Le bayésianisme représente une nouvelle façon de penser et de faire de la recherche en sciences infirmières. Cette approche, à la fois philosophique et statistique, permet de combiner des méthodes qualitatives et quantitatives pour mieux comprendre des phénomènes complexes en constante évolution. Dans le présent article, j’explique comment j’utilise le bayésianisme dans ma thèse de doctorat pour explorer la production du diagnostic du trouble de personnalité limite (TPL).
Mais qu’est-ce que le bayésianisme exactement? Le bayésianisme se révèle utile pour actualiser nos croyances ou hypothèses à mesure que nous obtenons de nouvelles informations. Basée sur le théorème de Bayes1, cette approche épistémique offre un cadre rigoureux pour intégrer des connaissances préalables avec de nouvelles données, et ce, quelle que soit leur nature, ce qui la rend particulièrement adaptée à l’étude de phénomènes complexes et évolutifs.
Imaginez-vous devant un casse-tête complexe. Au début, vous avez une idée générale de ce à quoi le résultat pourrait ressembler – c’est ce qu’on appelle une « probabilité a priori » ; puis, à mesure que vous ajoutez des pièces au casse-tête, votre compréhension de l’image s’affine. Le bayésianisme fonctionne de la même manière : à partir d’une hypothèse initiale, nous ajustons la probabilité au fur et à mesure que nous recueillons de nouvelles données. Cette approche est particulièrement pertinente dans des domaines complexes comme les sciences infirmières, où de nombreux facteurs interagissent sur un phénomène donné.
Décoder la complexité : voyage au cœur du modèle causal structurel
Ma thèse de doctorat porte sur les mécanismes qui conduisent au diagnostic de TPL (aussi appelé borderline en anglais), un trouble mental caractérisé par des relations instables, une image de soi fluctuante et des difficultés dans la gestion des émotions. Mon objectif est de créer un modèle qui explique comment ce diagnostic est établi en tenant compte de divers facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, mais également environnementaux.
Pour cela, j’utilise le « modèle causal structurel » (SCM), une méthodologie développée par Judea Pearl2. Celle-ci agit comme une carte routière, détaillant des causes et des effets d’un phénomène ou d’une réalité. Chaque « route » représente une relation entre les facteurs qui peuvent influencer le diagnostic du TPL. La processus conduit à la création d’un graphique appelé DAG (Directed Acyclic Graph, ou « graphe orienté acyclique »).
Voici à quoi pourrait ressembler une ébauche de graphe décrivant la production d’un diagnostic de TPL (voir figure 1 ci-bas). Ce DAG illustre les relations causales hypothétiques entre différents facteurs influençant le diagnostic du TPL. Chaque nœud du graphe représente une variable (par exemple, des symptômes spécifiques, des facteurs environnementaux, des pratiques cliniques), tandis que les flèches entre les nœuds indiquent les relations causales présumées. Cette représentation permet non seulement de synthétiser les connaissances actuelles, mais aussi d’identifier les lacunes dans notre compréhension et de guider les futures recherches.
Dans le contexte de mes travaux, la construction du graphe orienté acyclique s’inspire de la théorisation ancrée dans un processus itératif. Cette méthode crée un véritable dialogue avec les données, en intégrant l’expérience clinique personnelle et la littérature existante sur le TPL. Dans mon cas précis, j’enrichis ce processus avec des données issues d’entretiens menés auprès de professionnel·les de la santé, apportant ainsi des perspectives variées de personnes apportant des expertises complémentaires. Cette approche multidimensionnelle m’aide à construire un modèle qui reflète la complexité des mécanismes impliqués dans la production du diagnostic du TPL, tout en restant implanté dans la réalité clinique et la recherche actuelle.
Bayésianiser les sciences infirmières : une approche sur mesure
J’ai choisi d’adopter une approche bayésienne dans mes travaux en sciences infirmières pour plusieurs raisons. D’abord, elle permet de combiner des informations provenant de diverses sources – études scientifiques, expérience clinique, savoir des patient·es. Dans le cadre de ma recherche sur le TPL, je peux ainsi intégrer des données quantitatives (ex. : résultats d’études de facteurs de risque) et qualitatives (ex. : récit de psychiatres sur leurs pratiques diagnostiques du TPL) pour enrichir ma compréhension du processus de production de diagnostic. À mesure que je recueille de nouvelles données, je peux mettre à jour le modèle produit, ce qui reflète la nature évolutive des soins infirmiers.
De plus, comme nous travaillons souvent avec des informations incomplètes dans le domaine de la santé, le bayésianisme nous aide à prendre des décisions éclairées même dans ces situations, en tenant compte des caractéristiques uniques présentes chez les individus, favorisant ainsi des soins plus personnalisés.
Embrasser l’incertitude : le bayésianisme comme catalyseur de savoirs transitifs
Le bayésianisme ne sert pas seulement à modifier notre façon de collecter des données, il transforme l’ensemble du processus de recherche. L’approche nous invite à repenser chaque étape, de la formulation des hypothèses à la communication des résultats (voir Figure 2).
- Au lieu de partir d’une hypothèse unique (comme c’est le cas, par exemple, des tests d’hypothèse nulle), nous considérons un ensemble de possibilités, chacune associée à une probabilité initiale.
- La collecte de données devient un processus d’ajustement continu de nos croyances, plutôt qu’une simple tentative de « prouver » ou de « réfuter » une hypothèse.
- L’analyse bayésienne nous permet de combiner harmonieusement différents types de données, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives, dans un même modèle.
- Lors de l’interprétation, plutôt que de chercher une réponse définitive, nous obtenons une distribution de probabilités qui reflète notre niveau d’incertitude.
- Nous communiquons nos résultats en termes de probabilités, ce qui traduit mieux la nature complexe et incertaine de nombreuses questions en sciences infirmières.
Au sein de mes travaux, cette approche se manifeste par une vision plus nuancée du diagnostic du TPL : il n’existe pas de « vérité » unique, mais plutôt un ensemble de facteurs en interaction complexe, y compris des facteurs influençant les pratiques diagnostiques des professionnel·les de la santé.
Repenser notre façon de comprendre la réalité
De manière plus globale, mon approche théorique s’inspire du réalisme critique, une philosophie développée par Roy Bhaskar dans les années 1970. Sous ce chapeau, chaque phénomène étudié est son propre iceberg : nous ne voyons que la partie émergée, mais il y a beaucoup plus à découvrir sous la surface. Le réalisme critique nous encourage à explorer les profondeurs cachées de notre objet de recherche. Dans le cas du TPL, nous voyons les symptômes, telle l’instabilité émotionnelle, mais il existe des mécanismes sous-jacents que nous ne pouvons pas observer directement (ex. : processus neurologiques ou dynamiques sociales complexes) et qu’il faut considérer. Le bayésianisme s’accorde bien avec cette vision, car il nous permet non seulement de construire des modèles qui tiennent compte de ces réalités cachées, mais aussi de mettre à jour nos connaissances au fil de la recherche.
Cette orientation nous amène à rester humble face à la complexité du monde, en reconnaissant la transitivité de nos connaissances. Notre compréhension des réalités et phénomènes est toujours en évolution : les vérités scientifiques d’aujourd’hui peuvent être remises en question ou affinées demain. Un exemple : l’histoire de Pluton. Découverte en 1930 et classée comme la neuvième planète du système solaire pendant plus de 75 ans, Pluton a été reclassée en 2006 dans la catégorie des « planètes naines ». Ce changement reflète une évolution significative de notre compréhension de la structure et de la formation du système solaire.
Ce que nous considérons comme une connaissance scientifique à un moment donné peut être révisé à la lumière de nouvelles découvertes, illustrant ainsi la nature transitoire et évolutive des connaissances. De la même façon, je ne me contente pas d’observer les symptômes du TPL, mais je cherche à comprendre les mécanismes profonds qui mènent au diagnostic, tout en restant ouvert à des découvertes qui pourraient remettre en question mes hypothèses initiales.
Cette orientation [du réalisme critique] nous amène à rester humble face à la complexité du monde, en reconnaissant la transitivité de nos connaissances. Notre compréhension des réalités et phénomènes est toujours en évolution : les vérités scientifiques d’aujourd’hui peuvent être remises en question ou affinées demain.
Oser l’innovation méthodologique : réflexions d’un doctorant bayésien
En choisissant d’adopter une approche bayésienne pour ma thèse en sciences infirmières, j’ai plongé dans un monde de possibilités, mais aussi de défis. S’aventurer hors des sentiers battus peut être à la fois stimulant et intimidant…
L’un des aspects cruciaux de cette démarche est de s’assurer d’avoir un ancrage philosophique solide avant même de commencer à développer la méthodologie. Il est tentant de se précipiter sur les aspects techniques, mais une réflexion épistémique profonde sur le paradigme de recherche est indispensable. Dans mon cas, cette réflexion m’a conduit à adopter le réalisme critique comme fondement philosophique, ce qui a ensuite guidé mes choix méthodologiques.
L’avantage d’oser, en méthodologie, c’est de pouvoir explorer des avenues riches et inconnues. Je pourrai construire un modèle différent, plus complet et nuancé du processus de diagnostic de TPL, en intégrant différents types de connaissances, de théories et d’expériences.
Les défis? J’ai passé beaucoup de temps à expliquer et à justifier mon approche dans mon environnement universitaire. Il m’a fallu faire preuve de patience et de persévérance pour démontrer la valeur de cette approche dans mon domaine. Les principales réserves exprimées reflétaient une tendance répandue dans le milieu de la recherche : catégoriser de manière dichotomique les approches « qualitatives » et « quantitatives ». Mon approche, qui transcende cette division, a souvent été accueillie avec scepticisme. J’ai dû expliquer que ces catégories ne représentent en réalité que différents types de données, et que l’essentiel réside dans un ancrage solide au sein d’un paradigme de recherche clairement défini, englobant son axiologie, son ontologie et son épistémologie. Le bayésianisme même, peu connu et rarement utilisé en sciences de la santé, a nécessité des explications supplémentaires. J’ai souvent fait le parallèle avec la théorisation ancrée, une méthode plus familière qui partage de nombreuses similitudes avec la démarche bayésienne dans son processus itératif d’analyse et de construction théorique.
L’avantage d’oser, en méthodologie, c’est de pouvoir explorer des avenues riches et inconnues.
Pour ceux et celles qui envisagent de s’aventurer sur des chemins méthodologiques moins fréquentés, voici quelques conseils.
- Développez une base philosophique solide : avant de vous lancer dans la méthodologie, assurez-vous d’avoir une compréhension profonde de votre paradigme de recherche. Cela guidera vos choix méthodologiques et renforcera la cohérence de votre projet.
- Soyez bien préparé·e : maîtrisez votre méthodologie. Plus vous la comprendrez, plus vous serez à même de la défendre et de l’expliquer.
- Restez ouvert·e au dialogue : soyez prêt·e à écouter les critiques et les suggestions. Les questions des autres peuvent vous aider à affiner votre approche.
- Trouvez des allié·es : cherchez des mentor·es ou des collègues qui comprennent et soutiennent votre approche. Leur soutien peut être inestimable dans les moments de doute.
- Gardez à l’esprit l’objectif final : rappelez-vous pourquoi vous avez choisi cette approche. Si elle vous permet de mieux répondre à vos questions de recherche, le processus en vaudra la peine.
Explorer de nouvelles approches méthodologiques peut contribuer à faire évoluer une discipline. Le bayésianisme nous rappelle que nos connaissances sont en constante évolution, et que nos méthodologies peuvent s’adapter pour qu’on puisse mieux saisir la complexité des phénomènes que nous étudions. Malgré les défis, il offre aussi la satisfaction de participer, à notre échelle, à l’avancement des connaissances dans notre domaine, mais dans tous les autres aussi.
Pour aller plus loin
Visionnez la communication libre de l'auteur·trice, présentée au 91e Congrès de l'Acfas
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- Vincent Martin-Schreiber
Université d’Ottawa
Vincent Martin-Schreiber poursuit actuellement un doctorat en sciences infirmières à l’Université d’Ottawa sous la direction de Jean-Laurent Domingue. Sa recherche se concentre sur l’examen des mécanismes causaux à l’origine du diagnostic du trouble de la personnalité limite dans une perspective réaliste critique. Avant de se lancer dans le domaine infirmier, Vincent a acquis de l’expérience dans le secteur des technologies de l’information. Son expérience clinique principale en soins infirmiers a été acquise dans le secteur de la santé mentale en France, au Québec et en Ontario. Il détient une maîtrise en ingénierie de l’Université de Strathclyde en Écosse et un baccalauréat en sciences infirmières de l’Université Sorbonne à Paris.
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