Même si en clignant des yeux, vous arrivez à distinguer les petites lettres serrées sur le rabat de l’emballage, bonne chance pour trouver ce qui se cache vraiment derrière "maltodextrine", "lécithine de soya", "palmiste hydrogénée" ou encore "E407"!
Un père de famille d’origine maghrébine, arrivé en France il n’y a pas si longtemps, se promène dans les rayons du supermarché. À sa surprise, il déniche une spécialité bien de chez lui, croit-il. Rentré à la maison, tout sourire, il convie la famille à table et ouvre la conserve dont jadis il raffolait. L’odeur incommode, les visages se raidissent. Des regards dubitatifs s’échangent puis se fixent sur la main de ce père, qui, refusant d’accepter sa naïveté, porte une téméraire cuillerée à sa bouche…
Abdelkader El Hejraoui, doctorant en sciences de la gestion à Université de Rennes 1, aurait très bien pu vivre cette scène lorsqu’enfant, son père faisait les emplettes pour la famille dans son nouveau pays d’adoption. Vous ne serez pas surpris de l’apprendre, sa thèse porte sur la littératie des consommateurs.
Julie Ruel, professeure associée à l’UQO, titulaire de la Chaire interdisciplinaire de recherche en littératie et inclusion, a accueilli Abdelkader dans le cadre d’un stage de doctorat. Elle nous parle de leurs avancées sur un terrain encore peu défriché. « La littératie des consommateurs, c’est notre capacité à repérer, lire, comprendre et manipuler du texte et des nombres pour accomplir des tâches liées à la consommation. » En dépend la compréhension des emballages des produits en rayon, en affichage ou à la télé, qu'il soit question de contrats d’assurance, de médicaments ou encore de boites de conserve.
Dans une époque où il n’y a jamais eu autant de surdiplômés sans emploi, ne pas savoir lire un emballage, cela peut faire doucement rire. Pourtant il s’agit d’un véritable problème de société. Les derniers chiffres montrent que 53 % des Québécois n’atteignent pas le niveau 3 sur l’échelle de la littératie développée par l’OCDE, souligne la chercheure. En d’autres mots, la moitié de vos concitoyens ont du mal à savoir ce qu’ils achètent. Et ce n’est pas mieux ailleurs. De fait, 45 % des Européens ont des difficultés à faire des calculs simples, et 42 % n’arrivent pas à lire une liste d’ingrédients sur une étiquette.
À n'y rien comprendreCes chiffres vous étonnent? Sortez donc cette barre chocolatée de votre sac. Quand bien même, en clignant des yeux, vous arrivez à distinguer de petites lettres serrées sur le rabat de l’emballage, bonne chance pour trouver ce qui se cache vraiment derrière maltodextrine, lécithine de soya, palmiste hydrogénée ou encore E407!
Deux constats sautent aux yeux.
D’abord, les problèmes de littératie touchent des sous-groupes variés, « monsieur et madame tout le monde », selon Julie Ruel. Certaines populations sont plus à risque : les aînés, les personnes avec des incapacités, issues de l’immigration, ayant des troubles d’apprentissage ou apprenant à lire. Certains consommateurs développent des stratégies de contournement : mémorisation d'articles et de leur emplacement, planification et répétition des actes d'achat, accompagnement par une tierce personne, demande d'aide aux autres consommateurs en invoquant l'oubli de leurs lunettes... Bien qu'astucieuses, ces stratégies font perdurer les problèmes de littératie plutôt que de les résorber.
Ensuite, les causes des problèmes de littératie sont aussi à chercher du côté des entreprises. Ce sont elles qui diffusent ces emballages aux vocabulaires technicojuridiques obscurs, et qui construisent des environnements d’hyperinformation (comme les supermarchés) où discerner l’utile du superflu devient un parcours du combattant. Certaines ont recours aux food imitating products, telle cette marque britannique de savons qui prennent l'odeur et l'apparence de gâteaux. L'équilibre entre marketing réussi et information du client est alors bien précaire.
Faites entrer Abdelkader El Hejraoui et sa recherche.
Les entreprises sont socialement responsables de rendre leurs biens et services compréhensibles au plus grand nombre, et le doctorant vient leur proposer un paradigme gagnant-gagnant. Développer des stratégies de lisibilité accrue profite à la fois aux consommateurs, qui se sentent reconnus et valorisés quand ils comprennent ce qu’ils achètent, et aux entreprises, qui, ce faisant, augmentent leurs marchés potentiels.
Ces recherches sur la littératie des consommateurs donnent à tous une leçon : la coopération entre acteurs est plus forte que la coercition. Alors qu'il y aurait sans doute beaucoup à faire du côté des législations favorisant des emballages lisibles, le travail d'Abdelkader El Hejraoui prouve que les initiatives de petits groupes de chercheurs peuvent bel et bien contribuer au changement.
- Sébastien Danan
JournalistePrésentation de l’auteurSébastien Danan est diplômé de l’Institut de la Communication et des Médias de l’Université Stendhal, Grenoble, et plus anciennement de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Bilingue et touche à tout, Il a travaillé et vécu en France, en Angleterre, le pays de son enfance, en Afrique du Sud, au Luxembourg et en Turquie, dans la communication mais aussi comme assistant de prof, technicien de théâtre et ouvrier du bâtiment, entre autres. Abreuvant sa soif de vadrouille et de découverte des cultures, il se trouve maintenant en stage à l’Acfas jusqu’à fin août, et participe donc au Congrès à Rimouski. Photographe et blogueur (shakeabone.wordpress.com), son expérience d’écriture est surtout académique et embrasse les sciences sociales, mais Sébastien aime rendre compte de tous genres de sujets, non sans un brin d’humour.
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