Selon le chercheur, la narration au "tu" et au "vous" permet d’aborder des tabous difficiles à exprimer par les types de narration traditionnels.
[Colloque 304 : Quand « je » t’interpelle : enjeux de l’écriture au « tu/vous »]
« Tu préférerais t’inventer... Au début ce ne serait pas terrible, mais tout finirait par s’arranger. Dans un baiser, comme au ciné. Il t’offrirait sa bouche, ses lèvres minces, et tout reprendrait goût ».
Ainsi débute Tu, le roman de Sandrine Soimaud, un bel exemple d’un type de narration qui va se développer véritablement au tournant des années 2000. Ici, la femme, enfermée dans une clinique psychiatrique, n’est plus désignée par le traditionnel je ou il/elle, mais par un tu témoignant d’un trouble, qui vient secouer les perceptions du lecteur. « Le recours à ce mode d’énonciation, encore inédit il y a peu de temps, bouscule les lecteurs, mais surtout les assises théoriques de la narratologie traditionnelle », souligne d’entrée de jeu Daniel Seixas Oliveira, assistant diplômé et doctorant en lettres à l’Université de Lausanne (Suisse).
Et « tu » étais en train de lire cet article quand…Ce mode de narration soulève plusieurs paradoxes, dont celui de raconter à quelqu’un sa propre histoire. « Mais c’est surtout an niveau de la réception des œuvres que le paradoxe est le plus important : on ne peut ignorer le rôle central du lecteur face à des textes qui programment indubitablement sa participation, le recours à la deuxième personne l’inscrivant dans le texte, plus que tout autre régime narratif », de dire le chercheur. Ce tu, est-ce moi? se demande le lecteur interloqué.
Le chercheur souligne par ailleurs la richesse de la mise à distance qui en émerge. De fait, avec le Tu préférais t’inventer... , on sent bien cette distance, cette position du narrateur qui observe, tout en étant à proximité. « Le lecteur est pris dans un mouvement d’identification-distanciation », précise Daniel Seixas Oliveira, particulièrement intéressé par le rapport au vraisemblable dans la narration au tu.
« Je » poursuis ma lecture avec intérêtDans une narration au je, le lecteur plonge directement dans les pensées d’un individu et accède à l’intégralité des réflexions qu’il veut bien communiquer. Ainsi, si l'on débute par un Je préférais m’inventer... un tout autre univers s’annonce. La narration à la troisième personne permet aussi d’avoir accès aux pensées du protagoniste, en plus d’offrir le regard « Dieu », le point de vue omniscient. Or, dans la narration à la deuxième personne, une frontière ambiguë s’installe; impossible d’accéder directement à la réflexion du personnage sans passer par le filtre du je suggéré. Elle évoque donc par défaut une interprétation, une distance avec le Sujet.
« Tu » étais tout pour nousSelon le chercheur, la narration au tu/vous permet d’aborder des tabous difficiles à exprimer par les types de narration traditionnels. Un prototype de cette utilisation est celui du renouement avec les morts; elle offre un support langagier à la difficulté de s’adresser au défunt, un tu me manques terriblement nous semble tout naturel en la circonstance.
On l’utilise également pour aborder divers sujets controversés ou délicats tels que l’homosexualité, la maladie, etc. Elle permet un nouvel angle d’approche pour des thématiques « qui renvoient toutes à la difficulté du dire, à un tabou que l'énonciation en tu|vous permettrait en quelque sorte de "neutraliser" », de dire le chercheur. Sans chercher à rendre la réalité comme le font généralement les narrations omniscientes, la narration au tu permets d’illustrer et matérialiser la distance de la mort, par exemple, dans la forme même de la narration. Une façon de ne plus dire le vraisemblable, mais de le faire littéralement sentir.
Finalement, Daniel Seixas Oliveira expose une dernière potentialité du mode en question : « La narration à la deuxième personne a été employée par certains autobiographes, qui y voient une solution par défaut, entre je et il – le tu renvoyant alors à l'être qu'ils ont été ».
Cher lecteur, je te mets au défi maintenant de parler de toi au tu pendant les 12 prochaines heures. Tu seras probablement un peu bousculé…
- Anne-Marie Duquette
JournalistePrésentation de l’auteureAprès une technique en travail social au Cégep de Sherbrooke, plusieurs contrats en intervention sociale au Québec et à l’étranger, Anne-Marie Duquette poursuit ses études en littérature à l’Université du Québec à Rimouski. Conjuguer écrire et être en société, voilà son défi. Elle écrit pour plusieurs journaux locaux tels que le journal indépendant Le mouton Noir, la revue culturelle Le Girafe, le journal étudiant Le Soufflet et bon nombre de revues littéraires. Elle est également l’auteure d’un roman jeunesse intitulé Contre-temps, paru en 2009 aux éditions G.G.C.
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