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Mathieu Gagnon , Université Laval, Caroline Desbiens, Université Laval

Les nouveaux mondes bousculent nos habitudes et il est parfois plus facile de se réfugier dans un imaginaire glorieux que d’assumer le patient travail de l’évolution, mais la vérité, même complexe, finit toujours par triompher sur les mensonges des simplets. Ceux-ci peuvent résister un temps, mais plus le mur du mensonge sera haut, plus la marée de la vérité s’abattra sur lui avec brutalité. De quoi décoiffer les toupets d’acier.

Le dossier Habiter a été réalisé en collaboration avec Mathieu Gagnon, coordonnateur de la revue Milieu(x), et Caroline Desbiens, rédactrice en chef des Cahiers de géographie du Québec. Le présent texte a été écrit par Mathieu Gagnon.

Éditorial 3

Habiter le monde ne paraît plus être une simple affaire. L’expérience locale est médiatisée par un rapport presque constant au global ou au distant, par le biais de la multiplication à la fois massive et raffinée des outils de télécommunications. On ne s’oriente plus à la boussole. Téléphone, Internet, télévision, satellite, câble, onde, toile : la Terre a gagné une nouvelle dimension, une noosphère numérique qui devient une extension de notre perception et de notre mémoire. L’épaisseur de cette médiation résulte d’une récente complexité comme elle en déploie une nouvelle à ordonner (Mélancolie des temps nouveaux, Steve Plante), mais elle peut aussi être un écran obscurcissant l’expérience vécue in situ. La multiplication du mensonge en ligne participe de cet obscurcissement ; pourtant, l’expérience médiatisée dans la recherche d’une vérité peut aussi mener à de nouveaux paysages (Habiter la mine, de l’expérience in visu à l’expérience in situ, Michelle Bélanger), de nouvelles perceptions et de nouvelles mémoires : à un Nouveau Monde. Ah, mais il n’y a pas de vérité! rétorqueront les sophistes. Ainsi se dispensent-ils de simplement vérifier la justesse de leurs affirmations et laissent-ils libre cours à leur fureur sentimentale. Les nouveaux mondes bousculent nos habitudes et il est parfois plus facile de se réfugier dans un imaginaire glorieux que d’assumer le patient travail de l’évolution, mais la vérité, même complexe, finit toujours par triompher sur les mensonges des simplets. Ceux-ci peuvent résister un temps, mais plus le mur du mensonge sera haut, plus la marée de la vérité s’abattra sur lui avec brutalité. De quoi décoiffer les toupets d’acier.

Habiter le monde ne paraît plus être une simple affaire. Nous cherchons tant bien que mal à penser nos décisions quotidiennes en fonction de leurs conséquences globales sur l’environnement à l’échelle planétaire. Il ne s’agit plus simplement que de penser les limites naturelles de l’orgie matérialiste que l’on nomme développement économique, mais de penser la santé elle-même en termes d’équilibre entre l’humain et l’environnement plutôt qu’en termes d’amélioration des performances physiques ou mentales des individus (Habiter le monde au-delà de soi : De la santé améliorative à la santé écologique, Marie-Hélène Parizeau). Penser un humain qui est une créature de la Terre, qui appartient à celle-ci plutôt qu’elle ne lui appartient (La relation des femmes autochtones au territoire, Suzy Basile), ou au moins penser une appartenance mutuelle (La nature nous habite : entretien avec Charles-Mathieu Brunelle).

Le nouveau rapport des humains à la Terre a un impact si fort sur elle que plusieurs en font la qualification d’une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène, nouvelle ère à aborder en s’appuyant sur ce qui, dans l’ancienne, a de la valeur pour l’avenir (L’Anthropocène : Peut-on habiter la Terre autrement?, Catherine Larrère). On essaie de tout repenser sans jeter le bébé avec l’eau du bain : il nous faut assumer notre position d’ingénieur de la nature, mais dans un esprit renouvelé de collaboration (La permaculture ou comment coconstruire avec la nature : Entretien avec Stefan Sobkowiak); il nous faut assumer l’urbanité de l’humanité tout en repensant l’habitation de la ville (L’aménagement durable de la ville, Étienne Berthold); il nous faut faire du neuf avec du vieux et paradoxalement, c’est l’esprit de l’innovation incessante qui commence à sentir les boules-à-mites.

Il nous faut faire du neuf avec du vieux et paradoxalement, c’est l’esprit de l’innovation incessante qui commence à sentir les boules-à-mites.

Habiter le monde ne paraît plus être une simple affaire. L’habitant voit sa terre sans cesse ramenée à l’échelle de la planète Terre et de sa multiplicité humaine. L’urbain se sent envahi par les touristes qui lui volent ses plus beaux quartiers, alors que les objets de son attachement au patrimoine deviennent les étapes ponctuelles du parcours béat et éphémère de riches étrangers (Habiter le patrimoine urbain sous le regard d’autrui : leçon goethéenne, Guy Mercier). La peur de l’étranger semble en hausse, alors que des déracinés cherchent refuge comme certains européens l’ont fait en abordant l’Amérique au 17e siècle et en colonisant notamment le Québec. On ne peut pas s’attendre à ce que chacun reste chez soi éternellement dans la grande manufacture globalisée. Il y a d’ailleurs quelque chose d’effroyablement ironique dans une Amérique blanche qui se sent envahie, ironie que les peuples autochtones ne connaissent que trop bien (Territoire ancestral des Premières Nations : Évolution de la cohabitation, Alexandre Leboeuf Paul). L’Amérique a d’abord été pensée en fonction de l’élimination de ses premiers habitants, comme si habiter devait signifier d’être le propriétaire exclusif d’un territoire. Cette époque doit être révolue. Notre expérience du monde est sans cesse médiatisée par celle des autres, dans une relative hospitalité ou hostilité : habiter ne peut que signifier cohabiter.

Notre expérience du monde est sans cesse médiatisée par celle des autres, dans une relative hospitalité ou hostilité : habiter ne peut que signifier cohabiter.


  • Mathieu Gagnon
    Université Laval

    Mathieu Gagnon est un philosophe de terrain. Si sa démarche philosophique se nourrit du savoir académique, elle est également nourrie par un retour aux sources de la philosophie que sont le dialogue (Platon) et l’enquête de terrain (Aristote). Doctorant en philosophie à l’Université Laval, il est coordonnateur de la revue Milieu(x) et chroniqueur à l’émission Québec Réveille ! (CKIA). Père d’une famille de trois enfants, il est également agent de recherche à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics. Son mémoire de maîtrise s’intitule Enquête morale sur le mépris envers les Premières Nations et sa thèse en cours porte sur le concept de culture chez Hegel et Dewey.

    • La revue Milieu(x) est une collection d’ouvrages de philosophie de terrain constituant des hybrides entre le long périodique et le court livre. Au fil de ses numéros, on y découvre une philosophie axée sur l’éthique environnementale, la pensée sociale et politique et les transformations culturelles. Appuyée sur de magnifiques contributions visuelles, littéraires et poétiques, la revue Milieu(x) se pense elle-même, depuis ses débuts, comme un guide exploratoire pour l’habitant du 21e siècle.
  • Caroline Desbiens
    Université Laval

    Caroline Desbiens est professeure titulaire au département de géographie de l’Université Laval. Ses recherches portent sur les savoirs autochtones, les relations inter-culturelles et la mise en valeur des patrimoines territoriaux. Son livre Power from the North : territory, identity and the culture of hydroelectricity in Quebec (UBC Press 2013) est paru en français aux Presses de l’Université Laval en 2015, et il a été finaliste pour le Prix des Sciences sociales du Canada. Parmi ses projets en cours, Madame Desbiens collabore avec les Innus du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord pour documenter les sites culturels impactés par la construction de barrages. Elle s’intéresse aussi à la toponymie et à la question de la visibilité des Autochtones dans le paysage Québécois, incluant les milieux urbains. Elle est nouvellement titulaire la Chaire de recherche du Canada en Patrimoine et tourisme autochtones. Elle est aussi la rédactrice en chef des Cahiers de géographie du Québec.

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