Cela permet néanmoins d’insister sur le fait que Marie-Victorin, de multiples manières et dans le contexte qui fut celui du Québec de la première moitié du XXe siècle, a représenté les diverses tendances de l’environnementalisme telles qu’elles se développaient à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe.
Marie-Victorin l’environnementaliste
L’objectif de cet article était de systématiser la pensée environnementaliste de Marie-Victorin en l’inscrivant dans les tendances du débat environnemental de son époque. Or, il n’est pas aisé de situer une oeuvre aussi riche et complexe que celle du Frère Marie-Victorin dans ces catégories issues de l’analyse socio-historique; catégories qui n’apparaissent que rarement dans leur forme « pure » dans la pensée environnementaliste25.
Ainsi, le Frère Marie-Victorin était-il à la fois animé d’un sentiment naturaliste, d’une conviction conservationniste et d’une préoccupation préservationniste. Ce sentiment naturaliste, est comparable au courant transcendantaliste alors répandu aux États-Unis par le lien établi entre spiritualité et contemplation de la nature. Mais contrairement à ce transcendantalisme, la pensée de Marie-Victorin composait aussi avec une volonté d’exploitation de la nature, ne fut-ce sur la base d’un usage rationnel des ressources. Dès lors, des liens avec les thèmes conservationnistes apparaissent assez clairement, même si déclinés dans un souci patriotique qui marqua par ailleurs l’ensemble de l’oeuvre du frère botaniste. Enfin, avec les années et la conscience de plus en plus nettement écologique (au sens scientifique du terme) de la dégradation des paysages et des flores qu’il avait étudiées, la préoccupation pour la préservation des espaces sauvages et des espèces rares commençait à s’exprimer plus résolument. Cette préservation, d’ailleurs, se justifiait notamment, par effet de retour, par le sentiment naturaliste qui l’habitait depuis sa jeunesse.
On peut donc dire que s’il n’a formellement appartenu à aucun des trois principaux courants environnementalistes de l’époque, le Frère Marie-Victorin en a néanmoins synthétisé les principaux thèmes à différents moments de sa carrière et dans les différents volets de son oeuvre scientifique, littéraire et « de combat26 ».
Cependant, le grand scientifique qu’il était a aussi contribué à former des esprits qui plus tard auront participé à l’émergence d’une conscience environnementale au Québec ainsi qu’à former de nombreuses vocations d’environnementalistes. Cette contribution de Marie-Victorin à l’environnementalisme des générations suivantes s’est réalisée sur deux plans : celui de l’éducation de la jeunesse aux sciences de la nature et celui de la formation d’autres grands scientifiques qui prirent plus tard la défense de l’environnement.
Il faut d’abord insister sur l’effort constant de Marie-Victorin pour faire entrer les sciences – notamment la botanique et l’écologie – dans la culture populaire. Que ce soit à travers son émission La cité des plantes à Radio-collège, par ses nombreux articles dans les quotidiens montréalais ou par sa contribution au démarrage des cercles des jeunes naturalistes, le Frère avait fait de l’éducation aux sciences un objet central de ses combats27.
Cette contribution au développement culturel ne pouvait toutefois, selon Marie-Victorin lui-même, engendrer les effets escomptés sans un développement scientifique concomitant puisque, comme il l’écrivait dans Le Devoir, « Il en est de l’enseignement comme de la pluie du ciel : l’un et l’autre tombe de haut en bas, et la bonne ou mauvaise ordonnance de l’enseignement supérieur retentissent exactement sur l’enseignement secondaire et sur l’enseignement primaire28 ». Ainsi, le deuxième plan de la contribution du Frère Marie-Victorin à l’émergence de la conscience environnementale est passé par ses collaborateurs et anciens étudiants qui auront éventuellement porté la réflexion sur la crise environnementale à un autre niveau. S’il ne faut pas oublier des scientifiques pionniers comme Jacques Rousseau et André Bouchard, on pense surtout, ici, à Pierre Dansereau, « le premier véritable écologiste québécois, dont la renommée est internationale et dont l’influence a commencé à se faire sentir au Québec dans les années cinquante29 », qui – comme le Frère Marie-Victorin l’avait fait pour les sciences et la botanique – a largement participé à l’éveil du grand public aux problématiques environnementales à partir de son ancrage dans l’institution universitaire.
Le grand scientifique qu’il était a aussi contribué à former des esprits qui plus tard auront participé à l’émergence d’une conscience environnementale au Québec ainsi qu’à former de nombreuses vocations d’environnementalistes.
- 1Pierre Couture, Marie-Victorin. Le botaniste patriote, Montréal, XYZ éditeur, 1996, 215p.
- 2Yves Gingras, « Le naturalisme de Marie-Victorin », Revue Quatre-Temps, vol 20, no 4, 1996, p. 30-32.
- 3Robert Gottlieb, « Reconstructing Environmentalism : Complex Movements, Diverse Roots », Environmental History Review, vol. 17, no 4, 1993, p. 13.
- 4Gelareh Yvard-Djahansouz, Histoire du mouvement écologique américain, Paris, Éditions Ellipses, 2010, 177p.
- 5Stéphane François, L’écologie politique. Une vision du monde réactionnaire ?, Paris, Les éditions du cerfs, 2012, 160p.
- 6Voir Michel F. Girard, L’écologisme retrouvé. Essor et déclin de la Commission de la conservation du Canada, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1994, p. 11-47.
- 7Ibid., p. 80
- 8Robert Rumilly, Le Frère Marie-Victorin et son temps, Montréal, Les Frères des Écoles chrétiennes, 1949, 459p.
- 9Ibid., p. 74
- 10Yves Gingras, op. cit.
- 11Yves Gingras, loc. cit., p. 32
- 12Frère Marie-Victorin, Croquis laurentiens, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2002 [1920], p. 34.
- 13Voir Louis- Philippe Audet, Le frère Marie-Victorin. Ses idées pédagogiques, Québec, Les éditions de l’érable, 1942, 283p.
- 14D’après Robert Rumilly, op. cit..
- 15Voir : « L’étude des sciences naturelles. Son développement chez les Canadiens français », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, textes choisis et présentés par Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 35-50.
- 16Dans « La science et notre vie nationale », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, p. 159.
- 17Dans « L’étude des sciences naturelles. Son développement chez les Canadiens français », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, p. 39.
- 18Dans « La science et notre vie nationale », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, p. 160.
- 19Les conservationnistes canadiens portaient eux aussi une préoccupation nationale forte, mais nettement canadienne, notamment en ce qu’ils cherchaient à parer aux éventuels désastres écologiques qu’ils appréhendaient des politiques de libre-échange avec les États-Unis. Voir Michel F. Girard, op. cit., p. 82-85.
- 20Frère Marie-Victorin, Flore laurentienne, p. 77.
- 21Dans « La science et notre vie nationale », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, p. 161.
- 22Frère Marie-Victorin, « Premières observations botaniques sur la nouvelle route de l’Abitibi (Mont-Laurier -- Senneterre) », Contributions de l’Institut botanique de l’Université de Montréal, no 42, 1942, p. 40.
- 23Ibid., p. 3.
- 24Ibid., p. 42.
- 25Jean-Guy Vaillancourt, « Évolution, diversité et spécificité des associations écologiques québécoises : de la contre-culture et du conservationnisme à l’environnementaliste et à l’écosocialisme », Sociologie et sociétés, vol XII, no 1, 1981, p. 81-98.
- 26Selon l’expression de Yves Gingras dans Marie-Victorin, Science, culture et nation.
- 27Voir Louis-Philippe Audet, op. cit.
- 28Dans « Les sciences naturelles dans l’enseignement supérieur », dans Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, p. 88.
- 29Jean-Guy Vaillancourt, loc. cit., p. 84.
- René AudetProfesseur·e d’universitéUniversité du Québec à Montréal
Sociologue de l'environnement, René Audet est professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l'ESG et Directeur intérimaire de l'institut des sciences de l'environnement. Il est spécialiste de l'analyse du discours environnemental, de la recherche-action et de l'épistémologie des sciences de l'environnement. Ses recherches portent sur l'émergence du thème de la transition écologique dans les discours et les pratiques des acteurs, et sur la collaboration entre chercheurs et acteurs socioéconomiques permettant de faire advenir des transitions localement.
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