Entretien avec Hugo Asselin
Johanne Lebel : Hugo Asselin comme professeur à l’UQAT, spécialiste en foresterie autochtone, comment définissez-vous vos intérêts de recherche?
Hugo Asselin : Mes travaux concernent les questions autochtones en lien avec la gouvernance du territoire et des ressources naturelles. Je travaille beaucoup avec les communautés Anicinapek (Algonquines) de l’Abitibi-Témiscamingue, mais aussi, plus au nord, avec les Cris, et plus à l’est, avec les Atikamekw, notamment.
Johanne Lebel : Et comment développez-vous vos questions de recherche?
Hugo Asselin : Règle générale, ce sont les communautés autochtones qui, à travers nos discussions, suggèrent des thèmes selon les enjeux auxquels elles font face. Lorsque je vais dans les communautés, on discute de plein de choses, et il y a des questions qui émergent : « Hugo, comment ça se fait que telle affaire? ». Des fois, c’est plutôt rhétorique. Mais quand je sens qu’il y a un enjeu profond, je demande : « Est-ce que vous voudriez qu’on fasse un projet de recherche pour répondre à cette question-là? Est-ce que ça vaut la peine que tout le monde, vous et moi, on s’investisse pendant quelques années pour répondre à ça? ». Et là, des fois, ils vont dire : « Ah non, non. C’était juste pour jaser », ou alors ils vont dire : « Oui, oui. C’est un enjeu fondamental. On veut un projet. On est prêt à s’investir ».
À partir de là, je pars faire mon travail : monter un protocole, trouver du financement, faire valider par la communauté en cours de route, etc. Quand ce sont des enjeux extrêmement urgents, on s’arrange autrement. Parfois c’est moi qui réalise la recherche ou des fois, et de plus en plus, les communautés sollicitent leurs propres ressources pour faire cette recherche. J’agis alors comme conseiller scientifique, tout simplement.
Johanne Lebel : Et comment intégrez-vous les autres acteurs du territoire?
Hugo Asselin : J’explique bien aux communautés l’importance que les projets ne soient pas construits dans une relation exclusive entre eux et l’université. On a donc très souvent des partenaires industriels ou gouvernementaux, les ministères des Forêts ou de l’Environnement par exemple, qui peuvent aussi contribuer à la recherche. Donc pour la plupart des projets, j’examine la possibilité de faire un partenariat pour faciliter non seulement le montage financier, mais aussi pour faire en sorte que tous les utilisateurs des connaissances soient impliqués dès le début. Quand tout le monde est assis autour d’une même table, le dossier chemine plus rondement. On risque moins d’échapper des choses importantes, qui feraient en sorte que nos conclusions, même valides, ne seraient pas applicables.
J’explique bien aux communautés autochtones l’importance que les projets ne soient pas construits dans une relation exclusive entre eux et l’université. On a donc très souvent des partenaires industriels ou gouvernementaux.
Johanne Lebel : Et comment cela se passe « pratico-pratique » avec les communautés autochtones? Comment s’établissent les contacts?
Hugo Asselin : Dès que j’ai des occasions, je m’organise pour les rencontrer, et c’est souvent très informel. Parfois, tout le monde se croise dans un même événement, coordonné par l’UQAT ou par eux. Ils organisent des rencontres sur une base régulière autour de la protection d’une espèce faunique en péril, du partage de connaissance avec les chercheurs ou encore sur le développement économique des communautés. Ils sont très proactifs.
Aussi, lorsque je fais mes travaux ou que j’accompagne mes étudiants dans les communautés, on ne parle pas que des recherches en cours. On jase de plein d’autres choses, ce qui fait émerger des questions qui se traduiront par de nouveaux projets. Il arrive aussi que les communautés me contactent directement puisque les canaux de communication sont maintenant bien établis avec plusieurs d'entre elles.
Johanne Lebel : Il faut alors être non seulement sur le terrain, mais aussi implanté dans la région.
Hugo Asselin : En effet, la proximité géographique est ici la clé. Pour me rendre dans les communautés de la région, c’est une heure ou deux heures de voiture. Pour les Cris, c’est un peu plus loin, mais je peux le faire en une journée. Pour les chercheurs plus au sud, cela coûte cher en temps et en billets d’avion. Les communautés savent qu’elles peuvent me donner un coup de fil et arranger une réunion dans le temps de le dire. Les chercheurs « éloignés » ne manquent pas de volonté, mais c’est simplement plus difficile d’arrimer leurs agendas.
Johanne Lebel : Pour approfondir une recherche ou pour qu’elle soit bien ancrée dans une communauté, cette possibilité de rencontres informelles ou ce partage d’un même réseau doit avoir son poids.
Hugo Asselin : C’est fondamental. Non seulement on partage le même réseau, mais on partage, jusqu’à un certain point, la même réalité, car j’habite aussi en Abitibi-Témiscamingue. Les problématiques, je les ai constatées, et on peut aller rapidement vers la définition des objectifs de recherche.
Johanne Lebel : D’autant qu’en traitant des questions de gouvernance, cela demande une compréhension fine de tout le socio-éco-écono-système, comme dirait Edgar Morin.
Hugo Asselin : C’est vrai. En plus, et ce n’est pas un cliché, les communautés ont cette approche holistique du réel. Elles voient tout comme étant en interrelation. Ça n’aurait pas de sens pour elles de réaliser des recherches très pointues en faisait fi de tout ce qu’il y a à côté. Elles n’arrêtent donc pas de nous amener dans des directions multiples. Mes recherches traversent les sciences de la santé et la botanique lorsqu’on travaille sur les plantes médicinales, ou les sciences sociales et les ressources naturelles quand on parle de cogestion du territoire. Les sciences naturelles sont sollicitées lorsqu’il est question de nouveaux modèles de coupes forestières, mais comme ces dernières doivent être acceptables socialement, on ne peut échapper à l’intersectorialité au sens où l’entend le FRQ. L’intersectorialité est tout simplement au cœur de ce que je fais.
Johanne Lebel : On pourrait dire aussi que les communautés autochtones font naturellement de l’intersectorialité.
Hugo Asselin : Effectivement. Parce que leur mode d’acquisition de connaissances procède comme ça. Les chercheurs pratiquent beaucoup l’expérimentation, la logique hypothético-déductive, une démarche où l’on part d’hypothèses que l'on essaie d’infirmer ou de confirmer. Il faut bien sûr aussi reconnaître qu’il y a de la recherche inductive, et j’en fais aussi. Et c’est ce que font les Autochtones, ils se laissent informer par le territoire, par l’expérience. Ce sont deux bons modes d’acquisitions de connaissances. Il n’y en a pas un qui est mieux que l’autre. Ils sont complémentaires, en fait.
Johanne Lebel : Et quels appuis trouve-t-on quand on veut réaliser des recherches qui ont une approche systémique?
Hugo Asselin : Côté financement, c’est encore difficile avec la structure des organismes subventionnaires. Et c’est un gros problème. Je me souviens, au début de ma carrière de professeur, d'avoir voulu postuler au CRSNG, et j’étais content de voir qu’il y avait un comité multidisciplinaire. J’ai regardé la composition du comité de l’année précédente pour avoir une idée. C’étaient tous des physiciens, travaillant dans des domaines différents, mathématiques, biomédecine ou encore chimie. On était loin de la vraie multidisciplinarité. Je me suis dit : « Ils vont capoter quand je vais arriver avec des enjeux autochtones ».
Collectivement, on a conscience qu’il faut aller vers des approches intégrées, mais c’est comme si on ne savait pas comment faire. Les organismes subventionnaires sont encore très fortement structurés en trois grands silos sectoriels, au provincial comme au fédéral (sciences sociales et humaines, sciences naturelles et génie, et sciences de la santé). Les frontières entre ces trois groupes sont passablement étanches.
Johanne Lebel : Cela oblige à certaines contorsions, j’imagine?
Hugo Asselin : Je suis obligé parfois de découper la recherche en morceaux. Pensons à un projet de bonne ampleur sur l’acceptabilité sociale d’un certain type d’aménagement forestier, par exemple. Si je vais au FRQNT, je dois mettre l’accent sur les essais de coupes forestières et les analyses de végétation. Si je vais au FRQSC, je mentionne la question de l’acceptabilité sociale. Mais je peux difficilement présenter un projet global. Ça ne passerait pas.
Si je vais au FRQNT, je dois mettre l’accent sur les essais de coupes forestières et les analyses de végétation. Si je vais au FRQSC, je mentionne la question de l’acceptabilité sociale. Mais je peux difficilement présenter un projet global.
Jusqu’à maintenant je ne me plains pas, car je réussis à faire financer mes projets. Mais c’est un jeu d’équilibre risqué, et j’ai toujours peur qu’à un moment donné mon CV pèse trop d’un côté, et que là je devienne admissible que dans un seul secteur, parce que j’ai par « malchance » un peu moins publié pendant un an ou deux d’un côté. C’est un exercice de jonglerie assez difficile. Et à un moment donné, cela devient ridicule de forcer les choses d’un côté ou de l’autre alors que dans la vraie vie, tout est lié. Tout le monde sait ça.
Johanne Lebel : Et quand on part de questions venant des communautés, autochtones ou non, le découpage est rarement disciplinaire… Mais revenons sur le terrain justement, comment préparez-vous vos étudiants à faire de la coconstruction?
Hugo Asselin : Très souvent, lorsqu’ils arrivent, la question de recherche est déjà relativement fixée. Je ne recrute pas d’étudiants avant d’avoir une idée pour un projet, et l’assurance qu’il est financé. Quand le projet démarre, c’est essentiel que l’étudiant se rende rapidement dans la communauté avec laquelle il va travailler. Il y aura quelques séjours et rencontres avant de commencer la collecte de données. Il ne faut pas arriver là comme un voleur où après deux semaines de collecte de données, c’est fini, merci, bonsoir. Il faut développer une relation pour qu’ils sentent, justement, qu’on va revenir. Cette pratique va au-delà de l’obtention d’un certificat du comité d’éthique de l’université.
Johanne Lebel : Et cela se passe bien avec les étudiants?
Hugo Asselin : Pour le premier contact, je les accompagne. Si je sens que je dois être là une deuxième fois, j’y vais. Et quand je vois que la relation est bien en place et que le travail peut commencer, là je les laisse aller. J’y retourne un peu plus tard, pour être certain que tout est beau. Mais généralement, ça se passe très bien. Les étudiants sont bons, ils s’investissent à fond dans leur projet. Ils ne calculent pas leurs heures. Les communautés savent apprécier ça et les accueillent toujours très bien.
J’essaie de faire le meilleur arrimage possible entre les questions de la communauté, les intérêts des étudiants, mes intérêts à moi, bien sûr, et la possibilité de financer les recherches parce que ce n’est pas toujours facile. Il y a des sujets qui sont plus vendeurs, on le sait.
On a aussi des diplômés qui trouvent un emploi dans les communautés. Là on peut dire qu’ils sont bien intégrés…
Johanne Lebel : C’est un bel effet collatéral de la coconstruction, vous distribuez non seulement vos méthodes, mais aussi vos chercheurs...
Hugo Asselin : Et même que des fois, il faut que je les retienne : « Laissez l’étudiant finir avant de l’engager! » (rires). C’est extrêmement riche et très valorisant pour nous. Là on a comme l’assurance d’avoir fait un bon travail.
Et même que des fois, il faut que je les retienne : « Laissez l’étudiant finir avant de l’engager! » (rires). C’est extrêmement riche et très valorisant pour nous. Là on a comme l’assurance d’avoir fait un bon travail.
J’essaie de faire le meilleur arrimage possible entre les questions de la communauté, les intérêts des étudiants, mes intérêts à moi, bien sûr, et la possibilité de financer les recherches parce que ce n’est pas toujours facile. Il y a des sujets qui sont plus vendeurs, on le sait. : Auriez-vous un exemple d’une recherche qui a connu cet aboutissement?
Hugo Asselin : Une de mes premières diplômées, Roxanne Germain, s’est intéressée à l’acceptabilité sociale de l’aménagement forestier écosystémique, une nouveauté à l’époque. Elle a travaillé avec la communauté Anicinapek (algonquine) de Pikogan, pour entendre leur point de vue, et voir jusqu’à quel point ce nouveau type d’aménagement forestier était acceptable. C’est un aménagement forestier qui vise à reproduire les patrons spatiotemporels produits par les perturbations naturelles, tels les feux ou les épidémies d’insectes. On pouvait initialement penser que les autochtones étant habitués à ces perturbations trouveraient cette approche « acceptable ». Évidemment, c’est toujours un peu plus compliqué. Le fait d’être habitué à une perturbation ne veut pas dire qu’on l’apprécie. Cette recherche participative a, entre autres, rendu plus efficaces les rencontres visant à harmoniser les usages autochtones et industriels de la forêt, mais aussi elle a permis d'accroître les capacités des gens de Pikogan de penser l’aménagement forestier. Et parce que l’acceptabilité sociale n’est pas une donnée fixée pour toujours, la mise en place de pratiques participatives demeure un outil pour les gens de Pikogan leur permettant de rétroagir plus aisément sur les questions forestières.
Roxane a été embauchée par la communauté comme ingénieure forestière avant même son dépôt initial. Elle a terminé sa maîtrise en 2012, et elle est toujours à Pikogan. Encore dernièrement, des gens me parlaient d’elle en termes très positifs. Elle contribue, entre autres, à l’acquisition de données, avec une vision à long terme; avec son équipe, elle met en place une base de connaissances pour répondre à plein de questions pouvant surgir, sans être obligé de réagir dans l’urgence.
J’essaie de faire le meilleur arrimage possible entre les questions de la communauté, les intérêts des étudiants, mes intérêts à moi, bien sûr, et la possibilité de financer les recherches parce que ce n’est pas toujours facile. Il y a des sujets qui sont plus vendeurs, on le sait. : Vos travaux sont localisés, mais leurs retombées, j’imagine qu’elles voyagent.
Hugo Asselin : C’est en effet très universel ce que l’on observe ici. J’ai des étudiants de tous les continents, ou presque, Afrique, Asie, Amérique latine et Europe. Et tous, sans exception, reconnaissent ici des choses qu’ils ont vues dans leur propre pays. En Amérique latine, où il y a des communautés autochtones, ils font des parallèles très facilement. En Afrique, les petits villages ruraux ont les mêmes problématiques d’accès aux ressources et au territoire, et de reconnaissance de leurs savoirs ancestraux. Même chose en Asie.
Ce qu’on trouve ici, jusqu’à un certain point, peut donc servir ailleurs, en tenant compte évidemment des différences au niveau législatif ou réglementaire. Ici, par exemple, les forêts sont publiques à plus de 80 %, ailleurs ça peut être l’inverse. Mais quand il est question de ce qui est acceptable socialement, des manières de reconnaître les besoins des communautés et de solliciter leurs savoirs, et de bien saisir les utilisations du territoire, c’est toujours pareil.
Je fais partie d’un nouveau regroupement international de chercheurs qui travaillent avec les populations dépendantes de la forêt (FLARE : Forests and livelihoods: Assessment, Research and Engagement). L’an dernier à Paris, c’était la première conférence. La deuxième rencontre sera à Édimbourg dans quelques semaines. Et là, il est clair qu’on se rejoint sur plusieurs points. Lorsqu’on publie des articles, mes étudiants et moi, on cite fréquemment des travaux faits en Australie ou en Amérique latine, par exemple.
Je parle de l’échelle internationale, mais c’est aussi vrai, bien sûr, à l’échelle du Québec ou du Canada. Ce qu’on trouve en Abitibi-Témiscamingue, c’est pertinent sur la Côte-Nord, en Mauricie, en Ontario.
C’est beaucoup la job du chercheur de prendre du recul face au problème concret et localisé, et de se dire : Comment pourrais-je rendre les retombées applicables à d’autres échelles, sur d’autres territoires? Cela influence la façon dont on conçoit le projet, la collecte de données, la revue de littérature, etc. C’est très, très rare qu’il n’y ait pas au moins un élément d’un projet qui ne soit pas pertinent ailleurs. J’ai le goût de dire qu’il faut se faire confiance. On entend encore certains préjugés : « Oui, les sciences sociales… tu travailles avec des gens. Donc si tu avais réalisé le projet avec d’autres personnes, ce serait différent ». Tous les individus sont différents, mais terriblement similaires aussi. Comme pour les roches et les arbres… On se concentre sur ce qui est similaire, et non sur la différence.
J’essaie de faire le meilleur arrimage possible entre les questions de la communauté, les intérêts des étudiants, mes intérêts à moi, bien sûr, et la possibilité de financer les recherches parce que ce n’est pas toujours facile. Il y a des sujets qui sont plus vendeurs, on le sait. : En conclusion, je dirais que vous faites fort bien la démonstration qu’une recherche réalisée sur le territoire, près des populations concernées par les dits enjeux de recherche, contribue fortement à augmenter la robustesse d’une communauté.
Hugo Asselin : C'est extrêmement important pour moi de travailler avec les gens pour trouver des façons concrètes et efficaces de répondre aux enjeux de gouvernance territoriale. Du côté universitaire, ça fait une programmation de recherche très riche, diversifiée et stimulante, à l'interface des trois grands domaines de recherche et couvrant tout le spectre, du fondamental à l'appliqué. Du côté des communautés et des autres partenaires de recherche, ça permet de mettre en valeur leurs connaissances, de développer leurs capacités en recherche et d'améliorer les conditions du vivre-ensemble.
C'est extrêmement important pour moi de travailler avec les gens pour trouver des façons concrètes et efficaces de répondre aux enjeux de gouvernance territoriale.
- Hugo Asselin
Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Hugo Asselin, PhD, est professeur et directeur de l'École d'études autochtones de l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Il est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en foresterie autochtone et membre régulier du Centre d'étude de la forêt et du Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones (DIALOG). Ses travaux de recherche portent sur la dynamique des socio-écosystèmes forestiers et sur la gouvernance du territoire et des ressources naturelles en contexte autochtone.
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