Note de l’auteur : ce texte est le dernier d’une série de trois – Fragments 7, 8 et 9 – racontant les 24 premières heures post mortem du grand blessé de la mémoire que fut l’Américain Henry Gustav Molaison (1926-2008). Ce trio s’inscrit dans un ensemble plus vaste comptant désormais 9 fragments – il en rassemblera, au total, 25 – pour constituer à terme un grand portrait multifragmentaire de la doyenne de la recherche médicale au Québec, la Pre Brenda Milner (née en 1918).
Dans cette fin de série, on assiste à l’extraction complète du cerveau de H.M. de son sanctuaire osseux. La possibilité s’offre désormais aux chercheurs de caractériser in visu et in situ la part des tissus manquants, et celle des tissus restants, résultant de la chirurgie de 1953.
INTÉRIEUR JOUR – SALLE D’AUTOPSIE DU MASSACHUSETTS GENERAL HOSPITAL (MGH)
De l’autre côté de la dure-mère
3 décembre 2008
Contexte. Comme nous l’indiquions en dernière partie du Fragment 8, le corps de H.M. allait être cueilli au petit matin au Centre d’IRM (Martinos Center) par un employé dont le véhicule avait été affrété à cette fin, et déplacé à la morgue du MGH, où il reposerait à l’écart pendant quelques heures avant son transfert en salle pour l’opération finale.
12 h 30. À présent, on ne voit plus que lui au centre de la salle d’autopsie.
Le neuropathologiste Matthew Frosch, à qui incombe la tâche d’extraire le cerveau de H.M. de sa boîte crânienne, est à son chevet. Il est flanqué d’un assistant, qui effectuera bon nombre des manœuvres. Ils viennent de prendre ensemble quelques minutes pour examiner quelques-unes des images prises la nuit dernière par André Van der Kouwe, histoire de bien réviser une dernière fois chacun des gestes qu’ils s’apprêtent à poser. Miracle que la précision de ces scanographies, rendue possible par la complète immobilité du corps cadavérique. Rien ici de ces habituels micromouvements nés de la respiration du sujet qui viennent flouter l’image, et des autres, plus ténus encore, engendrés normalement par la simple circulation sanguine à l’intérieur d’un cerveau vivant.
Cette autopsie – s’il est permis d’en parler ainsi – prendra presque des allures de quête archéologique : non pas tant parce qu’elle doit mener l’équipe médicale dans quelque chambre secrète, mais parce qu’ici, la quête des anatomistes est aussi de « remonter » le temps, de remonter à l’un des âges anciens de ce cerveau-là, un demi-siècle plus tôt, au temps où d’effrayantes tempêtes électriques s’y produisaient. Et, où sont demeurées deux traces quasi intactes, témoins de la tentative thérapeutique de 1953. C’est ce que l’on veut voir.
La photographe du département de pathologie, qui documentera chaque moment de l’événement, est aussi sur place, de même que Suzanne Corkin qui suivra l’autopsie derrière une grande baie vitrée avec Jacopo Annese, qu’elle est allée accueillir plus tôt à l’aéroport. Du succès du travail de Matthew Frosch, dépend le projet de Brain Library que le Pr Annese a conçu, et à partir duquel le cerveau « historique » de H.M. aura encore la possibilité d’être étudié par les professeur-e-s-chercheur-se-s et leurs étudiant-e-s du monde entier.
Mais avant toute chose, il faut extraire ce cerveau de son espace originel. Dépasser, traverser, franchir avec succès chacun des obstacles qui se dressent au-dessus de lui comme autant de barrières protectrices, et cela jusqu’à l’ultime rempart qu’est la dure-mère.
13 h. C’est parti!
Le crâne est déjà rasé. Bien.
Il y a le cuir chevelu maintenant, c’est-à-dire la peau du crâne de H.M. : à la minute, le scalpel du Dr Frosch l’incise délicatement d’une oreille à l’autre, pour ensuite exécuter tout délicatement le lent pelage de la surface crânienne.
Il y a l’os en dessous, avec ses grandes étendues lisses : l'équivalent de plaques tectoniques ramenées à l’échelle d’un crâne. La scie électrique que manipule l’assistant du Dr Frosch trace une première « passe »; Frosch exécute la deuxième, plus névralgique (car il ne faut pas s’enfoncer dans le tissu cérébral), engageant la lame dans le sillon initial afin de faire une autre fois le tour de la boîte crânienne, pour la décalotter, comme si on enlevait au cerveau son chapeau d’os.
Et voilà la dure-mère.
La dure-mère? Suivons le Littré : « Membrane dite dure parce qu'elle est d'un tissu très résistant, et mère, parce qu'elle protège les centres nerveux ». L’expression est issue du « latin médiéval dura mater », rajoute-t-on dans le dictionnaire de l’Académie française de médecine; elle est « […] analogue à pie-mère, pia mater, (pieuse mère), expression reprise de l'arabe "qui enveloppe doucement le cerveau comme une mère pieuse" ». Que de beautés dans les replis historiques de cette langue!
Après l’avoir hyperdélicatement incisée, le neuropathologiste-expert la retire sans anicroche. Enfin, sous cette dernière pelure, il y a ce cerveau, au fond bien pareil au nôtre : le cerveau de H.M.
On y est. « [Our] only glimpse of his intact, fresh brain », écrit Suzanne Corkin dans son ouvrage Permanent Present Tense. Le premier coup d’œil, incidemment, depuis la chirurgie de 1953… « With MRI scans, we could estimate the lesion but could never characterize it with certainty ».
Il sera maintenant donné de documenter in visu le dommage cérébral; de bien le voir – oui! – dans ses portions préservées comme dans celles qui ont irrémédiablement disparu; comprendre précisément et biologiquement l’ultime fondement anatomique sur lequel a été construit l’édifice des centaines d’études menées avec H.M; pouvoir mesurer ces blessures, les décrire, les caractériser. Exactement. In situ. In visu. Procéder, afin qu’il ne subsiste plus le moindre doute, à l’ultime vérification corrélative – appelée en science « the definitive evidence » – entre les tissus cérébraux en état, et les capacités mémorielles, fonctionnelles et résiduelles qui demeurèrent chez le jeune ouvrier de Hartford. Bref, valider une dernière fois le lien établi en 1957.
Quelques manipulations du cerveau de H.M. suffisent au Dr Frosch pour que tous puissent maintenant apercevoir à l’œil nu les « vides cicatrisés » laissés par la chirurgie, ainsi que les dégâts latéraux sur tout leur pourtour.
55 ans ont passé et les deux vides sont devenus pareils à de petites vallées cicatricielles, « absences » béantes aux flancs des corps estropiés légèrement courbes, que le neuropathologiste reconnaît avoir été les deux hippocampes – enfin, les deux centimètres presque invisibles qu’il en reste – fatalement compromis dans leur capacité à initier quelque forme que ce soit de mémoire. Les mesures montrent que les deux excisions ont été de 6 centimètres chacune; c’est moins que les 8 centimètres estimées en 1957, mais néanmoins assez étendues pour que le pathologiste puisse y coucher, comme repère comparatif, l’un de ses auriculaires.
Les deux vides, saisis par la photographe, apparaissent dans le reflet de sa lentille comme des mines à ciel ouvert. Le Dr Frosch a tout le loisir de les remplir mentalement avec les exactes structures qui auraient dû s’y trouver, n’eût été leur amputation…
Là où se devaient trouver les « têtes » et la majeure partie des « corps » hippocampiques, par exemple, il n’y a plus rien. Là où se devaient trouver la portion antérieure des hippocampes et leur proche environnement (parahippocampes), ne subsistent plus que des cicatrices anciennes et quelques maigres fragments désinnervés.
Dès leur article de 1957, Milner et Scoville précisaient l’importance de chacune des parties hippocampiques : « The findings reported herein have led us to attribute a special importance to the anterior hippocampus and hippocampal gyrus in the retention of new experience. »1 Et avec raison, car c’est là que tout s’est joué pour H.M. Et voici comment.
Comment ça marche? Il faut savoir d’abord que c’est dans le pourtour de l’hippocampe qu’aboutissent en creux quelques-uns des innombrables plis du tissu cérébral, ces circonvolutions que l’on appelle gyrus, à la surface desquelles court la mince couche de cortex2 où se déploient nos facultés mentales et où une grande partie des inputs sensoriels, qui nous inondent à chaque instant, créent notre « temps présent ».
Ce cortex constitue l’ultime surface de la substance grise qui va jusque dans ses moindres circonvolutions, les hauts et les bas de ces circonvolutions étant ni plus ni moins qu’une astuce conférée par la Nature au noble organe humain, afin d’étendre au maximum la superficie du réseau cortical. Dans l’un de ses multiples creux, le cortex se retrouve dans les profondeurs des lobes temporaux, là où sont justement localisés les hippocampes, et s’y confond. Et il s’y confond tellement qu’il devient même, d’un point de vue anatomique, une partie réelle de ceux-ci. On sait aujourd’hui que ces zones corticales constituent la porte d’entrée des hippocampes; ces zones sont appelées en cet endroit : « cortex entorhinal ». (Amaral et Lavenex disent même en substance qu’anatomiquement, l’hippocampe est une élaboration des bords du cortex cérébral.)
Suzanne Corkin écrit : « In a normal [hippocampus], the entorhinal cortex receives input from several secondary and tertiary association cortices and multimodal areas (in prefrontal cortex and superior temporal association cortex) and acts as the ultimate end station before extrinsic sensory afferents converge prior to entering the hippocampus.3»
Mais encore faut-il, pour ce faire, que se produise une autre étape du processus, celle où les paquets d’informations, abouties à l’intérieur du cortex entorhinal, soient projetées dans l’ensemble de l’hippocampe. Et c’est en empruntant la zone dite « perforant pathway » (voie perforante) que cette projection est assurée.
C’est à travers ces microprojections, qui ont lieu à l’intérieur même des hippocampes, que les contenus (input) sensoriels, que nous engrangeons à chaque instant, atteignent les zones de traitements protéiniques et enzymatiques nécessaires à toute amorce d’une mémoire à court, et à plus ou moins long terme. Ces cascades biomoléculaires ont lieu dans les aires CA1 à CA3 et dans le « dentate gyrus » (gyrus dentelé) situées dans la portion spiralée de l’hippocampe. Elles sont le fait de neurones pyramidaux, notamment. Les contenus sensoriels, ainsi transformés, ressortent ensuite de l’hippocampe par le subiculum et vont se loger dans diverses parties du cerveau (voir image 9.3).
Perte absolue. Tout ce qui vient d’être décrit – c’est-à-dire l’hippocampe dans ses principaux attributs fonctionnels - H.M. l’a totalement perdu lors de l’intervention chirurgicale de 1953.
Il est donc plus aisé maintenant de comprendre pourquoi, quand le jeune homme se réveilla de son anesthésie quelques heures après la neurochirurgie du mardi 25 août 1953, et qu’il prit son premier repas postopératoire, il lui soit devenu impossible de raconter ensuite à ses proches ce qu’il avait mangé une demi-heure plus tôt. Ni plus tard (et même après plusieurs jours d’hospitalisation postopératoire) d’indiquer à ses visiteurs le chemin à emprunter – et que lui-même avait dû déjà prendre plusieurs fois quotidiennement – pour se rendre aux toilettes.
INTÉRIEUR, FIN D’APRÈS-MIDI – SALLE D’AUTOPSIE DU MGH
Autour du grand bol
3 décembre 2008
15 h 45. Larguées, les amarres. Le cerveau de H.M. étant maintenant complètement décalotté, le Dr Frosch réussit assez facilement, par de légers mouvements, à le déloger de sa base. Puis, d’une main, il le soulève de quelques centimètres, et, de l’autre, avec le minuscule ciseau chirurgical, tout doucement, il tranche les nerfs optiques afin que les yeux soient tout à fait débranchés de l’organe-maître; il fera de même avec les artères carotides, émancipant ainsi pour la première fois le noble organe de l’apport sanguin qui lui avait été nécessaire depuis son premier souffle ex-utero.
La photographe immortalise les moments précis où les lames du ciseau sectionnent les dernières amarres qui liaient le cerveau de H.M. au reste de son corps, ce corps qu’il aura dirigé et animé sans relâche, malgré des obstacles inqualifiables, durant un peu plus de 32 000 jours.
Ne reste plus au neuropathologiste qu’à poser délicatement le cerveau dans un bol déjà à moitié rempli de formaline – qui sera remplacée dans quelques heures par une solution de conservation plus pérenne.
Le cerveau de H.M. flotte maintenant au centre du bol.
L’équipe médicale rejoint à présent Suzanne Corkin et Jacopo Annese dans le vestibule vitré et aseptisé attenant à la salle d’autopsie. Par un guichet pratiqué dans le mur séparateur, il sera possible de faire pivoter le bol et son précieux chargement du côté de l’équipe réunie, tout en lui conservant une bulle protectrice.
Les regards lourds et prégnants de ces témoins immédiats plongent tous en même temps sur le cerveau de H.M.; on les dirait presque haptiques, tellement ils sont intenses. Il y a, dans le silence de l’observation, quelque chose du recueillement qui sied aux moments marquants de l’Histoire.
Un employé du MGH passant par là et voyant l’attroupement médical pourrait se méprendre et ne voir ici qu’un simple don d’organe ou encore une énième leçon d’anatomie. Il ne soupçonnerait en aucune façon le long, très long chemin parcouru par ce cerveau avant d’en arriver là. Difficile aussi d’imaginer qu’un jour la vie de l’être à qui il a appartenu puisse avoir été si abruptement dérivée vers une sorte de néant fondé sur des vides cicatrisés impossibles à qualifier : plein de sens nouveaux, si on l’objective du côté de la Science; insensés, si on se place du côté du patient qu’on tentait alors de soigner, mais qu’on a meurtri à jamais.
« Je [ne] me souviens ». H.M. aura été un patient hors norme parce qu’il aura poussé sa collaboration sur une telle longueur de temps qu’il donna un sens inouï au concept de la recherche longitudinale. Hors norme, il l’aura été aussi parce qu’il représenta en lui-même la combinaison parfaite d’une intelligence intacte avec une amnésie pure, facilitant d’autant les interactions avec les chercheur-se-s. C’est d’ailleurs ce qui l’aura rendu si attractif auprès du gotha international de la recherche neuroscientifique sur la mémoire, pendant un demi-siècle.
On se doute bien que la science, consciente de la signification de ce grand patient devant l’Histoire, n’allait pas l’abandonner complètement… Que même après l’autopsie, d’autres études allaient se poursuivre, à preuve la présence de Jacopo Annese.
C’est lui qui le 2 décembre 2009, un an presque jour pour jour suivant cette autopsie, au cœur de son « Brain Observatory » de l’Université de la Californie à San Diego, allait découper ce cerveau en tranches, du lobe frontal à l’occipital : 2401 lamelles de tissus cérébraux de 70 microns d’épaisseur, couchées chacune sur une plaque de verre (15 cm X 15 cm), pour une numérisation ultérieure et une dissémination planétaire, à toutes les échelles et en 3D.
Qu’allait donc représenter, pour les neurologues du futur, cette masse d’images médicales et de données cliniques rassemblées autour de H.M.? Sans doute un moment clé de l’Histoire de la neurologie, celui très précisément où les processus mémoriels se révélèrent pour la première fois dans leurs aspects proprement biologiques.
Si longtemps pourtant, la mémoire n’avait été appréhendée, faute de mieux, que comme une faculté « diffuse ».
Puis, comme souvent dans l’histoire de la médecine s’était produit l’accident aux conséquences protéiformes…
Épilogue. Le neurochirurgien William Scoville, né en 1908, pratiqua encore pendant quelques décennies, et publia d’autres études concernant H.M. Il est mort en 1984.
Suzanne Corkin, son ange gardien, née en 1937, dont on sait maintenant assez bien qu’elle accompagna H.M. jusqu’à la fin, et publia quelques années plus tard son maître livre, est décédée en 2016.
Reste, de cette longue histoire, un seul témoin direct – « une » plutôt – née le 15 juillet 1918. Celle par qui la mémoire a cessé d’être un objet flottant non localisé au milieu d’un bol.
Chercheuse à la proue de toute cette avancée, Brenda Langford Milner est toujours là. Elle a célébré ses 102 ans et 11 mois le mardi 15 juin 2021.
Note de l’auteur. Aussi pertinents pense-t-on être, chercheur-se-s ou journalistes, on ne l’est jamais plus que ses sources - et leur qualité. C’est pourquoi je tiens à reconnaitre ici 1000 fois plutôt qu’une, ce que tout ce texte, en ses trois parties, doit à l’ouvrage maître de Suzanne Corkin consacré à l’odyssée de H.M. : Permanent Present Tense, Basic Books, 2013.
- 1« Les résultats que nous rapportons ici ont permis d’attribuer une importance toute spéciale à la partie antérieure de l’hippocampe et au gyrus hippocampique dans le processus de rétention des sensations nouvelles qui s’ajoutent à chaque instant à notre existence. » [Traduction de l’auteur]
- 2À cortex cérébral, le dictionnaire de l’Académie française de médecine y va de cette définition : « zone continue de substance grise de trois à quatre millimètres d’épaisseur qui occupe toute la surface des circonvolutions cérébrales. » Le Larousse précise : « Cette mince couche, qui contient les corps cellulaires des neurones, est responsable des fonctions les plus élevées du cerveau. »
- 3« Dans un hippocampe qui fonctionne normalement, le cortex entorhinal reçoit les informations provenant de plusieurs types de cortex (secondaires et tertiaires) dits associatifs [https://fr.wikipedia.org/wiki/Cortex_associatif], ainsi que des régions corticales multimodales (cortex préfrontal, cortex associatif temporal supérieur), et agit comme le lieu ultime de réception avant que ces afférences sensorielles extrinsèques convergent à l’intérieur du corps hippocampiques. » [Traduction de l’auteur. Voir au besoin l’hyperlien ci-dessus pour un supplément de vulgarisation scientifique]
- Luc Dupont
Journaliste scientifique et UQAM
Colauréat de la Bourse Fernand Seguin (1983), récipiendaire du prix Molson de journalisme (1991), Luc Dupont poursuit depuis 1985 une carrière en journalisme scientifique, avec une spécialisation de plus en plus accrue du côté de la médecine. À ce titre, il réalise actuellement, de concert avec le Pr Denis Goulet, une Histoire de la recherche biomédicale au Québec. Il compte terminer, d'ici à 2020, une maîtrise en Science, Technologie et Société à l'Université du Québec à Montréal.
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