Le présent dossier traite de « la recherche en région ». Il arrive à point nommé, dans un contexte fortement marqué par une tendance accrue à la centralisation, tant politique que démographique, au sein quelques villes, au Québec comme ailleurs. Cette conjoncture est dominée par une reconfiguration des services publics en santé, en éducation et en recherche, et, un peu partout, on s’interroge sur le rôle des universités, sur leurs modes de financement, leur représentation au sein de la société et sur les valeurs qui sous-tendent l’orientation et la pertinence des études supérieures.
Pourquoi donc s’intéresser à la recherche en région?
La question est ancienne. Elle a été posée avec la décision de démocratiser les études supérieures en créant des universités dans des zones faiblement peuplées. En faisant ce choix, on s’opposait à de nombreuses théories de développement selon lesquelles il ne se produirait que par un processus de diffusion des centres vers les périphéries, celles-ci ne pouvant qu’être les réceptacles des innovations « créatives » émergeant des centres. Nous savons maintenant le peu de retombées de cette conception paternaliste.
Il semble pourtant que cette croyance se reproduise dans une version académique. On valorise les programmes localisés dans les grands centres, dans une espèce de cercle vertueux où les programmes de recherche s’y concentrent parce qu’on y trouve plus de chercheur-e-s et où ceux-ci sont plus nombreux parce qu’attirés par les grands programmes. En sous-entendu, on semble estimer que le nombre de chercheur-e-s garantit la qualité des recherches. Le résultat est que l’accès à ces fonds devient de plus en plus difficile pour les universités de petite taille qui veulent soutenir des activités de recherche portant sur les thèmes centraux de leur université. La compétition est forte et certains ont plus de moyens que d’autres pour jouer dans la cour des grands.
Que disent les exemples du présent dossier?
La concentration et la centralisation des universités supportées par les théories de la localisation induisent aussi des conséquences négatives qui risquent de faire oublier les avantages de la recherche dans de plus petites unités. Quels sont-ils? Les textes et les entretiens de ce numéro permettent d’en avoir une idée : une intersectorialité rendue nécessaire par le peu d’acteurs en comparaison aux grands centres, qui oblige à développer une approche plus flexible favorisant les partenariats, des travaux en phase avec les demandes des milieux, des méthodes collaboratives ou partenariales plus répandues, une relation de confiance entre les différents acteurs concernés dans le continuum recherche-utilisation, l’exploration de créneaux parfois délaissés par les autres institutions. Tout cela peut aussi être fait en milieu métropolitain, mais ne s’y présente pas de façon aussi évidente ni avec les mêmes contraintes.
Définir la région
Parler de recherche en région oblige bien sûr à définir le terme. Sans répéter des réflexions qui se poursuivent depuis des décennies, on peut relever que le terme connote l’idée de différence et de distanciation par rapport à un centre, mais aussi d’une étendue géographique plus large qu’une localité. Au Québec, on utilise souvent l’expression de « milieu non métropolitain », qui a l’inconvénient de s’appliquer aussi bien à la région de Québec qu’au Nunavut. D’autres idées semblent pouvoir convenir : la faible densité démographique (peu de gens sur un vaste territoire), l’éloignement de Montréal, une certaine spécialisation dans les activités économiques primaires ou secondaires, plutôt que dans le tertiaire moteur. Aussi bien dire que « les régions » sont des espaces périphériques.
Ceci est important, car tant la périphérie que le centre participent d’un même ensemble et ne peuvent se concevoir l’une sans l’autre. Nous n’avons pas cherché à vider la question, mais cherché à expliquer pourquoi nous avons privilégié les régions plus éloignées de la zone montréalaise ou, pour autant, de Québec ou de l’Estrie. Nous aurions pu nous intéresser aux « petites universités », mais comme il y en a dans les grands centres, cela nous aurait entraînés dans des directions différentes, et nous aurait fait mettre de côté, l’important réseau des CCTT.
De fait, dans ces milieux « périphériques » longtemps délaissés par l’enseignement supérieur, les universités, les Cégeps et les Centres collégiaux de transfert technologique (CCTT) ont un rôle tout à fait central. Ils assurent évidemment un accès à l’éducation, mais ils sont aussi des acteurs économiques notables. Le nombre de leurs employés en fait des entreprises importantes et la masse salariale qu’ils représentent est un apport crucial à l’économie régionale, sans oublier que leurs étudiant-e-s forment une communauté vivante (et parfois bruyante). Les nombres sont plus petits qu’ailleurs, mais l’importance qualitative ne fait pas de doute, surtout dans un État qui prône l’importance d’occuper le territoire. Autrement dit, ces centres d’enseignement et de recherche contribuent à la vitalité des milieux.
Faire de la recherche en région
Les caractéristiques sociodémographiques de la périphérie induisent des traits particuliers à la recherche. Elles favorisent les travaux collaboratifs et la traversée des frontières disciplinaires, car les chercheur-e-s sont peu nombreux. Elles découragent la formation de « tours d’ivoire » et orientent vers les réflexions utiles non seulement à la science, mais aussi au milieu environnant immédiat.
Ce « milieu environnant » a aussi ses particularités, qui peuvent impliquer des coûts de déplacement, mais également des coûts sociaux et, parfois, familiaux. C’est le cas, par exemple, pour la recherche sur cet enjeu capital qu’est le maintien des écoles dans le Bas-Saint-Laurent, la Côte-Nord ou le Nord-Ouest québécois, quand l’université se trouve à plusieurs centaines de kilomètres du terrain de recherche. La survie d’un village peut ne pas supporter le déplacement des enfants sur plusieurs dizaines de kilomètres et explorer cette problématique ne peut se faire de la même façon que si on n’a à se déplacer que de quelques coins de rue.
Il ne s’agit pas de se plaindre, mais seulement de relever que les manières de réaliser les recherches peuvent être les mêmes dans les universités de grande et de petite taille. Toutefois, la distance que les chercheurs doivent parcourir afin de mener des études loin de leurs institutions (ce qui est également légitime et coûteux) peut, pour les raisons de distance (proximité, intérêt, localisation, etc.), laisser à eux-mêmes les communautés qui ont participé aux études, qui ont développé un sentiment de confiance envers les chercheurs, voire qui ont des attentes (ne serait-ce qu’un retour des informations les concernant) envers ces chercheurs qui viennent les étudier depuis les grands centres.
Les risques d’une intelligence moins distribuée
Si la recherche en région s’effiloche, voire disparait, les conséquences pourraient être très dommageables pour les communautés locales sur (et avec) lesquelles elle est effectuée. Celles-ci pourraient se retrouver exclues ou marginalisées par une recherche trop métropolitaine qui pour des raisons physiques et pratiques ne peut être aussi sensible à la réalité de leurs communautés. Le suivi des situations serait nécessairement moins précis, moins adapté, et le fonctionnement centralisé réduirait la couverture du territoire de proximité. Les capacités de recherche de la périphérie sont implantées sur les territoires depuis maintenant plusieurs décennies. Elles sont finement tricotées à travers tout le tissu socioéconomique, et avec les pratiques de plus en plus fortes de coconstruction des savoirs, les capacités de recherche se diffusent de plus en plus chez les acteurs sociaux.
À terme, une vision trop métropolitaine risque de faire perdre le contact avec cette unité d’existence qu’est le Québec-en-ses-régions.
Recherche mais aussi transfert
Les préoccupations de recherche associées au transfert sont cruciales en région, comme le démontrent plusieurs textes du dossier, qui illustrent aussi que les formes collaboratives de recherches y sont même privilégiées. Cela signifie qu’au contraire de ce qu’on entend parfois, les universités en région ne font pas que transmettre les idées générées ailleurs. Elles sont aussi des lieux d’émergence et de formulation de recherches novatrices parce que très perméables à leur environnement, dans des circuits courts difficiles à négliger et dans des contextes socioinstitutionnels où le travail en réseau devient un mode naturel de fonctionnement. Ce travail se fait rarement en vase clos, et presque toujours en relation avec les populations, les Cégeps, les CCTTs, et même les chercheurs de différents ministères tant provinciaux que fédéraux qui produisent eux aussi de la science en région. La science se fait en réseau et en raison de la complexité du social il n’est plus possible de faire de la recherche en silo. Et un réseau qui ne se déploierait pas sur le territoire, serait-il encore un réseau?
Les réseaux et le terrain
Le réseau de l’Université du Québec et ses constituantes ont bâti un véritable « filet » de recherche dynamique et diversifié qui a inspiré certains Fonds de recherche tant québécois que canadiens, en favorisant un financement visant le décloisonnement, l’intersectorialité, le réseautage l’interinstitutionnel, le partenariat ou encore, gestion décentralisée des projets. Les universités en région sont de fait entrées rapidement dans l’ère de la troisième révolution scientifique en faisant éclater les modes traditionnels d’organisation (les départements universitaires) et en modulant les unités de manière plus vivante, le travail n’étant pas limité à leurs propres laboratoires et en misant davantage sur la recherche en réseau. Cette révolution est un juste retour du balancier de la centralisation et de l’homogénéisation des savoirs, vers une université plus proche de la réalité dynamique et changeante du 21e siècle qui assume le caractère hétérogène des producteurs du savoir. Reconnaitre la légitimité de la diversité des regards peut permettre d’éviter le risque de freiner l’évolution de la science en raison de critères centralisateurs basés sur la théorie des pôles de croissance et sur l’importance d’un centre fort. La recherche doit être dynamique et distribuée, elle doit pouvoir s’adapter rapidement aux réalités du terrain pour ne pas créer un vide de connaissance autour des grands centres.
Le réseau des CCTT associés au Cégeps, pour sa part, avec ses 49 installations disséminées sur le territoire assure une présence de la recherche vraiment partout. Leur travail de recherche très appliquée, socialement ou technologiquement, s’appuie sur des installations technologiques à la fine pointe puisqu’ils sont en support direct aux entreprises et à l’émergence de l’innovation.
Deux réseaux de la périphérie qui s’entrecroisent aussi, et amènent pour tout le territoire une remarquable capacité d’adaptation.
Résilience et contribution au développement socioéconomique
Nous espérons que ce dossier puisse contribuer à l’identification de pistes permettant aux universités et aux CCTTs en région de tirer leur épingle du jeu, dans un contexte québécois et canadien où la centralisation se fait de plus en plus évidente. Plutôt que de singer ce qui se fait ailleurs, elles doivent miser sur ce qui est caractéristique de la « façon de faire en région », c’est-à-dire développer ce qu’elles font déjà en bonne partie et dont les textes ici rassemblés donnent une idée. Devant l’échec des modèles centralisateurs à favoriser le développement (tant matériel que sur le plan du savoir), une forme de décentralisation de l’accès aux ressources doit reconnaître la nécessité de l’accès au savoir pour les milieux périphériques. Sans cette reconnaissance, il sera fort utopique de parler de résilience et encore plus de contribution au développement socioéconomique du Québec.
Mais pour que ces approches révèlent leur plein potentiel, il faudra sans doute que nous changions nos façons de penser. Déjà, l’interdisciplinarité, avec ses réussites et ses échecs, et les travaux misant sur l’intersectorialité sont au cœur de l’innovation intellectuelle ouverte. Il nous faudra apprendre à composer avec différentes facettes du savoir existant (savoir local, traditionnel et scientifique), à remiser notre tour d’ivoire et nos discours d’experts. Il nous faudra nous pencher sur les problèmes et les besoins des sociétés identifiés par les chercheurs, mais aussi par les différents acteurs sociaux, en s’ouvrant à la coconstruction des enjeux comme des savoirs. Dans cette dynamique partenariale, les oppositions entre le centre et les périphéries, c’est-à-dire entre les chercheurs et les sujets, sont diminuées. Cela nous semble le meilleur moyen d’envisager des pistes d’interrogation fécondes. Les partenaires de la recherche pourront les retenir et les redéfinir – ou non – comme des problèmes ou comme des besoins, mais ils ne le feront que si ce sont des préoccupations pertinentes pour eux.
Ce nécessaire travail de coconstruction des savoirs est sans doute la leçon la plus importante des textes et des entretiens qui composent ce dossier. Elle est sans doute plus cruciale pour les plus petites institutions, mais elle concerne aussi tout autant les universités des grands centres. S’il en était besoin, cela représenterait une autre démonstration de la fécondité de la recherche en région.
- Steve Plante
Université du Québec à Rimouski
Steve Plante est professeur en sciences sociales du développement, spécialisé en dynamique des acteurs en milieu côtier et insulaire. Depuis son entrée à l’UQAR, il approfondi les questions de développement territorial sous l’angle de la résilience, de la gouvernance participative et concertative, de l’adaptation des communautés côtières, de l’engagement des communautés, de la gestion intégrée des zones côtières et d’enjeux intersectoriels. Il est directeur thématique du volet santé des communautés humaines du Réseau Québec Maritime (RQM) et codirecteur du Réseau intersectoriel Notre Golfe (FRQNT). Il a été financé comme chercheur principal par le CRSH au programme ARUC - Connexion pour tenir des instituts de transfert de connaissances sur le rôle de la facilitation dans le renforcement des capacités de résilience communautaire dans le contexte des changements climatiques, le Fonds d’action sur les Changements Climatiques (FACC) et le Fonds de recherches du Québec - Société et Culture (FRQSC). Il bénéficie d’une expérience internationale sur des questions de gouvernance des ressources naturelles et de résolution de conflits d’usages au Brésil.
- Pierre-André Tremblay
Université du Québec à Chicoutimi
Pierre-André Tremblay (Ph.D. anthropologie) enseigne l’anthropologie et la sociologie à l’université du Québec à Chicoutimi depuis 1987. Dès le début de ses études graduées, la constante de ses recherches a été le changement social, envisagé sous l’angle des mouvements sociaux (mouvement populaire en milieu urbain, mouvement des femmes, défense de l’environnement en Himalaya central) et du développement local, tant en région qu’en milieu métropolitain, tant en ville qu’à la campagne. Ses publications touchent les organismes communautaires, la lutte à la pauvreté, l’économie sociale, les méthodes partenariales et, de façon secondaire, les relations interethniques. Il espère pouvoir terminer bientôt une enquête sur l’itinérance dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Il est membre du Groupe de recherche et d’intervention régionales de l’UQAC et du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).
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